Référence bibliographique: Justus Van Effen (Éd.): "LVII. Bagatelle", dans: La Bagatelle, Vol.2\006 (1745), pp. 36-41, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2203 [consulté le: ].
Niveau 1►
LVII. Bagatelle.
Du Jeudi 21. Novembre 1718.
Niveau 2► Comme je me suis rangé de nouveau dans le Parti des Rationalistes, j’ose dire hardiment que je ne crois de l’esprit aux gens, qu’à mesure qu’ils goûtent & qu’ils admirent le Spectateur. Je sai bien qu’on y trouve par-ci par-là des Piéces fades & plates ; ce qui peut venir de ce qu’elles sont faites ou trop à la hâte, ou par celui d’entre les Auteurs qui a le moins de génie. Mais ce qu’on y trouve de bon, dans les principes de tous les Sectateurs du Bon-sens, est si excellent, que je ne conçois pas que l’Esprit humain puisse aller au delà. Je ne découvre pas seulement cet excellent, dans certaines réflexions profondes & neuves sur les Vérités de la Religion, & dans ces caractéres qui nous représentent la Vertu de son côté utile & aimable ; je le trouve surtout dans la maniére dont il traite certaines choses, basses & communes de leur nature, mais fertiles en réflexions & en lumiéres qu’il nous en fait tirer, sans presque que nous nous en appercevions. Telles sont certaines circonstances petites & ordinaires de la Vie, qui font infiniment mieux connoître le cœur hu-[37]main, que ces actions éclatantes, qu’il produit ordinairement par des motifs qui lui sont étrangers. Je me fais aujourd’hui un plaisir d’imiter cette façon d’écrire. Ce que j’ai dit dans mon prémier Volume, touchant l’Esprit, m’en fournit, ce me semble, une fort <sic> bonne occasion.
Avant que d’entrer en matiere, j’avertis que j’entens ici par Esprit, ce que ces gens qui ne raisonnent point, entendent ordinairement par-là. Cette sorte d’Esprit ne change pas seulement de nature, selon les différens Climats ; on trouve quelquefois cent sortes d’Esprits chez un même Peuple, & dans une même Ville. Tout cela dépend des habits, du rang, des richesses, de la naissance, d’un degré de timidité ou d’effronterie.
Un Homme mal en ordre dit une chose, c’est un Sot. Une Veste de brocard dit la même chose, c’est un Homme d’esprit. Un tel, sort d’une maison où il vient d’avoir de l’esprit au delà de l’imagination, & il entre dans une autre où il n’aura pas le sens-commun. D’où vient°? C’est qu’on y parle un langage de Cotterie, où il n’entend rien ; parce qu’on y dérange toute l’économie du Dictionnaire de l’Académie, en donnant à chaque mot un sens que l’Usage n’y a jamais attaché. Tous ces beaux Parleurs vont le regarder du haut de leur jargon, mais il aura bientôt sa revanche. Ils n’ont qu’à rendre une visite chez leur Voi-[38]sin, ils se verront bientôt les Sots les plus insuportables que l’Art ait jamais formés.
On peut distinguer toute la Masse d’Esprit qui roule dans tout un Pays, en Esprit de qualité, & en Esprit roturier ou bourgeois. L’Esprit de qualité est le meilleur, la chose est incontestable ; & je ne blâme pas ceux qui en sont doués, de refuser le titre d’esprit appelle Esprit bourgeois. J’ai même vu une Dame de distinction, qui, à mon avis, poussoit la charité pour la Roture un peu trop loin°; en disant qu’une Femme de moindre étoffe qu’elle, avoit bien de l’esprit pour une Bourgeoise. Mais comme je suis bien-aise de plaire à tout le monde, & que je suis fort éloigné moi-même d’être de qualité, un Lecteur délicat ne doit pas trouver mauvais que je parle de l’Esprit bourgeois ; cette épithéte corrige suffisamment ce que le terme d’Esprit peut avoir de trop relevé. Or sur cet Esprit bourgeois j’ai une remarque très curieuse à faire ; c’est que d’ordinaire il est d’une espéce différente, selon le différent Métier que professent les gens bourgeoisement spirituels.
Le tour d’esprit d’un Tailleur, par exemple, est ordinairement la Galanterie & la Politesse. La raison en est, que son Métier est sédentaire, paisible, & propre à la conversation. Il se trouve toujours en compagnie de jeunes gens, qui ont des amourettes, & qui en parlent sans doute. Tout en faisant une boutonniére, il peut écouter le récit des bonnes for-[39]tunes de ses Compagnons, & profiter des découvertes qu’ils ont faites dans le Pays du Tendre. D’ailleurs, le Métier d’un Tailleur paroit fait exprès pour lier commerce avec le Beau-Sexe. Comme il donne le bon air aux autres, il auroit tort de se l’épargner à soi-même. Il seroit bien malheureux, si en galonnant un habit, il ne lui restoit pas autant de galon qu’il en faut pour une paire de jartiéres, & pour enrichir une culotte rouge. De plus, il a mille occasions de satisfaire au désir naturel d’une Belle, de se mettre au dessus des Femmes de sa sorte, par quelques enjolivemens distingués. Par conséquent elles doivent admettre avec plaisir, ceux qui les fournissent continuellement de quelque petit reste d’étofe <sic> d’or pour une bourse, ou pour une paire de pantoufles. Enfin un jeune Tailleur manque rarement de cette hardiesse, qui est une partie essentielle de la Galanterie. Il l’acquiert dans les visites qu’il rend aux Dames les mieux hupées, pour leur essayer un corps de jupe ; occasion charmante de voir les plus belles dans un desordre si ravissant, que leurs Amans les plus favorisés, s’en lécheroient les doigts.
L’Esprit d’un Savetier est ordinairement enjoué, railleur & bouffon, c’est le Rieur de son quartier. Sa gayeté vient de ce qu’il travaille, pour ainsi dire, en pleine rue, toujours au milieu de l’air & de la lumiére. Il devient railleur & drolle, parce qu’il est con-[40]nu de presque tous les passans, qui manquent rarement de lui lancer quelque quolibet, ou quelque bon-mot. Au commencement il y répond tant bien, que mal ; mais il faut bien qu’il s’y stile peu à peu, & qu’à la fin il se fasse un magazin de pointes & de brocards, propres à le faire considérer de tout un voisinage.
Les Bateliers ont le même tour d’esprit, par les mêmes raisons ; aussi tout le monde convient que ce sont les plus drolles de gens de l’Univers. Combien de fois n’ai je pas vu de Beaux Esprits passagers, excités de la noble émulation de rendre à un Batelier brocard pour brocard, jettés les quatres fers en l’air par les pointes de leurs Antagonistes, dont ils étoient renversés comme de la massue d’Hercule.
Je ferois grand tort aux Barbiers, si je n’en disois pas un mot ici. Il faut leur rendre justice. De toutes les espéces d’Esprit bourgeois, il n’y en a pas qui approche davantage de l’Esprit de qualité que le leur. Ils sont toujours dans le beau monde, où l’on n’a garde de refuser les honneurs de la conversation à un homme qui vous tient le couteau sur la gorge.
La Politique & le Bel-Esprit, sont en général le fort d’un Barbier. Il manque rarement de lire la Gazette, & de faire des Vers. Il a d’ordinaire un peu d’étude ; & comme il rase sans distinction l’Officier, le Sénateur & le Poëte, il attrape de tous côtés quelque terme de l’Art, quelque mot à la mode, & quelque expression [41] scientifique, dont il s’enrichit la mémoire & le langage.
Les Gascons surtout se distinguent parmi les autres Barbiers leurs Confréres, & il ne faut pas s’en étonner ; puisque la légéreté de la main & de la langue, est propre à cette Nation, d’une façon toute particuliére.
Moi-même, qui vous parle, j’ai été rasé pendant quelque tems, par un de ces Favoris de la Garonne, dont je m’accommodois fort, & à qui je ne trouvois rien à redire, qu’un excès d’esprit & de savoir. Comme il me prenoit pour un Homme d’étude, il m’emportoit d’ordinaire la barbe en Latin, & souvent la moitié de mon poil abbatu, attendoit avec impatience la ruïne de l’autre, jusqu’à ce que mon illustre eût trouvé quelque phrase élégante, dont il vouloit régaler ma Latinité.
J’ose me persuader que si j’épluchois de même l’Esprit de qualité, je pourrois faire sur cet article des réflexions parfaitement paralléles à celles que l’on vient de voir. ◀Niveau 2 ◀Niveau 1