La Bagatelle: LVI. Bagatelle

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Nivel 1

LVI. Bagatelle.

Du Jeudi 17. Novembre 1718.

Cita/Lema

Itane es ferox, quia habes imperium in belluas°?

Terentius.

Nivel 2

Metatextualidad

Le trait d’Histoire qui m’a fait le plus de plaisir dans Hérodote, c’est celui-ci.

Relato general

Cambyse, fils de Cirus, ayant outré les Perses par l’insolence de son despotisme, crut que pour s’affermir sur le trône, il étoit nécessaire de se défaire de son frére Smerdis, qui étoit les délices de ses Sujets. Le dessein fut exécuté, & Cambyse ne survécut pas longtems à ce crime détestable, dont les Grands de l’Empire ne laissoient pas d’avoir quelques soupçons. Les Mages, qui étoient les Ecclesiastiques de l’Orient, & qui par cela même étoient plus propres que les autres à pénétrer dans les Secrets des Princes, étoient convaincus de l’assassinat de Smerdis. L’Historien ne nous instruit pas sur quoi étoit fondé leur certitude, & nous permet par son silence, de conjecturer qu’ils avoient eux-mêmes fourni cet affreux projet à Cambyse ; aimant mieux occuper une place favorable dans un cœur criminel, que d’être bannis d’une ame innocente & vertueuse. Cette maxime est encore assez en vogue chez certaines Sectes du Clergé de nos jours.

Relato general

Quoi qu’il en soit, pendant l’Expédition que Cambyse fit en Egypte, certains Mages, qui étoient logés dans le Palais Roial, projettérent de s’emparer de l’Empire, en plaçant sur le trône un d’entr’eux qui portoit le nom de Smerdis, & qui ressembloit extrêmement au Prince assassiné. Quoique le Roi se fût apperçu avant sa mort, de cette rebellion, & qu’il eût averti ses Courtisans de la fourberie des Mages, ils avoient de la peine à y ajouter foi, & pendant quelque tems, toute la Perse fut la dupe de cet indigne Usurpateur. La trahison fut enfin découverte. Sept d’entre les prémiers Seigneurs de l’Empire, conspirérent contre les Mages, & ayant forcé le palais les tuérent. Après cet heureux succès on délibéra sur la forme qu’il falloit donner au Gouvernement. Darius, fils s’Histaspe, plaidant pour la Monarchie, donna tant de force à l’éloquence spécieuse de ses sophismes, qu’il l’emporta sur ceux qui avoient soutenu les intérêt <sic> de la Démocratie & de l’Aristocratie°; & l’on conclut qu’il falloit décider par le Sort, qui des sept occuperoit le trône de Cambyse. Otanes, qui avoit parlé fortement pour le Gouvernement Démocratique, se leva là-dessus, & déclara qu’il ne vouloit ni commander ni obéïr, & qu’il renonçoit à ses prétentions sur la Couronne, à condition que lui & sa posterité seroient indépendans de la volonté des Souverains.
Personne, à mon avis, n’a mieux connu que cet Otanes la dignité de sa nature, & le prix inestimable de la liberté. Une raison mâle & dégagée de vanité va directement-là. Une vie calme & tranquile, est-ce qu’il y a de plus estimable pour un homme qui sait varier ses occupations & ses amusemens, & qui sait surtout se rendre maître de chaque instant de la vie, par un esprit de réflexion, qui l’accompagne toujours. Un tel homme allonge ses jours, pour ainsi dire ; il vit plus dans un an, que le Vulgaire ne vit dans un siécle entier. Mai il ne sauroit jouïr de cette tranquilité, que lorsqu’il est assez heureux pour ne dépendre que de la Raison & de la Vertu. Je sai bien qu’un homme sage & éclairé, ne refusera jamais les rênes d’un Empire°; mais il regardera son élevation comme un fardeau que sa charité lui impose. Son but sera d’être utile aux Hommes, & non pas de les gêner, & de se faire un bonheur de leur dépendance. La conduite de cet illustre Perse, quelque raisonnable qu’elle soit, n’a pas trouvé beaucoup d’imitateurs. Ne parlons pas ici de ces crimes excusables au tribunal de la Sottise Humaine, par lesquels de tout tems les Ambitieux ont acheté les chagrins inséparables du Despotisme ; mais réfléchissons sur des Personnes d’un moindre rang, dont la Grandeur ne nous éffraye pas assez, pour contraindre la liberté de notre Raison. Un noble vit à la campagne d’une maniére aisée & agréable. Il est assez respecté & obéi, pour qu’une vanité médiocre puisse s’en contenter : mais il a entendu dire que des gens de sa sorte ont acquis, par la faveur du Prince, la satisfaction de voir ramper à leurs piés un nombre prodigieux d’esclaves. Il a été libre jusqu’à présent ; mais sa liberté commence à lui devenir aussi fade, que la santé l’est à un homme qui se porte toujours bien. Il quitte ses terres, & il va faire admirer à la Cour la souplesse servile de son esprit ; il est charmé d’être accablé sous la servitude du côté du Maître, pourvu qu’à son tour il puisse faire gémir les autres sous la pesanteur de ses chaînes. Les indignités qu’il a le pouvoir de faire souffrir aux autres, le consolent abondamment de celles qu’il est forcé d’essuier lui-même tous les jours. Il n’est pas difficile de remarquer, que l’orgueil loge surtout dans les esprits imbécilles, & que d’ordinaire les plus grands sots aiment le plus à commander. Un homme sans esprit & sans éducation, qui est assez heureux pour se voir tout d’un coup un domestique, hausse aussi tôt d’un degrè l’estime qu’il a pour son impertinent individu, il croit exister doublement, il commande à son valet à baguette, son ton est fier & impérieux : & quoique peut être il se familiarise avec lui quand ils sont tête à tête, il se plait à le gourmander en présence de témoins°; & il ne doute pas un moment que les assistans n’admirent la noble fierté avec laquelle il se fait obéir, aussi-bien que la félicité de son petit despotisme. Le malheureux laquais est mis en jeu à chaque moment, sans rime & sans raison. Son Maître rêve continunuellement <sic> aux moyens de le faire paroître sur la scêne. Il a toujours quelques nouvelles commissions à lui donner. Quand il est en compagnie, le pauvre garçon a ordre de lui venir parler à l’oreille. Il ne fait pas un pas sans en être suivi. Il seroit bien fâché de négliger une seule occasion de mettre sa souveraineté à profit. Il se tient attaché à la source de son bonheur, il multiplie son laquais, pour ainsi dire. Je me suis fait quelques fois un plaisir charmant de contempler avec attention le procédé de quelque misérable Artisan, à l’égard d’un pauvre petit Aprenti de dix ou douze ans, qui étoit le seul Etre humain qu’il connût au dessous de lui. Il prononce ses commandemens souverains d’un ton d’Empereur de Tragédie ; l’air de son visage est sévére & majestueux°; il paroit quelquefois inventer les moyens les plus déraisonnables, pour mettre à l’épreuve l’obéïssance du malheureux petit esclave, & goûter une satisfaction inexprimable en le voyant plier sous ses volontés les plus capricieuses. Quand il gronde, bien ou mal à propos, sa voix ressemble à un tonnerre, elle fait tressaillir l’enfant°; & quand il le punit, c’est avec un froid tirannique. Après une pareille exécution, il regarde les assistans d’un œil satisfait, persuadé qu’ils sont ravis du talent qu’il a pour le Gouvernement. Cette fatuïté ambitieuse, est placé dans tout son jour chez un Maître d’Ecole, c’est-là qu’elle brille de ses traits les plus vifs. Quel plaisir de le voir assis gravement dans sa tribune, le sceptre à la main, entourré d’un petit peuple, dont les passions s’excitent ou se calment au moindre signe de tête qu’il fait°!

Cita/Lema

Annuit, & totum nutu tremefecit Qlympum.
Quelle satisfaction de le voir gravement dispenser les récompenses & les peines, de le voir tout fier des applaudissemens qu’une troupe innocente donne à ses sottises, qu’elle prend pour des oracles°! Il n’est pas surprenant que Denis de Sicile, ayant perdu sa couronne, se soit mis à la tête d’une Ecole, pour amuser son orgueil par cette image de la Royauté. Pourquoi croit-on qu’un Savetier perd souvent une partie de son tems, pour dresser un chien ? Seroit-ce parce qu’il est curieux de voir jusqu’à quel degré peut aller l’industrie des Brutes ? Croyez-moi, ses vues ne sont pas si Philosophiques, il songe seulement à se ménager une partie méprisable de la Création, qui soît soumise à ses ordres.

Relato general

Il y a quelque tems que je rencontrai un homme de cet ordre sur le bord d’un canal ; il s’étoit fait toute une escorte de Curieux ; vingt fois de suite il força son chien à se jetter dans l’eau ; il lui fit faire mille jolis tours ; le tout avec un ton foudroiant, il faisoit un bruit affreux, il se croyoit un Dictateur Romain tout au moins ; le plaisir de voir une obéïssance à ses ordres, si exacte & si promte, sembloit l’enfler ; il se quarroit, sa démarche étoit aussi fiére que celle d’un jeune Théologien qui vient d’endosser le manteau, ou d’un jeune Enseigne qui se trouve pour la prémière fois le drapeau à la main.