Référence bibliographique: Justus Van Effen (Éd.): "LXXX. Bagatelle", dans: La Bagatelle, Vol.2\029 (1745), pp. 189-195, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2226 [consulté le: ].


Niveau 1►

LXXX. Bagatelle

Du Jeudi 9. Février 1719.

Niveau 2► Depuis un certain tems les Feuilles Volantes sont extrêmement à la mode parmi les Auteurs de ce Pays, tant François que Hollandois. Il y a dequoi s’en étonner. Le Public n’y mord guéres, & si un pauvre Ecrivain devoit vivre de ce trafic de Bel-Esprit, il courroit grand risque de mourir de faim. Ce n’est pas que parmi ces petits Papiers, il n’y en ait eu quelques-uns de généralement applaudis, de tous ceux qui passoient pour Juges compétens de ces sortes de Matiéres ; ils ont été pourtant mal vendus, & la décision des Connoisseurs n’a pas [190] entraîné le goût du Public, comme il arrive d’ordinaire. Ce qui peut y avoir contribué, c’est qu’ils n’étoient pas écrits dans la Langue du Pays, & que par conséquent ils ne pouvoient se débiter que parmi des gens qui avoient eu une certaine éducation. Ce n’est pas là cependant la seule raison de cette mauvaise réussite.

On a vu une Piéce Hollandoise de la même nature, n’avoit pas un meilleur succès. Elle étoit intitulée l’Homme Démasqué ; le stile en étoit bon quoiqu’un peu empesé, les matiéres instructives, & quelquefois assez agréables ; & quoiqu’on y découvrit plutôt de la justesse d’esprit, qu’une certaine supériorité de génie, l’Ouvrage devoit passer pour fort bon, & la lecture en pouvoit faire plaisir aux personnes même d’un goût distingué. Cependant, je ne crois pas que dans toutes nos Provinces il s’en débitât quatre cent par semaine.

Le sort du Spectateur a été tout autre en Angleterre. Il paroissoit tous les jours, & chaque fois on en débitoit jusqu’a seize mille. Quand les Dames du premier rang prenoient leur Thé le matin, le Spectateur étoit le déjeuné de leur esprit. Les prémiéres Têtes de l’Etat déroboient à leurs occupations importantes le loisir qu’il falloit pour s’amuser à cette utile lecture, & les moindres Bourgeois se cottisoient pour partager ce plaisir avec la Noblesse & avec les Beaux Esprits.

[191] J’ose assurer le Public, au nom de tous mes Collègues, les petits Auteurs hebdomadaires de ce Pays, que nous n’avons pas un assez sot orgueil, pour croire nos Productions à peu près du même poids que la Piéce Angloise dont je viens de parler. Cependant nous ne nous méprisons pas assez, pour convenir qu’il y ait une juste proportion entre le différent degré de mérite de nos Ouvrages & du Spectateur, & entre leurs différens succès. Nous aimons mieux supposer que cette derniére différence, qui est si prodigieuse, procéde en partie d’un autre cause, & nous osons bien la trouver dans le caractère de nos Lecteurs.

Je crois que toutes les personnes capables de réflexion, & qui ont eu occasion d’examiner de près les habitans de l‘Angleterre, avoueront sans peine qu’il n’y a point de Peuple au Monde, où le Bon-Sens & l’Imagination se trouvent plus universellement dans les Personnes de tous les ordres. On entend souvant avec surprise, sortir de la bouche d’un Batelier de ce Royaume, des paroles où la Raison & la Vivacité s’accordent avec une harmonie si juste & si naturelle, qu’un Bel Esprit de profession pourroit s’en faire honneur sans se ravaler trop.

Il se trouve peut-être à Londres plusieurs milliers d’Artisans, capables de goûter du moins en partie le Spectateur, & l’on peut juger de là, à quel point il doit être à la portée des [192] Honnêtes-gens & des Gens de qualité, dont la plupart ont fort bien étudié dans leur jeunesse. Ajoutons que les talens naturels de ce Peuple, sont accompagnés d’un noble amour pour les productions d’Esprit, & d’une grande vénération pour les Gens de Lettres, qui n’y sont presque jamais malheureux, si ce n’est par leur faute.

Je ne dis pas que le Bon-Sens soit fort rare parmi mes Compatriotes, j’aurois tort assurément ; puisque les Etrangers même, qui supposent avec témérité que le brillant de l’imagination est incompatible avec les brouillards de nos marais, nous rendent pourtant justice sur la solidité de notre jugement ; mais la constitution de notre Pays, nous oblige à ne tourner nos lumiéres que du côté du Négoce & de la Politique ; & nous n’avons guéres le tems de nous former quelques idées de cette délicatesse d’esprit, de ces tours gracieux, qui sont le charme d’une imagination oisive.

D’ailleurs, nos occupations ordinaires nous jettent dans un sérieux trop épais, pour céder à ce qui est simplement agréable, badin, enjoué ; il faut que la douze soit plus forte. Nous avons besoin, pour nous égayer, du burlesque & du bouson ; & peut-être bien qu’un Auteur qui auroit la bonté d’avilir son stile jusqu’à ce point, pourroit gagner ici dequoi ne pas mourir de faim, s’il avoit à faire à un Libraire honnête-homme. Je sai encore un au-[193]tre petite source du peu de débit d’une Feuille Volante un peu bien tournée : c’est un certain esprit d’épargne fort louable, & auquel notre République doit toute sa grandeur. Il est vrai que nous avons trouvé bon d’y renoncer peu à peu, en faveur de tout ce qui regarde les plaisirs du corps ; mais nous nous y attachons fort & ferme par raport aux divertissemens de l’esprit. Comme nos aieux trouvoient la baze de leurs richesses dans un petit nombre de sols, qu’ils mettoient à l’écart chaque semaine, nous conservons encore cette même méthode, pour ne nous pas ruïner en achetant de l’esprit. Deux sols par femaine, sont précifément deux écus par an ; & ces deux écus suffisent pour nous divertir deux fois, au hazard de nous exposer deux fois à payer une vingtaine de pistoles à quelque honnête Redresseur des tors de l’Amour. Mais qu’importe ! Cette derniére affaire n’est pas dans le cas de notre Sobriété moderne.

Sans cette Sobriété, je serois fort porté à croire qu’une Feuille Volante toute nouvelle pourroit faire fortune, c’est le Courier Politique & Galant. Si jamais un Ouvrage d’Esprit a été propre à réunir tous les goûts, c’est celui-là. Il ne nous tarabuste pas l’Esprit d’Ironies, de Raisonnemens de Morale, & d’autres choses abstraites. Il nous donne des Nouvelles, des Vers, de petits Contes ; il parle de [194] la Constitution ; & quand tout cela seroit souverainement mal tourné, ce devroit être le vrai gibier du Peuple. Heureusement pour l’Auteur, il est difficile de manier tous ces petits sujets plus agréablement ; & en donnant un plaisir grossier au Peuple, sa petite Piéce peut procurer encore un divertissement délicat aux Gens de bon goût, & même aux Savans qui n’ont pas rompu tout commerce avec la Société. Le stile en est aifé, coulant, rien de recherché, ni rien de bas. La Versification naturelle, les Pensées plutôt neuves & délicates que brillantes ; le tout ménagé avec cette variété qui peut rendre ces sortes d’Ouvrages amusans, & souvent relevé par de petits Morceaux, qui sous un dehors fort simple, cachent des choses instructives, & qui ne sauroient partir d’un génie commun.

Si l’on vouloit juger du succès de ce petit Papier, par sa relation naturelle avec le goût de tous les Hommes, le débit en devroit être prodigieux, & il s’en vendroit du moins trois ou quatre mille dans le lieu de sa naissance, où il se trouve du moins huit ou neuf mille personnes en état de la comprendre, & peut-être d’y trouver quelque agrément. Par malteur le pauvre Ouvrage se trouve arrêté dans sa course, par notre aimable esprit d’épargne le est trop cher, tout le monde s’en plaint ; c’est un vrai brigandage, de demander jusqu’à un sol pour un quart de Feuille.

[195] On a raison dans le fond ; mais ce qui surprend certaines personnes, c’est que la Quintessence se vend un sol, sans qu’on y trouve à redire. Dans mon petit particulier je ne m’en étonne pas. La Quintessence à l’air d’une demi feuille, & quoique du côté du dos ce soit un traité en blanc, elle a plus d’une demi-aune de longueur ; par conséquent le Courier n’a qu’à mettre pavillon bas devant elle, & chercher fortune dans les Pays étrangers, où il sera mieux payé de ses peines selon toutes les apparences. Je crois que l’Auteur travaille pour la belle gloire, & qu’il se contente d’être lu par les Beaux-Esprits : mais s’il a des vues intéressées, il fera bien de se mettre à un liard, comme les Derniéres paroles des futurs Pendus, & comme la Gazette rimée d’Amsterdam. Il est probable qu’il pourra gagner alors cinquante sols par semaine, ce qui est bien assez pour l’entretien d’un Auteur. ◀Niveau 2 ◀Niveau 1