Citation: Anonym (Ed.): "XVIII. Discours", in: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.2\018 (1716), pp. 101-106, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1542 [last accessed: ].


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XVIII. Discours

Citation/Motto► Scilicet ut possem curvo dignoscere rectum,
Arque inter sylvas Academi quærere verum.

Hor. L. ii. Ep. ii 44.

Afin que je puße distinguer le Juste d’avec l’Injuste, & chercher, en Academicien, la Verité au milieu des Forêts. ◀Citation/Motto

Level 2► Ma derniere Spéculation me conduisit insensiblement à réfléchir sur l’Immortalité de l’Ame, qui est un Sujet qui me donne toujours beaucoup de plaisir. Occupé hier à rappeller dans mon Esprit les [102] differentes Preuves que nous avons de ce grand Article, qui est le fondement de la Morale, & la source de toutes les magnifiques Esperances & des Joïes secretes qui peuvent naître dans l’Esprit d’une Créature raisonnable, je m’égarai dans les Bois de mon Ami, où je me promenois tout seul. Quoi qu’il en soit, il me parut que toutes nos Preuves à cet égard pouvoient se ranger sous ces trois Chefs.

i. Nous en avons qui se tirent de la nature même de l’Ame, & surtout de son Immatérialité, qui, sans être absolument nécessaire pour la rendre immortelle, a été poussée, si je ne me trompe, jusques à la Demonstration, ou peut s’en faut.

ii. Il y en a d’autres qui se prennent de ses Passions & Sentimens intérieurs, par exemple, de l’amour qu’elle a pour son existence, de l’horreur qu’elle témoigne pour son aneantissement, de l’esperance de l’immortalité, dont elle se nourrit, de la satisfaction secrete qu’elle trouve dans la pratique de la Vertu, & de l’inquietude qui l’accompagne d’abord qu’elle est tombée dans le Crime.

iii. La troisiéme Classe est fondée sur la nature de l’Etre suprême, dont la justice, la Bonté, la Sagesse & la Veracité conspirent toutes à l’établissement de ce point capital.

Mais, entre toutes ces Preuves pour l’Immortalité de l’Ame, il y en a une qu’on peut tirer de son progrès continuel [103] dans la Perfection, sans qu’elle puisse jamais y atteindre. C’est un Argument, qu’aucun de ceux qui ont écrit sur la matiere, n’a jamais entamé, ni poussé à bout, du moins que je sache ; quoiqu’il me paroisse d’un grand poids. Qui pourroit s’imaginer que l’Ame, qui est capable de tant de perfections, & de s’avancer à l’infini en Vertu & en Connoissance, vînt à tomber dans le néant presque aussi tôt qu’elle est créée ? Ces Capacitez lui sont-elles données sans aucun dessein, & n’ont-elles aucun usage ? Une Bête brute arrive à un certain degré de Perfection, au de-là duquel elle ne sauroit passer : En très peu d’années elle a toutes les qualitez dont elle est capable ; & suposé qu’elle en vêcût un million de plus, elle seroit toujours à peu près ce qu’elle est aujourd’hui. Si l’Ame d’une Créature Humaine étoit ainsi bornée dans ses progrès, si ses Facultez arrivoient à leur perfection, sans qu’il y eût moïen de passer outre, je m’imaginerois qu’elle pourroit déchoir peu à peu, & s’anéantir tout d’un coup. Mais est-il croïable qu’un Etre qui pense, qui fait tous les jours de nouveaux progrès, & qui s’éleve d’une perfection à l’autre, après avoir jetté les yeux sur les Ouvrages de son Créateur, & reconnu quelques traits de son infinie Sagesse, de sa Bonté & de son Pouvoir sans bornes, vînt à s’éteindre dès son premier debut, & lorsqu’il est au commencement de ses recherches ?

Un Homme, consideré dans son état [104] naturel, ne semble être envoïé au Monde que pour la Propagation de son Espèce. Il se munit d’un Successeur, & presque aussi-tôt il se retire, & lui abandonne son Poste. Citation/Motto► « L’usage d’un bien, dit Horace, ne peut être perpétuel ; un héritier est suivi d’un autre, comme on voit un flot suivre celui qui le précède. »

1 Sic, quia pperpetuus nulli datur usus, & hæres Hæredem alterius, velut unda supervenit undam. ◀Citation/Motto

On ne diroit pas qu’il fût né pour jouïr de la Vie, mais pour la communiquer à d’autres. Ceci n’est pas surprenant à l’égard des Animaux, qui sont créez pour nôtre usage, & qui peuvent fournir leur carriere en peu de tems. Le Ver à soie, après avoir filé sa tâche & son tombeau, devient Papillon, pose ses œufs & meurt. Mais un Homme n’a jamais acquis le degré de Connoissance où il pouvoit aspirer, ni eu le tems de vaincre ses Passions, d’afermir son Ame dans la Vertu, & d’atteindre à la perfection de sa Nature, lorsqu’il disparoît de la Scène. Un Etre infiniment sage voudroit-il former de si excellentes Créatures pour un dessein si bas ? Se plairoit-il à produire des Intelligences d’une si courte durée ? Nous donneroit-il des Talens pour les enfouïr, & de vastes Desirs qu’il est impossible de satisfaire ? Cette admirable Sagesse, qui éclate dans tous ses Ouvra-[105]ges, où la trouverons-nous dans la formation de l’Homme, si ce Monde n’est une espèce d’Ecole pour une autre Vie ; & si l’on ne croit que les différentes Générations de Créatures raisonnables, qui se succèdent les unes aux autres avec tant de rapidité ne doivent recevoir ici-bas que les premiers Rudimens de leur Existence, & qu’elles seront transplantées dans un Climat plus heureux, pour y jouir d’une vie glorieuse qui ne finira jamais ?

Je ne croi pas que la Religion nous fournisse une idée plus agréable ni plus propre à triompher de tout, que celle du progrès continuel de l’Ame qui cherche à perfectionner sa Nature, sans qu’elle arrive jamais à un certain période fixe. N’y a-t’il pas quelque chose qui s’accorde merveilleusement bien avec cette ambition qui est naturelle à l’Esprit de l’Homme, de s’imaginer qu’il obtiendra tous les jours de nouveaux degrez de Force, de Vertu, de Connoissance & de Gloire dans toute l’Eternité ? Que dis-je ? Ce spectable ne sauroit que plaire aux yeux de Dieu, satisfait de voir que ses Créatures s’embellissent de jour en jour, & approchent de plus en plus de sa ressemblance.

La seule consideration du progrès, dont un Esprit fini est capable, sufit pour éteindre toute sorte d’Envie dans les Natures d’un Ordre inferieur, & toute sorte de mépris dans celles d’un rang plus élevé. Ce Cherubin, qui paroît aujourd’hui comme [106] un Dieu à l’Ame d’une Créature Humaine, n’ignore pas qu’il viendra un tems, auquel cette Ame sera aussi parfaite qu’il est à présent lui-même ; & qu’au bout d’un autre Periode, elle se trouvera aussi élevée au dessus de ce nouveau degré de perfection, qu’elle s’en voit aujourd’hui éloignée. Il est vrai que la Nature d’un Ordre superieur avance toujours de son côté, & que par ce moïen elle conserve la superiorité de son rang dans l’Echelle des Etres ; mais, malgré son exaltation, elle sait que la Nature subalterne y montera à la fin, & qu’elle possedera le même degré de Gloire.

Avec quel étonnement & quelle vénération ne devons-nous pas regarder nos Ames, où il y a de si riches trésors de Vertu & de Connoissance, des sources si fécondes & inépuisables de Perfection ? Nous ne savons pas encore ce que nous serons, & l’Esprit de Homme ne concevra jamais la Gloire qui sera toujours en réserve pour lui. L’Ame considerée avec son Créateur, est comme une de ces Lignes, en Mathématique, qui peut s’aprocher d’une autre à l’infini, sans qu’elle puisse jamais y atteindre. Peut on se former une idée plus ravissante, que celle de nous représenter à nous-mêmes dans ces aproches continuelles vers cet auguste Souverain, qui est non seulement le Modèle de la Perfection, mais aussi le Centre du Bonheur.

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1Lib. ii. Epit. ii. 175.