La Bagatelle: IV. Bagatelle
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IV. Bagatelle.
Du Lundi 16. Mai 1718.
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Le Philosophe à qui je viens de river
le clou d’une maniére si vigoureuse, sera obligé d’avouer à son
tour, qu’effectivement nous jouissons de certains agrémens qui
lui manquent ; mais comme c’est une race opiniâtre, il
s’obstinera à préférer son sort au nôtre.
Ce maroufle de Philosophe n’aura-t-il jamais fait ?
Qu’on me permette de faire voir par la petite solution
que je viens de donner, & qui sans contredit est fort jolie,
que l’Esprit a des avances prodigieux sur la Raison. Celle-ci
fue sang & eau pour vous bâtir un argument sur pilotis, la
maniére de parler est assez extraordinaire pour qu’on la trouve
bonne : l’Edifice se léve lentement & solidement, &
quand on est prêt à y mettre la derniére pierre, zeste, un petit
bon-mot, une petite citation bien appliquée, part d’une
imagination brusque comme un coup de fusil : voilà la Raison
& le Raisonnement qui en tiennent, Procumbit humi bos. Il me reste encore à parler de deux autres moyens
d’avoir de l’esprit infiniment : j’entens raisonnablement bien
le prémier ; mais pour l’autre je conviens, à mon grand regret,
qu’il passe ma sphére. Le prémier n’est autre chose que l’art de
raréfier les pensées. Il faut entendre un peu la Physique, pour
bien concevoir la force du terme dont je me sers ici ;
expliquons-nous. L’Air a une certaine propriété, qu’on apelle
Elasticité, c’est-à-dire, que chaque particule d’air peut se
replier : alors l’air se condense, & une grande quantité de
cette matiére peut être resserrée dans un petit espace. Quand au
contraire ces ressorts se lâchent, l’air se raréfie, & peu
d’air suffit pour remplir un grand espace. A présent on entendra
bien que condenser ses pensées, c’est resserrer un grand nombre
de pensées dans un petit nombre de mots. Raréfier ses pensées,
au contraire, c’est les étendre pour leur faire occuper un grand
terrain. La prémiére de ces méthodes est en usage chez les
Géométres & chez les Faiseurs d’Extraits ; & la seconde
est tombée en partage aux Poëtes, aux Auteurs de Romans, aux
Historiens modernes, aux Métaphysiciens, aux Prédicateurs, en un
mot, à tous les Ecrivains qui prétendent avoir de l’esprit &
de l’imagination. Je ne vois pas qu’il vaille la peine de parler
ici du stile des Géométres, & des autres Rationalisles : ce
sont de vrais prodigues ; ils s’imaginent qu’ils auront toujours
des pensées de reste, & il arrive bien souvent qu’ils
dépensent tout leur bien dans un seul volume. Pour
les Beaux-Esprits ils mettent leur petit trésor à profit, par un
ménage prudent & sensé ; & il y a beaucoup de grands
Hommes, anciens & modernes, qui doivent toute leur
réputation à cette sobriété de stile. Ovide est un modéle achevé
de cette perfection. Il est vrai qu’il ne ressemble pas à
quelques Grimauds de nos jours, qui raréfient leur esprit par de
fades répétitions, par des synonimes plats, & par des
épithétes d’Ecolier. Non, il vous donne la même idée quatre ou
cinq fois de suite, toujours ajustée différemment, mais d’une
maniére également brillante : ses pensées ressemblent à ces
Coquettes, qui se parent de trois ou quatre maniéres dans un
seul jour, & qui combinant leurs charmes avec quatre habits
différens, trouvent l’art de les rendre toujours nouveaux. Je
pourrois encore vous citer d’autres Ecrivains, qui ont brillé
par le même artifice ; mais je pense qu’il suffit que vous
m’ayez lu, pour avoir une idée juste de la matiére en question.
Il est fort rare que les pensées condensées fassent un bon effet
dans un Ouvrage d’esprit ; mais il y a certaines sortes de
productions, où elles hâtent absolument tout : telles sont ces
Piéces gracieuses, & quelquefois précieuses, qu’on apelle
Odes Anacréontiques. Personne n’y a plus mal réussi que Mr. de
la Mothe, que des gens sans goût ne laissent pas d’estimer ; il
met presque une pensée entiére dans chaque Strophe de ses
petites Odes ; & cela s’apelle les étouffer, les étrangler.
C’est ce que le Poëte sans Fard lui fait toucher au
doigt, à l’occasion d’une petite Piéce intitulée les Souhaits.
Je vai la copier ici en faveur de quelques-uns de mes Lecteurs,
qui n’auront peut-être lu, ni la Piéce même, ni la Critique
sensée qu’on en a faite. Quoique je me propose de vous faire voir
clair comme le jour, que ce petit Poëme est mauvais,
abominablement mauvais, la justice qu’on doit à tout le monde,
m’oblige pourtant à faire voir à mon Lecteur un
trait tout-à-fait délicat, que je trouve dans le second Vers de
la derniére Strophe ; c’est une fleur de Rhétorique qu’on apelle
Réticence. Que bientôt mes flots enflammez… Quelque Chercheur de
midi à quatorze heures me demandera peut-être, que feroient ces
flots enflammez, si l’Auteur étoit une Fontaine ? Ce qu’ils
feroient ? Parbleu ! tout ce qu’il vous plaîra ; qu’est-ce que
cela me fait à moi ? Il est pourtant très certain que l’Auteur
le savoit bien, puisque dans le Vers suivant il demande pardon à
sa Maîtresse de l’intention de ses flots enflammez. On ne
demande pas pardon à sa Maîtresse pour rien. J’avoue qu’il est
difficile à nous autres, de bien juger de la gaillarde
entreprise des flots en question : mais c’est justement où
consiste la délicatesse de la pensée. Je l’ai déja dit, le
propre du Délicat, c’est de faire penser ; & comme il n’y a
rien ici qui nous détermine à penser plutôt à une chose qu’à une
autre, il ne dépend que de nous de penser longtems ; & par
conséquent cette Rétitence est extraordinairement délicate.
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Dialog
Il est vrai, dira-t-il, que mon
exactitude me rend peu propre à plaîre dans le grand
monde ; mais rien ne m’empêche de rouler dans un petit
Cercle d’Amis sensés, dont l’entretien peut me divertir
d’une maniére utile. D’ailleurs, absolument parlant, je
puis m’en passer, je me suffis à moi-même. Vous autres,
vous dépendez de vos Compagnies, & vous n’êtes pas
entiers quand vous étes seuls. Semblables à des
personnes qui se servant de mets qui ne font que
rafraîchir la bouche sans nourrir le corps, doivent à
tout moment manger sur nouveaux fraix, à peine avez-vous
goûté un de vos plaisirs ordinaires, que vous vous
trouvez malheureux s’il ne s’en présente pas d’abord un
autre. Pour nous, nous nourrissons notre ame d’alimens
succulens, qui pendant longtems peuvent nous sustanter.
Par-tout où je me trouve seul, dans un antre, dans un
désert, j’y jouis de la satisfaction de me posséder
moi-même ; j’y suis toujours accompagné de mille idées
rectifiées, & dégagées, du fatras des préjugés
vulgaires ; je me plais à passer ces idées
en revue, & à m’enrichir de quelque nouvelle
acquisition. Un Avare qui tire l’or de ses coffres, qui
se réjouit à la vue de ses trésors, & qui y ajoute
quelque nouveau gain, ne goûte pas un plaisir plus pur
& plus satisfaisant. De plus, mille objets que la
coutume vous fait envisager toujours avec une indolence
stupide, attirent mon attention. Une promenade est
capable de me procurer le divertissement le plus varié,
un arbre, une plante ...
Zitat/Motto
Vous aimez tant la promenade, Hé
bien, allez vous promener.
Metatextualität
Voilà la seule réplique dont je
prétens honorer ce raisonnement si sérieux & si
ennuyeux, que je suis persuadé que la moitié de mes Lecteurs
n’auront pas la patience de le lire d’un bout à l’autre.
Zitat/Motto
Que ne
suis-je la Fleur nouvelle, Qu’au matin Climéne choisit ; Qui
sur le sein de cette Belle, Passe le seul jour qu’elle vit !
Que ne suis-je le doux Zéphire, Qui flate & rafraîchit
son teint ; Et qui pour ses charmes soupire Aux yeux de
Flore, qui s’en plaint ! Que ne suis-je l’Oiseau si tendre,
Dont Climéne aime tant la voix, Que même elle oublie, à
l’entendre, Le danger d’être tard au Bois ! Que ne suis-je
cette Onde claire, Qui contre la chaleur du jour Dans son
sein reçoit ma Bergére, Qu’elle croit la Mére d’Amour !
Dieux ! si j’étois cette Fontaine, Que bientôt mes flots
enflammez… Pardonnez, je voudrois, Climéne, Etre tout ce que
vous aimez.
