Référence bibliographique: Justus Van Effen (Éd.): "LV. Bagatelle", dans: La Bagatelle, Vol.2\004 (1745), pp. 23-29, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2201 [consulté le: ].


Niveau 1►

LV. Bagatelle.

Du Jeudi 14. Novembre 1718.

Niveau 2► Il faut regarder la Vertu comme un vain nom, auquel il est impossible d’attacher la moindre idée°; ou bien il faut admettre comme la prémiére & la plus utile des Vérités, que la Raison humaine a, généralement parlant, assez de lumiéres pour connoître ses devoirs, & assez de force pour renfermer les passions du cœur dans de justes bornes. Si ce principe est faux, l’homme embrasse la Vertu, ou suit le Vice par hazard. L’arrangement de la matiére qui le compose, décide de sa conduite ; & il peut dire avec [24] vérité, ce que Plaute met dans la bouche d’un de ses Personnages. Di nos homines tanquam pilas habent°: Nous autres Hommes, nous sommes les balles dont les Dieux se servent pour jouer à la Paume.

Cette faculté de connoître le devoir & de le suivre, n’est pas seulement tombée, en partage à ces Génies du prémier ordre, qui par une étude continuée ont épuré leur raison, & l’ont assermie sur des principes. Point du tout. Pour être susceptible du vrai mérite, il suffit d’avoir assez de sens pour concevoir que deux & deux font quatre, & de sentir ces vérités simples, qui nous arrachent notre consentement, aussi-tôt qu’elles sont clairement énoncées. Il suffit d’ouvrir les yeux sur des faits, de voir l’utilité que la Société tire de la Vertu, & d’appercevoir les funestes dangers où le Vice l’expose. Un très petit nombre d’idées, avec une volonté sincére de les mettre à profit, peuvent mettre le plus petit Esprit au fait de la Morale°; lui peuvent donner de la probité, de l’intégrité, de la justice, de l’horreur pour les plaisirs excessifs. Je dis plus°: il faut avoir quelque génie, quelque étendue de raison, pour se tromper sur les régles du devoir, & pour les plier à nos passions. Tombera-t il jamais dans un petit génie, qu’il faut punir & persécuter ceux qui ne sont pas de notre sentiment ; qu’il est permis de fourber son Prochain par des propositions qui peuvent être vraies dans un sens, & fausses dans un autre°? Ces sortes d’Opinions mon-[25]strueuses demandent un homme capable de duper sa propre raison & celle des autres, par des sophismes qui coutent des efforts à la faculté de raisonner.

Il faut avouer pourtant que s’il y a une passion dans le Monde, à l’égard de laquelle la raison paroît être sans force, c’est l’Amour. Les autres passions aportent avec elles dequoi réveiller la Raison, & la faire songer à sa défense. La colére, la haine, l’envie, qui vont directement à causer le malheur du Prochain, révoltent un cœur bien placé ; elles sont capables d’y exciter des sentimens d’horreur, qui se liguent avec la Raison contre des ennemis si odieux. L’Amour au contraire, quand il a quelque conformité avec une ame belle & généreuse, s’offre à l’esprit sous l’apparence la plus innocente du monde. Dès qu’on commence à aimer, bien loin de sentir qu’on forme des desseins pernicieux contre sa Maîtresse, on apperçoit avec plaisir une forte envie de travailler à son bonheur. Ce commencement de tendresse, ne ressemble qu’à une charité un peu vive °; le cœur n’est rempli d’aucun sentiment bas, lâche, grossiérement intéressé, indigne d’un homme d’honneur.

De cette maniére, la Raison s’égare imperceptiblement dans une route fort aisée, que la Nature même a eu soin de lui frayer, où elle ne trouve rien qui l’arrête rudement, & qui la force à revenir sur ses pas.

Il est certain encore, que c’est la Raison mê-[26]me, quand elle a été assez foible pour s’engager dans ce déréglement, qui contribue à le faire durer, & à le porter jusqu’au plus haut degré de l’extravagance.

Voulez-vous voir l’Amour avec toute l’impertinence dont cette passion est susceptible°? N’allez point le chercher dans une Ame commune, dans une raison ordinaire ; vous le trouverez à coup sûr dans un Esprit capable de raisonnement & de réflexion, qui est chargé de la conduite d’un cœur naturellement tendre. Dès-que cette espéce de Philosophe est touché <sic> par un Objet aimable, sa vanité se met de la partie & l’oblige à ne rien négliger pour se faire aimer. Ce sera, si l’on veut, la vanité d’un honnête-homme ; qui étant l’effet d’une continuelle réflexion sur soi-même, est capable de produire la vertu la plus pure, quand la raison en fait un bon usage, & les plus honteux égaremens, lorsqu’elle est mal dirigée. Notre Amant Philosophe, uniquement occupé de son projet, s’étourdit sur les suites que peut trainer après soi le succès de son entreprise, il n’a pas le loisir d’y songer. Sa faculté de raisonner le détache des principes du raisonnement°; il adopte pour axiomes les chiméres de sa passion, & il ne travaille qu’à donner de l’étendue à sa folie ; il se perd dans les rafinemens les plus ridicules°; & bourreau ingénieux de son propre cœur, il l’entretient dans une agitation perpétuelle. Un mot sorti de la [27] bouche de sa Maîtresse, sans qu’elle y ait peut-être attaché aucun sens, lui donnera ou la plus vive satisfaction, ou la douleur la plus amére. S’il rencontre un Cœur qui ne soit pas accessible à une folie aussi délicate que la sienne, il en reçoit des chagrins continuels, qu’il rend avec usure à l’Objet de son amour°; & l’excès de sa passion est la chose du monde la plus propre à le rendre insupportable, & haïssable au suprême degré.

Quand un homme ordinaire a obtenu une fois de sa Maîtresse le Je vous aime, qu’il a tant desiré, il est content de son triomphe, il en jouit tranquilement. Il n’en est pas ainsi du ridicule Personnage dont je viens de parler. Il est vrai qu’il sent avec une vivacité infinie, le plaisir de se croire aimé°; mais quelque marque de tendresse qu’il ait reçu de sa Belle, une seule action où il peut appercevoir une ombre d’indifférence, renverse tout le systême de son bonheur °; il se plaint, il gémit, il se desespére, il est même capable de s’emporter. Quel fardeau sur les épaules d’une pauvre Fille, dont le petit cœur, heureusement pour elle, n’est pas susceptible d’une si folle délicatesse°! Il est naturel qu’elle souhaite d’être débarassée d’un Amant si injuste & si tirannique.

Si au contraire notre Amant a affaire avec une ame comme la sienne, susceptible des mêmes rafinemens ridicules, il faut voir le beau conflict d’extravagance, de ces deux foux fieffés, [28] qui se servent pour se rendre mutuellement misérables, de ces mêmes sentimens, & de ces mêmes talens de l’esprit, qui font les gens heureux & raisonnables.

Il est assez naturel que notre sage Ecervellé commence à s’appercevoir des écarts de sa pauvre raison, quand familiarisé avec la satisfaction de plaire à sa Maîtresse, débarrassé de l’occupation de faire une conquête, & de se l’assurer, il trouve le loisir de raisonner sur des principes véritables. Mais le moyen de se sauver de la mer orageuse où sa vanité l’a précipité°? Comment se sauvera-t-il dans le port de la sagesse°? Sa pauvre raison même s’y oppose, il est retenu dans son état malheureux par une espéce de vertu. Pourroit-il abandonner une aimable Enfant qui lui a livré son cœur de bonne foi, & se résoudre à causer les plus vifs chagrins à une personne, qui par ses bontés l’a garanti de mille inquiétudes qui l’auroient déchiré, si elle avoit été cruelle, ou si elle s’étoit obstinée à croire qu’une Fille a toujours tort de se fier aux protections des hommes°?

Ce procédé lui paroit ingrat, dur, barbare. Le voilà donc perdu sans ressource, exposé, du moins pour un tems considérable, aux suites funestes d’une aveugle passion, incapable de donner à sa raison des exercices dignes d’elle. Il n’y a qu’une infidélité de la part de sa Belle, ou une coquetterie insupportable à tout Amant sincére, qui puisse lui rendre la tranquilité du cœur, [29] dont il s’étoit privé par sa vanité imprudente.

J’ai vu quelquefois avec indignation dans les Historiettes de Mdme. de Villedieu, un Solon, un Socrate, livrés à toutes les puérilités de l’Amour. Mais à réfléchir sur la chose, cette fiction n’est pas destituée de vraisemblance ; & il est très apparent, que si ces Messieurs, avec toute leur austérité, n’ont pas évité les Objets aimables, ils ont été amoureux comme le Vulgaire, & cent fois plus extravagans que lui. ◀Niveau 2 ◀Niveau 1