Référence bibliographique: Justus Van Effen (Éd.): "LIII. Bagatelle", dans: La Bagatelle, Vol.2\002 (1745), pp. 9-14, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2199 [consulté le: ].
Niveau 1►
LIII. Bagatelle.
Du Lundi 7. Novembre 1718.
Niveau 2► Vous avez vu, Lecteur, la critique que la plus grande partie de cette compagnie a faite de l’Elégie que je vous ai communiquée°; & peut-être aurez-vous déja moulé là dessus votre décision. Il est juste pourtant que vous sachiez les raisons qui ont été alléguées par l’Ami de l’Auteur, pour défendre cette Piéce°: Metatextualité► C’est lui qui parlera dans toute cette Feuille volante°: Voici ce qu’il dit. ◀Metatextualité
Niveau 3► « Je crois que de toute la compagnie, il n’y a que cette jeune Demoiselle qui ait donné au but. Il y a dans cette Piéce un amour tendre & délicat, accompagné de beaucoup de respect. Dans cette vûe, bien loin de croire que l’Elégie en question, soit composée [10] de parties incompatibles, j’y trouve quelque chose de si naturel, que je suis porté à croire qu’elle ne roule pas sur un sujet imaginaire.
Pour vous en convaincre, je distinguerai différentes sortes d’Amour. Il y a un Amour Platonique, un Amour Romanesque, un Amour Brutal, & un Amour Véritable.
A l’égard de l’Amour Platonique, il est fort rare, on ne le trouve guéres que dans certains tempéramens mélancoliques & rêveurs, qui se plaisent dans des imaginations creuses & extravagantes. Il ressemble fort à la Pieté Mystique, qui paroit quelque chose de fort réel à ceux qui en font profession, & qui ne peut passer chez ceux qui raisonnent, que pour un amas d’expressions bizarres, qui n’ont aucun sens. Un Amant de ce caractére aspire à une liaison spirituelle, qui exclut tout ce qui est corporel. Il veut cesser d’être homme, pour aimer véritablement.
Quant à l’Amour Romanesque, ce n’est qu’une idolâtrie grossiére. Un homme qui goûte les Romans, renonce á l’excellence de sa nature, il rampe devant son idole, il lui sacrifie jusqu’aux lumiéres de sa raison°; le caprice d’une Femme est pour lui la plus respectable des Loix ; il regarde comme un sacrilége, d’oser trouver dans une Maîtresse [11] le moindre défaut, & la plus légére nuance d’égarement d’esprit.
L’Amour Brutal est précisement le revers de l’amour Platonique. On n’y trouve rien qui sente plutôt l’homme que la bête°; les sens y font tout, & l’âme raisonnable en est absolument exclue. Lors qu’on considére cet amour de son côté le moins abominable, il ne tend qu’à deshonorer pour jamais une Fille, ou à rompre les nœuds sacrés du Mariage.
Enfin, il y a un amour Véritable, qui découle de notre nature même. Les deux parties qui composent l’homme, y jouent également leur rôle. C’est une passion qui a pour objet toutes les beautés d’une Femme, & qui aspire à leur possession, par la route légitime du Mariage. Il arrive bien que le plaisir qu’un honnête-homme trouve dans la compagnie d’une aimable personne, que de fortes raisons empêchent d’épouser, surprend sa raison peu à peu, & que le cœur se laisse prendre pendant que l’ame est endormie. C’est une foiblesse pardonnable, elle est moins criminelle qu’imprudente°; mais les fâcheuses conséquences qu’elle traîne après elle, devroient rendre la raison attentive aux prémiéres impressions, d’où dépend d’ordinaire tout l’égarement.
C’est cette sorte d’Amour que j’appelle Véritable, qu’il faut supposer à l’Auteur de l’Elégie, [12] & à sa Maîtresse, pour trouver sa Piéce naturelle. Comme un tel Amant a pour but la possession perpétuelle de l’Objet aimé, le principal moyen dont il se sert, c’est de faire tous ses efforts pour plaire à sa Maîtresse, & pour s’en faire aimer. Ce but l’occupe continuellement, & l’empêche presque de songer aux occasions prochaines de satisfaire ses sens. II y songe d’autant moins, que l’Amour qui ne néglige rien pour embellir son Objet, s’est rendu maître de son imagination, & qu’il y peint une Maîtresse infiniment plus parfaite qu’elle ne l’est.
Un véritable amour est toujours accompagné d’estime, de respect, de timidité. La crainte d’irriter ce qu’on aime, empêche l’Amant de mettre la sagesse de sa Belle à la plus légére épreuve. Il arrive pourtant, que dans le moment où l’ame est le plus fortement occupée du desir de plaire, la beauté fait des impressions naturelles sur le méchanisme du corps, qui s’échappe à certaines licences, auxquelles quelquefois, ni l’Amant ni la Maîtresse ne prêtent une attention distincte.
Cela est si vrai, que je me souviens que dans le prémier feu de ma jeunesse, en me réconciliant avec une Demoiselle que j’avois offensée par quelque hardiesse peu volontaire, je lui jurai que je n’y retournerois jamais, & je le lui jurai la bouche attachée sur le Fruit défendu, qui étoit la source de nôtre brouillerie. [13] Je puis vous protester que je ne m’en appercevois qu’indistinctement, & que la même confusion de sentimens & d’idées, régnoit chez ma Maitresse.
Il faut croire que l’Auteur de l’Elégie étoit précisément dans le même état, lorsqu’il s’abandonna aux petites libertés qu’il décrit avec tant de feu, & que sa Belle se trouvoit dans un enthousiasme peu différent. Dans le tems que le méchanisme de son corps opéroit seul, son esprit n’étoit attaché qu’au désir d’arracher l’aveu de sa victoire, de la bouche de sa Maîtresse°; & donnant une interprétation fausse au silence de cette Belle, un morne chagrin s’empare de son cœur, & arrête les mouvemens involontaires où son corps s’étoit abandonné.
Je ne doute pas, Messieurs, que vous n’eussiez fait valoir tout autrement la même occasion. Vous mettant peu en peine de l’amitié & de l’estime de la Belle°; & n’ayant l’esprit rempli que d’une satisfaction d’une nature toute différente, vous auriez cru le plaisir que vous vous proposiez, mal remplacé par des larmes que produit la délicatesse d’un contentement intérieur ; & il n’est pas impossible que vous eussiez réussi.
Il n’arrive que trop souvent, qu’une Place assiégée dans les formes par un Amant respectueux, est prise du premier assaut que lui livre un Petit-Maître. L’imagination d’un hon-[14]nête-homme prête souvent à une véritable Messaline, la sagesse d’une Lucréce. Il n’ose rien hazarder avec elle, parce qu’il l’estime ; elle ne hazarde rien avec lui, parce qu’elle craint qu’il ne perde cette estime pour elle, & qu’elle ne perde un Amant, dont elle voudroit faire un Amant lorsqu’elle se trouve en tête un joli homme, qui se souciant fort peu de son estime, ne veut passer dans son esprit que pour joli-homme, & qui ne la regarde que du côté de ces agrémens°; elle enveloppe son naturel sans façon, & l’affaire est bientôt décidée.
C’est de cette même source que dérivent ces attachemens bizarres de certaines Femmes pour un Moine crasseux, ou pour un benêt de Laquais. On en voit qui se livrent à ces animaux indignes, dans le tems que leurs rigueurs mettent au desespoir des personnes distinguées par leur mérite & par leurs agrémens. Le plaisir des sens fait tout l’amour de ces Femmes ; & le desir de concilier l’infamie & la réputation, fait, qu’elles ne favorisent que des personnes viles, dont on croiroit à peine la bonne fortune, si on en étoit témoin oculaire. » ◀Niveau 3 ◀Niveau 2 ◀Niveau 1