Référence bibliographique: Justus Van Effen (Éd.): "LXXI. Bagatelle", dans: La Bagatelle, Vol.2\020 (1745), pp. 131-137, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2217 [consulté le: ].


Niveau 1►

LXXI. Bagatelle

Du Lundi 9. Janvier 1719.

Niveau 2► Un certain Vieillard, raillé par un homme d’esprit sur un Dogme de sa Religion, se mit dans une serieuse colère, ressource des Ignorans. Un de ses Amis ayant fait tous ses efforts pour l’appaiser le bon homme se calma à la fin, & dit d’un petit air de réflexion, qu’effectivement il avoit eu tort de s’emporter : Dialogue► Monsieur ne fait que badiner, & d’ailleurs il ne faut pas disputer des goûts. ◀Dialogue Ce lieu commun étoit aussi mal placé qu’il se puisse ; & il y a mille autres occasions où l’on ne s’en sert pas plus seulement. On ne sait pas ce qu’on dit la plupart du tems, quand on parle de Goût, & lorsqu’on l’applique aux matières d’esprit, on se trompe fort, en soutenant que le Goût ne sauroit être un sujet de raisonnement & de dispute.

Il y a deux sortes de Goûts. J’appelle le prémier, un Goût de Comparaison, & l’autre un Goût de Principe. Le prémier est une certaine habitude de juger de certains sujets par les idées du Bon & du Beau, qu’on a empruntées des suffrages de ceux qui passent pour connoisseurs. C’est conformément à ce [132] Goût qu’un homme qui fait les applaudissemens que les Gens éclairés donnent aux Contes de la Fontaine, qui les a lus avec attention, qui est au fait du tour d’esprit & de l’expression qui régne dans ces Piéces, ne goûte aucun autre Conte, qu’à proportion qu’il y trouve l’imitation de cet excellent Original. Ce Conte sera, si l’on veut, exprimé d’une maniére aisée & naïve ; l’Auteur y aura ramassé ce choix précis de circonstances capables de mettre un fait ou un bon-mot dans tout son jour ; il aura relevé de tems en tems sa narration par de petites réflexions fines, spirituelles, & bien placées. Ce Conte pourtant n’approche pas de cent piques de ceux de La Fontaine ; le stile est trop François, on n’y découvre pas une agréable teinture des phrases Marotiques & Gauloises.

Ce même Goût, est encore celui d’un Acteur qui a entendu déclamer Baron, & qui a vu chez lui cet illustre, l’admiration & les délices de toute la France, bien prononcer un rolle, accompagner sa déclamation d’une action convenable ; ce n’est pas autre chose, qu’imiter Baron avec toute l’exactitude possible. Il copie les défauts de son modéle comme ses bonnes qualités, & dans cette imitation servile, il trouve toutes les régles de son Art.

Un tel Copiste est intéressé à soutenir qu’on ne peut pas disputer des Goûts, & il le sou-[133]tient avec raison. Qu’on lui demande, pourquoi il doit rester immobile pendant quelques momens en représentant Oreste, & pourquoi ensuite il doit élever sa voix d’une maniére furieuse, il est incapable d’alléguer le moindre principe de son action, il a vu faire la même chose aux plus habiles Comédiens, c’est un Goût. Qu’on interroge une Actrice, pourquoi elle chante jusqu’aux endroits les moins pathétiques de son rolle, que répondra-t-elle ? La fameuse Chammeslé en faisoit de même, & elle a passé pour la meilleure Actrice de son âge. Le Goût pourra changer dans quelque tems d’ici, on s’avisera peut-être un jour de parler sur le Théâtre ; les Acteurs subalternes, se mouleront encore sur ceux qui passeront pour les Modéles les plus achevés, & ils allégueront pour principe de leur conduite, qu’ils suivent le bon Goût. C’est ce Goût de comparaison qui constitue les demi-Beaux-Esprits, les demi Connoisseurs, les demi-Critiques, gens qui brillent parmi les Idiots, & qui aux personnes véritablement habiles, sont plus insupportables, que les Ignorans mêmes. Les premiers sont fiers de leurs prétendues lumiéres, opiniâtres, inaccessibles à la Raison ; au lieu que les autres peuvent être menés à la Vérité, quand on leur établit des principes clairs & évidens, & qu’on les fait descendre de conséquence en conséquence, à des conclusions raisonnables.

Pour le vrai Goût, que j’ai nommé Goût [134] de Principe, ce n’est autre chose que la Raison même, qui, suffisamment exercée sur un certain sujet, saisit par habitude le Vrai, le Beau, le Bon ; approuve, ou condamne, sans avoir besoin de faire dés raisonnemens en forme. Quoique ces sortes de décisions soient aussi subites que les sentimens de plaisir ou de douleur, on peut, lorsqu’elles sont révoquées en doute, en démontrer la justesse, en allant à la source de ses jugemens précipités, sans être téméraires. On peut, & l’on doit disputer sur ces sortes de Goûts.

Il faut remarquer que l’excellence du Goût, consiste dans l’assemblage du Goût de Principe, & du Goût de Comparaison ; & que le dernier est très propre à perfectionner le prémier, & à lui faire faire des progrès considérables. Un homme qui se destine à parler en public, & qui sait combien la voix & le geste peuvent contribuer à faire valoir la bonté des raisonnemens, & la force de l’expression, doit aller fouiller dans les entrailles de la Nature, pour y chercher l’action & les tons qui sont propres pour les passions différentes. Mais il ira lentement dans cette connoissance utile, si à l’étude de la Nature il ne joint pas l’étude des bons Modèles, & s’il ne s’exerce pas à comparer à ses propres découvertes, les endroits qui attirent à un excellent Orateur l’admiration générale du Peuple.

Il en est de même d’un homme qui travaille [135] à se former des idées justes sur le Bel Esprit. S’il s’occupe uniquement à tirer des principes inaltérables de la Raison & des sentimens essentiels du Cœur humain, ce qu’on nomme, en matiére d’Esprit, beau, agréable, sublime, délicat, ses recherches seront abstraites, pénibles, fatigantes : mais il fera des découvertes plus aisées & plus promtes, s’il aide ses réflexions par les exemples, & s’il examine avec attention ce qu’on a trouvé généralement excellent & vicieux dans les Auteurs.

Il n’y a rien, à mon avis, qui caractérise mieux un Esprit facilement attaché au Goût de Comparaison, & éloigné d’un raisonnement attentif sur la nature des choses, que certaines idées concernant ce qu’on appelle bas en matière d’écrire. On a lu, & on a entendu dire par d’habiles gens, qu’il faut éviter avec soin de donner dans le bas, & on n’a jamais réfléchi sur la véritable essence de cette bassesse. On n’a point examiné le but d’un Auteur, ni comment il place ces prétendus endroits vicieux. Ce n’est pas toujours tomber dans le bas, que d’entrée dans le détail de certains faits, de certaines circonstances, qui, par elles-mêmes sont viles, abjectes, particuliéres aux classes les plus méprisables des Hommes. De- là on tire quelquefois des réflexions utiles, solides, inattendues, qui par ce contraste sont plus vives, plus surprenantes, plus propres à faire des impressions.

[136] La bonté du sens annoblit en pareil cas, ce qu’il paroit y avoir de vil dans les termes qui l’enveloppent. J’ose alléguer pour exemple de ce que je viens d’avancer, le petit Corne que j’ai emprunté d’un célèbre Auteur Anglois 1 , & que j’ai versifié du mieux que j’ai pu.

Il est vrai qu’on y voit un Charlatan, une sotte Populace, un Faquin de mauvaise humeur, qui dit des injures à la foule qui le presse & qui lui ôte la respiration. Il n’y a-là rien de noble ; mais par l’heureux effet d’une bizarre justesse d’imagination, rien ne tourne mieux en ridicule la sotte vanité de quelques Auteurs, qui incommodent mille fois plus les honnètes-gens, qu’ils ne sont incommodés eux-mêmes par les petits Esprits dont ils se plaignent avec tant de presomtion.

La critique que la Lettre anonime a faite de la Chanson du Clapperman de Ternate, pourroit bien avoir sa source dans cette même sorte de Goût. J’ai averti que l’Auteur de cette petite Pièce, est un des Poètes François du Pays, dont le génie plaît le plus aux gens éclairés. Cependant la chanson n’est pas belle, il n’y a pas quelque chose de relevé, on n’y voit rien de vif & de brillant, j’en conviens, & l’Auteur en convient aussi : mais il est certain que ce petit Ouvrage seroit sot, s’il étoit plus spirituel : & s’il étoit beau, il ne vaudroit rien-du tout. Ce n’est pas un Orateur qui parle, c’est un Clapperman, [137] & il suffit que ce qu’on lui fait dire soit simple & naïf ; l’agrément de cette Piéce fort de sa nature même ; ce qui l’embellit, c’est le fait sur quoi elle roule ; fait des plus particuliers, mais qui est cité comme très réel dans l’Histoire des Moluques. Le Public a été fort éloigné du sentiment de notre Censeur, & ma reconnoissance m’oblige de dire à l’honneur de l’Auteur du Clapperman de Ternate, qu’il n’y a pas une Bagatelle qui se soit débitée aussi-bien que celle-là, & que peut-être tout l’Ouvrage lui doit l’espéce de vogue & de réputation qu’il a dans plusieurs Pays. ◀Niveau 2 ◀Niveau 1

1Le Dr. Svvift.