Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours XV.
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Discours XV.
Livello 2
J’AI promis de dire toujours ce qui
arriveroit, quand j'en serois instruit, & je tiendrai
parole, autant du moins que le bon ordre, la décence &
l'humanité me le permettront. Je n'épargnerai ni mes ennemis, ni
mes amis, ni moi-même. Je puis avoir des torts, des erreurs, des
passions : quand un avis honnête ne suffira pas pour m'éclairer
sur leur mauvais effet, je consulterai le public, il me jugera ;
& je me sens assez de respect pour ses décisions, assez
d'amour pour le bien, assez de docilité, assez de probité, pour
croire que je me corrigerai, après qu'un jugement unanime m'y
aura condamné. Après cet aveu, qui est sincere, qui aura un jour
toutes ses preuves, & que je consens qu'on regarde désormais
comme on engagement, je crois être en droit
d'exiger de ceux que je n'aurai pu éclairer par mes avis, &
que je traduirai au même tribunal, qu'ils ne s'offensent point
de la force de violence que je paroîtrai leur faire par-là ;
surtout si j'expose clairement & fidelement le fait ; si
après avoir prévenu mon adversaire de ma résolution, il m'a
laissé la liberté de la suivre & enfin s'il peut résulter un
bien du jugement que je me croirai obligé de solliciter contre
lui. Je vais commencer à mettre le public dans ses fonctions,
& pour remplir mes engagemens à tous égards, c'est par
moi-même qu'il commencera à jouir des droits que je viens, de
lui donner. Voilà
l'état de la question. Je sçais que j'ai raison dans le premier
chef, que je n'ai pas tort dans le second, & j'ose le dire. Je sçais même que le public trouvera cette
cause indigne de la gravité de son jugement, parce qu’elle ne
mérite pas d'être jugée, tant elle est simple ; mais M. l'Abbé
de *** est un homme d'esprit, un homme de lettres ; il vit dans
le monde, il décide volontiers ; on l'écoute, & souvent on
le croit. Le public qui sentira aujourd'hui que ses jugemens ne
doivent pas être toujours crus, concevra qu'il est nécessaire de
lui apprendre qu'il peut le tromper quelquefois. Il sçait la
démarche que je fais, il y a consenti volontiers, espérant
triompher ; ainsi je l'accuse sans le trahir, après l'avoir
combattu sans l'offenser. Je prie les personnes qui me feront
l'honneur de m'écrire à ce sujet, de signer leur lettre, &
de me permettre de la faire imprimer. Je n'en recevrai aucune
qui ne soit signée. Je ne veux pas que M. l’Abbé puisse me soupçonner d'avoir forgé moi-même mes armes contre
lui.
Racconto generale
J’étois hier chez un
Libraire connu à côté de la Comédie Françoise. M. l'Abbé
de *** y arriva un moment après moi ; nous eûmes ensemble
une conversation, d’abord assez indifférente ;
ensuite la matiere en devint plus sérieuse ; nos esprits
s'échaufferent, & nous finîmes par avoir une dispute. Je
vais en rapporter le sujet : il y avoit des témoins ; ils
diront si je fais violence à la vérité, dans mon exposition.
Nous parlions des crimes qu'on juge légérement dans le
monde, & ausquels on ne donne conséquemment pas le nom
qu'ils méritent. Je condamnois cette indulgence ; je
l'imputois à l'intérêt personnel, au besoin que les hommes,
juges toujours éclairés de leurs propres fautes, sentent
qu'ils ont, de l'indulgence générale ; & je disois que
quoique répandue partout, je la croyois incapable de
corrompre le jugement de l’honnête-homme. Je ne me souviens
plus de ce que M. l'Abbé répondit. Nous continuâmes à
converser. J'expliquai ce que j'entendois par crimes. On sent que je ne voulois pas parler de
ceux sur lesquels les loix humaines ou nationales
prononcent, & qui conduisent à l'échafaut. Je ne parlois
en effet que des mauvais procédés, des trahisons, des
noirceurs. Pour rendre mes idées plus claires, je proposai
des exemples, & je me servis de cette supposition, car
voilà le sujet de notre querelle. Un homme, dis-je, a avancé
contre un autre un fait dont il est certain & a rendu
son accusation publique. L'accusé, cherchant à confondre son
adversaire, fait imprimée une fausseté, un mensonge insigne,
qui dément le fait avancé, & il le publie également Ce
mensonge paroît avoir les couleurs de la vérité, tout le
monde y doit être trompé, & ceux qui le seront, ne
pourront s'empêcher de regarder comme un imposteur, comme un
ennemi lâche, le premier accusateur qu'ils croiront dèslors
avoir menti impudemment. Ce procédé, cette
imposture, ne méritent-ils pas le nom de chose atroce !
C'est le nom que je leur donnai, & ce nom fut le sujet
d'une dispute très-vive. M. l'Abbé m'accusa de raisonner
fort mal, de n'être pas Logicien, de m'enivrer des idées
d'une probité fantastique. Il voulut me persuader que ce
crime que je ne pouvois envisager sans horreur, n'étoit
qu'une action toute ordinaire, n'attaquoit nullement la
probité, & n'étoit pas plus une chose atroce, que ne le
seroit d'imprimer qu'on a soupé hier au marais, si cela
n'étoit pas vrai. Il parloit sérieusement, je vis qu'il
disoit ce qu'il pensoit, & je fus confondu ; je n'avois
de ma vie entendu rien d'aussi étrange, d'aussi contraire
aux regles de la dialectique qu'il m'accusoit de ne point
sçavoir. Je répondis beaucoup de choses, & elles ne
servirent qu'à me confirmer l'intime conviction où étoit M. l'Abbé de l'excellence de sa logique.
Comme je n'ai, ni une poitrine, ni un estomac, & qu'il a
précisément l'un & l'autre ; je lui dis nous pensons
différemment, n'en parlons plus. Il trouva cette façon de
m'exprimer très-incivile, & cela fit encore le sujet
d'une vive dispute. J'eus la politesse de répondre
sérieusement à ce reproche, je pouvois lui dire qu'il me
paroissoit étonnant qu'un homme qui avoit autant
d'indulgence pour les mauvaises actions, en eût aussi peu
pour les actions innocentes mais je ne le fis pas ; c'eût
été une personnalité, & je ne m'en permis jamais aucune
devant des témoins ; je le combattis par des raisons &
elles furent perdues pour lui comme pour moi.
Metatestualità
Ces lettres doivent être
adressées à Madame Bordelet, Libraire rue Saint-Jacques,
près le Collége des Jésuites.
Livello 3
Lettera/Lettera al direttore
Saint-Quentin, ce 20 Juin
1759. Vous m'invitez si obligeamment,
Monsieur, à faire nombre parmi vos Lecteurs, que je me
reprocherois d'hésiter à y consentir & à vous en
remercier. Je suis très-persuadé, Monsieur, que je
trouverai des traits agréables & faillans dans votre
Spectateur. Les premiers éloges de M. Freron ont pû être
donnés aux liaisons de l'amitié, ou aux sentimens de la
considération1; mais les
seconds sont sans doute, l'effet incontestable du mérite
de vos productions. Il n'est point au rang
de ceux dont Cicéron disoit Citazione/Motto
Ore pleniore laudare. & je vous crois
volontiers d'après lui, Monsieur, très-digne de succéder
aux Addissons & aux Steeles. Je desire beaucoup que
comme eux, vous parcouriez la carriere la plus longue
& la plus brillante. Je suis fort aise que vous ayez
fait imprimer le trait que je vous ai cité. Il est
propre à nous guérir d'un préjugé très-commun ; c'est
celui de regarder comme enthousiastes, ceux qui croyent
aux grands effets de la musique. Il semble qu'on seroit
humilié de convenir qu'ils ne s'operent que sur les
têtes bien organisées, & c'est presqu'un ridicule
que l'extrême sensibilité. On cache ses pleurs à la
tragédie comme un crime. Je n'osois dire tout haut à
Paris, que j'avois pleuré six jours de suite au Stabat
de Pergolese. On craint de paroître céder
aux tendres impulsions de la nature, tandis qu'on ne
rougit point de s'abandonner avec éclat aux fureurs que
souvent elle inspire. On ne parle que d'humanité, &
on n'oseroit paroître humain ni sensible. Frondez ces
contradictions, Monsieur, avec force & véhémence,
c'est le plus beau rôle d'un Spectateur éclairé. J'ai
l'honneur d'être très-parfaitement, Monsieur, votre
très-humble & très-obéissant serviteur. D. Cottin
Livello 3
Lettera/Lettera al direttore
Saint-Quentin, ce 20 Juin
1759.
Citazione/Motto
Ore pleniore laudare.
1Je n'avois pas vû M. Freron depuis deux ans, lorsqu’il a parlé de mon Ouvrage dans le mois de Janvier passé.