Citation: Justus Van Effen (Ed.): "VII. Bagatelle", in: La Bagatelle, Vol.1\008 (1742), pp. 36-41, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2152 [last accessed: ].


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VII. Bagatelle.

Du Jeudi 26. Mai, 1718.

Level 2► General account► Il y a quelque tems que je me trouvai à la Campagne d’un Anglois, qui, aparemment pour me faire voir qu’il n’étoit pas aussi prévenu en faveur de sa Nation qu’on accuse tous ses Compatriotes de l’être, me donna plusieurs exemples curieux de la tendresse extraordinaire que les Anglois ont pour leur Nom de Famille, quand même ils le trouveroient chez des gens qui ne leur apartiennent pas plus que le Grand Mogol. Metatextuality► Il me fit entr’autres un Conte, qui me paroit assez particulier pour mériter que je vous en fasse part. ◀Metatextuality

[37] General account► Certain Libraire de Londres, nommé Nicholson, après avoir couru les rues de cette ville pendant cinquante ans, & en avoir mille fois bravé les crottes, se trouva enfin un assez gros bien pour un bourgeois, sans connoître ame vivante qui eût plus de droit qu’un autre à sa succession. Il tombe malade, il faut nommer un héritier. Comment s’y prendre ? vous l’aller voir. Il fait un testament, où il fait deux Exécuteurs testamentaires, le prémier un Potier d’Etaim nommé Nicholson, le second un Evêque autre Nicholson ; & il leur légue à chacun cinq cens livres sterlin, à condition qu’ils auroient soin de donner le reste de l’héritage au prémier Nicholson qui épouseroit une Nicholson, de quelque coin de la Grande-Bretagne qu’ils pussent sortir, pour profiter des bonnes intentions de ce laborieux Libraire. ◀General account

Mon Ami Anglois fut fort surpris de ne me pas voir rire a gorge déployée, d’un fait qui selon lui me devoit paraître fort bisarre, & qui semblera peut-être tel à quelques-uns de mes Lecteurs, qui sont les raisonnables. Quoi ? diront-ils, travailler cinquante ans de suite, suer sang & eau, se crotter tous les jours dix fois jusqu’à l’échine, pour amasser du bien, & ensuite le donner par testament, à qui ? à une partie de l’Alphabet arrangée d’une certaine maniére, & vous ne trouvez pas cela bisarre & ridicule au suprême degré ? Point du tout, qu’auroit-il fait de son bien ? Vous me direz qu’il aurait pu le laisser à quelques personnes de mérite, qui par ce moyen se seroient tirées de l’obscurité, [38] & auroient rendu leurs vertus & leurs talens utiles au Genre-humain. Mais que savez-vous s’il se connoissoit en mérite ? Vous me direz encore, qu’il pouvoit faire de son bien des Legs pieux. Mais peut-être que ce n’étoit pas-là son goût : je vous ai dit qu’il étoit Libraire, non habebat animam, erat enim Bibliopola : vous m’avouerez que cela se peut fort bien. ◀General account

Parlons plus sérieusement, & faisons voir que cette maniére de disposer de son bien, n’est pas plus ridicule que les dispositions qu’on en fait d’ordinaire chez toutes les Nations civilisées, & par conséquent qu’il n’y a rien à redire.

Chez nous, quand on n’a point de proche Parent, on donne son bien ou à quelque Ami flateur, qui, habile à succéder, n’a d’autre mérite que d’avoir corrompu nos mœurs par de basses flateries, & par des complaisances serviles ; ou bien à un Parent reculé, que souvent on ne connoit ni d’Eve ni d’Adam, & qui viendra peut-être des Indes, pour se mettre en possession d’une richesse qui lui est venue en dormant.

N’est-il pas indubitable que le bon Nicholson en a agi tout aussi prudemment que ceux dont nous venons de parler ? Il se pouvoit que les futurs Epoux, Mr. & Mad. Nicholson fussent de fort sottes gens, & même des gens fort vicieux, & qu’ils fissent un très mauvais usage d’une succession si peu attendue ; mais aussi, il n’étoit pas impossible qu’ils fussent dignes de leur bonheur. C’étoit un pur hasard, un coup de dé ; le [39] Testateur avoit reçu son bien des mains de la Fortune, & en mourant il le rend à cette même Fortune, pour en disposer à sa fantaisie. Cette conduite est sans contredit des plus sages, c’est une espéce de restitution.

Disons un mot de la maniére la plus naturelle de succéder : c’est celle d’un Enfant qui entre dans les biens de son Pére. Rien de plus juste, sur-tout si cet Enfant a de bonnes qualités, & s’il s’est toujours fait un devoir de payer à l’auteur de sa vie, le respect que la Nature exigeoit de lui. Mais si un Fils est fort éloigné d’avoir quelque mérite, doit-il perdre pour cela son droit ? Il faut distinguer. S’il n’est pas assez avare, ou si contre le gré de son Pére il épouse une Fille agréable & vertueuse, il faut le deshériter, cela ne souffre aucune difficulté, j’en apelle à l’Usage. Mais si ce Fils est seulement une bête, s’il a les inclinations basses & sordides, s’il est débauché sans être excessivement prodigue ; enfin, s’il est un peu fripon par une noble inclination pour le bien, c’est une autre affaire, pourquoi n’hériteroit il pas ? il a toutes les qualités requises pour conserver le bien dans la famille.

General account► J’ai connu pourtant un bon vieux Gentilhomme, qui n’étoit pas de cet avis. Il étoit un peu Rationaliste, caractére assez rare parmi les Vieillards, qui d’ordinaire ont trop bien profité de l’Expérience, pour se laisser maîtriser par la Raison.

Ce Gentilhomme vivoit à la campagne d’un revenu assez considérable, entretenant la santé de son corps par des exercices mo-[40]diques, & ce qu’il apelloit la santé de son ame, par la lecture & par la réflexion. Il auroit trouvé son bonheur complet, si parmi ses trois Fils il n’en eût eu deux, qui répondirent très mal à ses soins.

L’ainé étoit un cheval de carosse, rogue, fier, impérieux, ennemi juré de tout ce qu’on apelle Erudition, Politesse : son occupation étoit la chasse, & il faisoit son amusement de battre les Paysans, & de débaucher les Villageoises.

Le second étoit un niais, trop sot pour avoir ici un caractére : à peine savoit-il lire à l’âge de dix-huit ans, & toute la premiére fleur de sa jeunesse s’étoit écoulée à causer avec des laquais, à badiner avec un chien, & à troquer des pigeons, dont il savoit nommer toutes les différentes espéces.

Pour le cadet, il avoit tout le mérite dé la famille. Ce que son Pére estimoit le plus en lui, étoit un panchant presque naturel à peser tout dans les balances de la Raison. Par cet heureux panchant, il ne considéroit guéres la noblesse de son extraction, que par raport aux devoirs qui y sont attachés : il aimoit l’étude, mais il la tournoit beaucoup plus du côté du raisonnement, que du côté du savoir ; & généralement l’ostentation entroit fort peu dans toute sa conduite : il trouvoit toujours du tems pour s’appliquer à quelque chose d’utile, sans jamais paroître embarassé de la compagnie des honnêtes gens qui venoient l’en détourner : son esprit paroissoit porté à l’économie, il savoit combien le revenu d’une Forêt seroit augmenté, [41] si toutes les années on plantoit de nouveau un tel nombre d’arbres ; mais il ne paroissoit économe, que pour augmenter les moyens d’être généreux. Son Pére le traitoit plutôt comme son compagnon, que comme son fils ; & pour lui, il payoit moins à son Pére l’hommage qu’il lui devoit sous le titre de son enfant, que la déférence qu’un honnête homme paye avec plaisir à un Ami raisonnable & expérimenté dans le Monde. Ajoutez à tous ces talens, des égards continuels pour les emportemens de son aîné, & un tendre support pour l’imbécillité de son autre frére, & vous ne serez pas surpris que cet heureux cadet faisoit les délices du vieux Gentilhomme.

Il m’a dit plusieurs fois, qu’il feroit tous ses efforts pour laisser la masse de son bien à son Enfant chéri ; & il croyoit qu’il suffisoit pour les deux autres, de ne pas mourir de faim, & d’avoir chacun huit cens livres de rente, & une petite chaumiére à la campagne. Vous verrez dans le papier suivant, quelles raisons le bon homme alléguoit pour justifier un procédé si extraordinaire. ◀General account ◀Level 2 ◀Level 1