Citation: Justus Van Effen (Ed.): "XXIII. Bagatelle", in: La Bagatelle, Vol.1\024 (1742), pp. 132-137, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2168 [last accessed: ].
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XXIII. Bagatelle.
Du Lundi 21 Juillet 1718.
Level 2► L’Esprit est quelque chose de fort estimable, il n’est pas permis d’en douter. Il a été longtems à la mode dans le Monde, où il a roulé sous mille différentes figures, car c’est un vrai petit Prothée. Il a une liaison fort étroite avec ce que j’ai apellé Bagatelle publique ; par conséquent l’Esprit est une chose sacrée, à laquelle il ne faut pas toucher. Si pourtant la mode venoit à changer, & si l’usage se mettoit en tête de rendre le terme d’Esprit odieux, comme il en a agi à l’égard de celui de Bel-Esprit, il me semble qu’il seroit aisé de justifier ce changement du Goût public, par des raisons assez probables.
Un homme doué de cette disposition machinale du cerveau qu’on apelle Esprit, en fait d’ordinaire un si mauvais usage, qu’il vaudroit infiniment mieux pour lui-même, & pour ceux qu’il fréquente, qu’il fût le plus sot Animal de la Terre habitable. Je connois de ces sortes de gens, qui, parce qu’ils sont spirituels, ont manqué trois ou quatre bons mariages, & autant de charges, & qui ont renversé leur propre fortune à grands coups de Bons-Mots. Qu’ils se rendent malheureux tant qu’ils voudront, c’est leur affaire ; ils méritent bien d’être punis de leur [133] insolence, pour ainsi dire, par leurs propres mains. Mais je voudrois bien savoir pourquoi je dois pâtir moi, de ce qu’un autre a l’imagination échauffée & pétulante ?
Heteroportrait► Voyez Lycidas, par exemple ; il se donne les airs de se produire dans les meilleures compagnies en simple habit de droguet. Il y voit un Jeune-homme doré comme un calice, qui lui rend le salut d’une maniére un peu maigre. Ne voilà-t-il pas mon Gaillard qui se formalise, & qui se sert de la prémiére occasion qui s’offre, pour tomber sur la fripperie d’un homme si bien mis, qui a une pomme d’or massif à sa canne, & un habit brodé d’argent, dont un moment auparavant toute la compagnie avoit admiré l’éloquence pathétique ? Il a même des franges d’or à des gands, qui lui ont coûté plus que ne vaut toute une boutique d’Esprit. Lycidas pourtant a l’insolence de relever tout ce que dit cet honnête homme, il le turlupine, il le force à lui céder le champ de bataille, & tout cela en habit de droguet. En verité, voilà un scandale des plus crians !
Je conviens néanmoins, que le bel habit a aussi un peu tort de son côté : car enfin, une canne avec une pomme d’or n’empêche pas celui qui la porte, de faire une révérence un peu raisonnable. Mais ce même Lycidas est un vrai Démon, qui paroit déclarer la guerre à tous les Sots, quand d’ailleurs ils auroient les meilleures qualités du monde : & voilà ce que je trouverois abominable, si je me croyois permis de faire ici un peu le Rationaliste. Il y auroit un moyen excellent [134] pour lui faire rengainer son caquet : moyen très naturel & très efficace, ce me semble. ◀Heteroportrait
Fabel► Un Lion attaque un Taureau à coups de griffes, le pauvre Taureau se laissera-t-il déchirer patiemment, parce qu’il n’est pas armé de griffes comme l’agresseur ? Point du tout, il le repoussera à coups de cornes, & il fera parfaitement bien. ◀Fabel
Tous les Animaux sont en droit d’employer pour leur défense, les armes que la Nature leur a données. Je voudrois que dans le cas dont il s’agit, on imitât cet exemple.
Les talens sont partagés parmi les Hommes. Les Gens d’esprit sont d’ordinaire de petits drolles fluets & délicats ; les Sots au contraire, généralement parlant, ont des tailles massives, des jambes nerveuses, des bras vigoureux. Vous vous donnez les airs de me railler, Monsieur l’Homme d’Esprit, vous m’attaquez avec des armes dont je ne suis pas muni. Pourquoi trouveriez-vous mauvais que je me servisse des miennes, & que je repliquasse à chacun de vos traits d’esprit, par un coup de poing bien appliqué, ou par un vigoureux coup de pié dans le ventre ?
Metatextuality► C’est bien pis encore, quand un Fat spirituel sait joindre à son talent de railler de vive voix, celui de remplir de sa malice des Vers passablement bien tournés. Malheur alors à quiconque ose lui déplaîre, il se voit bientôt mis en beaux draps blancs ; & pour une légére offense, quelquefois involontaire, il court souvent risque de devenir la fable de tout un Peuple, quand il auroit dans le fond tout le mérite essentiel qui doit fai-[135]re estimer un honnête-homme. Dans les Vers que je vai vous communiquer ici, vous verrez un exemple des excès où la spirituelle malignité de ces Messieurs les porte dans certaines occasions. Ils furent faits du tems de ma prémiére jeunesse par un Jeune-homme de mes amis, que je tâchai en-vain de détourner de l’envie enragée qu’il avoit de rendre cette Piéce publique. ◀Metatextuality
Level 3► Metatextuality► Sur une Vieille qui avoit soufleté un Jeune-homme, à qui on avoit ordonné de baiser pour ravoir son gage. ◀Metatextuality
Citation/Motto► Stances Irregulieres.
J’en conviens, la rigueur te doit être permise :
Hormis ta sotte cruauté,
Rien n’a chez toi, la
Belle à tête grise
Les graces de la nouveauté
Si tes rigueurs convenoient à ton âge,
Que chez
toi l’on verroit un merveilleux accord !
Ta mine, ton
esprit, ton cœur, & ton visage,
Peuvent fort bien
passer pour piéces de raport.
Que ta vertu, quoique petite,
Trouve un asile sûr, Silvie, en ta laideur !
Grace au Ciel ta
trogne maudite,
D’un rempart imprenable entoure ton
honneur.
[136] Non, je ne blâme point, vieille & laide
Silvie,
Cette fierté hors de
saison :
Tu fis bien de saisir la douce occasion
D’être
cruelle une fois en ta vie.
Je suis le seul Mortel, par un fatal
destin,
Qui de ses jours osa, quoique d’un cœur
revêche,
De ta bouche affronter l’hideuse & large
brêche,
Et de te baiser eut le hardi dessein.
Je dois pourtant m’en prendre à mon peu de
courage,
Si je n’ai point paré ce soufflet
odieux :
Car allant à l’assaut de ton hideux
visage,
Effrayé du péril j’avois fermé les yeux.
Dans le tems que ta main sévére
Alloit si mal
répondre à tes traits surannez,
Je résolus encor de me
boucher le nez :
Mais le soufflet rompit ce dessein
salutaire.
Qui diable l’auroit jamais cru ?
Quelle est
donc la raison qui te fit si cruelle ?
De ce baiser
futur le charme inattendu
T’avoit-il troublé la
cervelle?
Peut-être craignois-tu, qu’un odorat trop
vif
Ne mît alors en évidence
Des parfums qu’on te
sert le dégoûtant motif ;
Et ce soufflet fut un coup de prudence.
[137] Te reposant peut-être sur la
foi
De ton miroir trop véritable,
Tu t’es imaginée,
en Femme raisonnable,
Que vouloir te baiser c’est se
moquer de toi.
Ce que je crois un sot caprice,
Est peut-être
une charité :
Peut-être m’as-tu souffleté,
Pour
m’épargner un plus rude suplice.
Je t’aurois desappris, la Belle, à
souffleter,
Ton visage eût senti que j’ai la main fort
bonne.
(Le Beau Sexe me le pardonne,
En t’affrontant
on ne peut l’affronter.)
Ce qui pourtant me rendit sage,
Et contre mon
humeur maître de mon chagrin ;
C’est que ce coup m’ayant
infecté le visage,
Je n’avois garde encor de m’empester
la main. ◀Citation/Motto
◀Level 3
◀Level 2
◀Level 1