Référence bibliographique: Justus Van Effen (Éd.): "LX. Bagatelle", dans: La Bagatelle, Vol.2\009 (1745), pp. 55-60, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2206 [consulté le: ].


Niveau 1►

LX. Bagatelle.

Du Jeudi 1. Décembre 1718.

Niveau 2► Je crois qu’en sureté de conscience, je puis déclarer ici la guerre à un certain amas, d’Extravagances, connu dans le Monde poli sous le nom de Cérémoniel. II ne s’agit que de donner le coup de mort à un Monstre déjà expirant, à force d’être foulé aux piés par les Petits Maîtres, qui, s’ils ont encore quelque tems la vogue, pourront bien traiter avec la même rigueur la Civilité, qui différe autant de la Cérémonie que le Fard de la Beauté.

Je ne sai pas trop bien dans quel Pays ce Monstre a pu naître. Du moins suis-je persuadé [56] qu’il étoit absolument inconnu chez les Peuples anciens, qu’on estime les plus civilisés, tels que sont les Grecs & les Romains.

Il est vrai que les prémiers, quand après la mort d’Alexandre, ils se virent déchus de leur ancien lustre, devinrent extrêmement prodigues d’encens pour les Princes étrangers, dont ils vouloient gagner la bienveillance, faute de pouvoir résister à leurs armes°: mais je ne sache pas qu’alors les Citoyens d’une même Ville, se soient jamais accablés mutuellement de titres pompeux, dans leurs Discours ou dans leurs Lettres.

Les Romains, Peuple plus sérieux & plus viril, traitoit de fadaises la Politesse des Grecs, quoiqu’elle fût bien plus limitée, que celle qui étoit à la mode du tems de la Vieille Cour. Le moindre Bourgeois Romain, n’appelloit son Consul, & son Général, que par son nom propre°; & s’il lui avoit écrit une Lettre, il l’auroit commencée sans façon par Marc Flavius à Cajus Julius César, ce qui est à peu près la même chose, que si un Paysan François, se donnant les airs d’écrire au Roi Très Chrétien, avoit l’insolence de mettre au haut de sa Lettre, Colas Gareau à Louis le Bourbon, Salut.

Jamais à Rome le titre de Seigneur n’a été donné que par un Esclave à son Maître, jusqu’à-ce que des Empereurs insensés ayent affecté de se faire appeller Dieu par leurs Sujets. C’est alors qu’on commença à leur donner ces deux titres conjointement, & que les Poëtes surtout, [57] qui ne sont jamais les derniers quand il s’agit d’être extravagans, ont nommé les Tirans de Rome, notre Seigneur & notre Dieu. Mais cette flatterie, qui étoit en quelque sorte nécessaire avec des Princes orgueilleux & cruels, ne faisoit qu’une exception à la régle générale ; & les Consuls, les Sénateurs, continuoient toujours à être appellés par leur nom, sur le pié de l’ancienne simplicité.

Ce qui me paroit de plus vraisemblable sur l’origine de cette partie du Cérémoniel, c’est qu’elle vient du même Pays, d’où est sorti le Duel, avec force autres sottises, c’est à-dire, du Septentrion. Apparemment les Goths, les Huns & les Vandales, aimoient à se donner du galbanum les uns aux autres ; & se rendant les Maîtres de la meilleure partie de l’Europe, ils ont obligés les Peuples vaincus à se conformer à leur goût. Comme la plupart de ces Peuples vaincus, avoient l’esprit plus fin & plus délié que leurs nouveaux Maîtres, ils auront rafiné sur leurs maniéres cérémonieuses, & les auront réduites à un certain Systême, dont on a regardé jusqu’ici la connoissance, comme la baze de la Politesse & du Savoir-vivre.

Ma conjecture est d’autant plus probable, qu’il n’y a point de Nations plus cérémonieuses en Europe que l’Espagnole & l’Italienne, qui ont été le plus mêlées avec les Peuples Septentrionaux. Il est naturel encore, que la prémière ait été confirmée dans ce goût, par son commerce avec les Sarrasins. Tout le monde sait que c’é-[58]toient des Arabes, les plus grands complimenteurs de tous les hommes. On peut en juger par une Relation concernant les Arabes du Désert, qui, bien-qu’ils ne sachent la plupart ni lire ni écrire, ne laissent pas de se faire des complimens d’une demi-heure sur le poil de leur barbe ; & qui ont des maniéres plus polies avec une belle Cavale, que nous n’en aurions avec une Fille de l’Opéra, quand même elle seroit entretenue par le plus grand Seigneur de toute la République.

Les Peuples dont nous avons parlé, Disciples ridicules de si sots Maîtres, auront rafiné, comme je l’ai dit, sur ce goût pour la Cérémonie & pour les Complimens. Or, en rafinant sur une sottise, on manque rarement de la rendre plus extravagante°; & de-là vient, qu’en examinant de près ce qui parmi bien des gens passe pour honnête & poli, on n’y trouve que des fadaises, qui deshonorent également, & celui qui parle, & celui à qui il adresse son discours. Metatextualité► Donnons-en un petit exemple fort sensible, parce qu’il s’offre tous les jours aux oreilles de ceux qui savent vivre. ◀Metatextualité

Exemplum► Lycidas se trouve dans la compagnie d’un grand Seigneur, à qui la Qualité tient lieu de toutes sortes de Connoissances ; il l’entend parler à tort & à travers sur toutes sortes de Matiéres, & décider hardiment, & d’un ton ferme, des choses dont il n’aura jamais d’idée. Après avoir gardé longtems un silence respectueux, il voit enfin un de ses sentimens favoris, impitoyablement maltraité par le galimathias décisif de ce [59] gand <sic> Personnage ; il prend la parole, après avoir fait une profonde révérence. Monseigneur, dit-il, si j’osois être d’une autre opinion que Votre Grandeur, je lui dirois, &c. Quel infâme jargon°? Où est le sens de ce beau compliment°? Y a-t-il rien au monde de plus indépendant que la Raison°? Y a-t-il de la hardiesse & de l’insolance à être du sentiment qui nous paroit le plus probable, & d’en être en dépit de tous les gens qui depuis que le Monde est Monde, ont raisonné de travers, par une prérogative de leur naissance. ◀Exemplum

Metatextualité► Je dirai ici en passant, que je ne saurois lire sans surprise un passage de Moliére, qui a bien du rapport au compliment en question°: c’est dans un endroit, où le Misantrope se roidissant contre la bassesse de se faire un Ami, en trouvant bons des Vers qu’il croit abominables, dit. ◀Metatextualité

Citation/Devise► Hors qu’un commandement exprès du Roi me vienne,

De trouver bons les Vers, dont on se met en peine ;
Je soutiendrai toujours, morbleu ! qu’ils sont mauvais,
Et qu’un homme est pendable après les avoir faits. ◀Citation/Devise

Voilà le mêlange le plus monstrueux d’une misantropie sottement outrée, & du plus lâche respect pour un Roi qu’on puisse se mettre dans l’esprit. Si la volonté d’un Prince pouvoit décider du mérite des Vers, je m’y soumet-[60]trois avec plaisir ; mais comme elle n’y fait rien, quand tous les Rois de la Terre, m’ordonneroient, sous peine de la potence, de trouver bons de mauvais Vers, je continuerois à les trouver mauvais, morbleu ! mauvais ; sans pourtant croire pendable, celui qui les auroit composés.

Metatextualité► Revenons à notre Compliment. ◀Metatextualité Un homme capable d’en faire un semblable, me dira qu’il se rend dans le fond justice à soi-même, & qu’il ne prétend point renoncer à l’excellence de sa nature°; mais qu’il en fait le semblant, par égard pour la foiblesse d’un Homme de qualité. Mais bien loin qu’on ménage par-là la foiblesse d’un grand Seigneur, on la lui reproche de la maniére la plus injurieuse. Metatextualité► Voici précisèment ce qu’on lui dit d’une maniére abrégée. ◀Metatextualité Niveau 3► Monsieur, je connois toutes les prérogatives de ma Raison, qui n’admet aucun empire que celui de l’Evidence ; mais je sai que vos semblables sont assez ridicules, pour se mettre dans l’esprit, que la Raison qui est dans un cerveau de qualité, doit dominer sur celle qui se trouve dans une tête roturiére. Et c’est uniquement pour ne pas choquer votre chimére favorite, que je fais semblant d’avoir besoin de votre permission, pour ne pas raisonner de travers. ◀Niveau 3 ◀Niveau 2 ◀Niveau 1