La Bagatelle: LXXXII. Bagatelle
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Niveau 1
LXXXII. Bagatelle
Du Jeudi 16. Février 1719
Metatextualité
Lettre d’un Auteur au
Public éclairé, laquelle servirá de Preface à un Ouvrage qui
doit bientôt voir le jour.
Metatextualité
Lettre d’un Auteur au
Public éclairé, laquelle servirá de Preface à un Ouvrage qui
doit bientôt voir le jour.
Niveau 2
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
« Fatigué de mille plaintes
qu’on fait tous les jours, des mauvaises Productions
dont j’ai eu malheur d’inonder le Public, j’ai pris
enfin le parti de composer l’Ouvrage que je vous donne à
présent, pour vous faire sentir que les talens
nécessaires pour être bon Auteur ne me manquent point ;
& que si jusqu’ici je n’ai rien fait qui vaille,
j’ai eu de fortes raisons pour cela. Ces
raisons sont effectivement si fortes & si
pressantes, que si le Public éclairé veut bien entendre
ma justification d’un esprit rassis & d’une ame
équitable, je ne doute point qu’il ne m’absolve à pur
& à plein.
A la
grande habilité près, le cas de ce Peintre est
précisément le mien. A peine ma mauvaise destinée m’eut
elle engagé dans la misérable Classe des Auteurs, qu’une
folle vanité me porta à vouloir me distinguer parmi mes
Confréres. J’entrepris un Livre pour quatre florins la
feuille, & je crus qu’en le faisant bon, j’aurois le
bonheur de me rendre nécessaire aux Libraires, nos
Seigneurs & Maîtres. Je ne doutois pas qu’ils ne me
fissent gagner tout ce que je voudrois, quand ma
réputation seroit une fois établie. Je tournois, je
retournoit <sic> mes périodes ; je ne me faisois
grace sur aucune expression qui ne fût marquée du sçeau
de l’Académie ; quelquefois je consultois dix Auteurs
pour être bien instruit d’un fait ; enfin, après avoir
travaillé comme un Forçat pendant huit jours, je fus
porter ma Feuille aux piés de mon Juge, duquel je
croyois recevoir peu d’argent en effet, mais beaucoup de
louanges. Mais quelle fut ma surprife, quand je le vis
parcourir mes pages d’un œil sévére, faire de tems en
tems quelque grimace méprisante, & condamner lès
endroits qui m’avoient charmé en les composant ! Ce
n’est pas tout : je m’apperçus que ma lenteur lui
donnoit fort mauvaise opinion de ma capacité &
j’étois disgracié à coup sûr, si je ne
m’étois pas avisé de lui dire, que cette Feuille n’etoit
que l’ouvrage de deux jours, & que j’avois employé
le reste de la semaine à préparer mes matériaux. Sachant
alors ce dont il s’agissoit, je me mis à écrire à bride
abattue ; mes Ecrits tomboient comme pluye dans la
boutique du Libraire, en moins de rien mon Livre fut
achevé ; & comme le titre en étoit d’un goût
favoureux, & qu’il voyoit le jour dans de fort
heureuses circonstances, il fut enlevé en moins de rien.
Me voilà le Favori de mon Maître ; & si j’avois eu
autant de mains, que le Géant Briarée en arma jadis
contre Jupiter, j’aurois pu les employer utilement à la
composition de Livres nouveaux. Depuis ce tems là je ne
me suis point regardé sur le pié d’Auteur, mais comme un
Clerc, qui dans l’Etude d’un Procureur achéve tant de
rolles par jour, & gagne tant. Il ne s’agit donc pas
de critiquer ce que je fais. Hélas ! qui en sait mieux
le foible que moi ! C’est à ceux qui m’employent à
répondre de mes fautes. Je ne sai s’ils auront beaucoup
de peine à les avouër. Ils disent tous que mes Livres
sont bons, & personne n’ignore ce que cela signifie
dans leur stile. Graces à leurs sages conseils, & à
mon application, je me trouve à l’heure qu’il est, si bien dressé à la composition d’un
mauvais Livre, de quelque nature qu’il puisse être, que
lorsque j’ai un Titre, je compte l’ouvrage à moitié
fait. J’ai, pour ainsi dire, des recettes pour toutes
les différentes espéces de Productions propres à être
rapidement débitées ; je sai au juste la doze des
ingrédiens qui doivent entrer dans une Histoire, dans un
Roman, dans un Recueil de petites Historiettes, &c.
Si aujourd’hui on recevoit la nouvelle de la mort du
Grand Mogol, je suis en état de vous en promettre
l’Histoire in folio dans deux mois de tems. Mais où
trouverez-vous des Mémoires, direz-vous ? J’en ai bien
affaire vraiment. Il suffiroit de huit ou dix jours,
pour consulter ce que les Voyageurs nous ont débité de
ce Prince, de son Caractère, de ses Actions, des Grands
de sa Cour, de son Fils, & de ses Femmes. Avec ce
seul secours, j’exciterois, dans les Indes des Guerres
merveilleuses, j’armerois des millions de Combattans, je
donnerois des Batailles qui feroient trembler les bords
du Gange, qui forceroient ce Fleuve à rouler des flots
de sang vers la mer ; & qui couteroient la vie à
mille Eléphans, & à trois ou quatre cens mille
Hommes. Si j’ajoutois à des Descriptions si magnifiques
les intrigues du Serrail, les ruses des Sultanes &
des Eunuques favoris, pour se supplanter mutuellement
dans l’esprit du Maître, croyezvous de
bonne foi que ce Livre seroit un Garde-boutique ? Il
seroit indubitablement dévoré du Public curieux, &
l’on en seroit à la cinquiéme Edition, avant qu’un
Auteur affamé de gloire, ou ignorant dans l’art de
travailler pour du pain, eût disposé ses matériaux. Si
l’on me dit, comme à Moron, personnage d’une Comédie de
Moliere, » Je répondrai comme
lui,
« A l’heure qu’il est, que je me suis mis un peu au
large par mon travail assidu, je ne demande pas mieux
qu’à changer de conduite. Non seulement je le fais voir
par le présent Ouvrage, mais je veux bien proposer
encore à une vingtaine de Beaux-Esprits de ce Pays, des
moins talonnés par la disette, une Ligue défensive
contre nos Tirans, je ne l’appelle pas offensive, parce
que le but n’en seroit que de nous procurer du bien,
sans leur faire aucune injustice. Nous n’avons qu’à
prendre une ferme résolution de travailler à loisir, de
quoi faire payer largement, & de ne jamais
entreprendre un Ouvrage, qu’un de nos Alliés aura refusé
de faire pour un certain prix. Pourvu que
nous tenions bon là-dessus, & qu’il n’y ait point de
Faux frére & de Gâte-métier parmi nous, ceux qui
nous ont regardés comme leurs Esclaves, commenceront à
nous respecter comme leurs Péres nouriciers ; nous
aurons le moyen de contenter en même tems notre faim
& notre amour pour la gloire. Les Libraires y
profiteront aussi ; du moins ils regagneront du côté de
la Morale, ce qui pourra être retrançhé de leur gain
excessif par rapport à la Richesse. Ils deviendront
honnêtes, polis, & ils auront quelques égaras pour
les Honnêtes-Gens qui les font vivre. Notre Ligue sera
surtout avantageuse au Public, qui ne sera plus la Dupe
d’un Titre flatteur & spécieux, & qui parmi
vingt Livres nouveaux, ne courra plus risque d’en
trouver dix-huit d’absolument mauvais.
Metatextualité
Que
diroit-on, je vous prie, de la conduite d’un homme
tel que je vai vous le caractériser ?
Hétéroportrait
C’est un Peintre. Il
posséde à fond l’exactitude & la hardiesse du
Dessein, son coloris est vif & naturel ; il a
l’art de disposer ses sujets, & d’en varier
merveilleusement les attitudes. Par malheur, cet
Habile Homme se trouve dans un Pays où tout le monde
veut avoir ses murailles tapissées de Tableaux, sans
avoir du goût pour les Piéces exquises, & par
conséquent sans avoir envie de les bien payer. Cet
Habile Homme est gueux comme un Peintre. Que
fera-t-il ? Poussé d’une noble ambition,
travaillera-t-il pour la Postérité ? En mourant de
faim actuellement & de fait, nourrira-t-il son
imagination de l’idée flateuse du prix considérable
qu’on donnera de ses Ouvrages après sa mort ? S’il
agissoit ainsi, ne diriez-vous pas que c’est un
habile Peintre, mais un sot homme ? Ne lui
conseilleriez-vous pas de préférer du pain, du vin
& des habits à quelque réputation ? Ne le
porteriez-vous pas vous-même à meubler tout un Pays de Tableaux à la douzaine, &
de vivre à son aise de la rapidité de son Pinceau,
& de l’ignorance de ses Chalands ?
Citation/Devise
Ce trait,
Moron, n’est pas généreux,
Citation/Devise
J’y consens : Il
n’est pas généreux, mais il est de bon-sens.