Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours XIV.
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Discours XIV.
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Metatextualität
Voici une nouvelle lettre de
l'homme intéressant & malheureux qui m'a écrit déjà deux
fois. Je commence à comprendre que sa passion pour l'esprit
est un mal incurable. Je ne lui donnerai plus de conseils ;
ils finiroient par lui être odieux, & je ne veux pas
ressembler à tant de gens que le zële abuse & rend
inhumain. Je recevrai les lettres qu'il m'adressera s'il
continue de m'écrire ; je vois qu'il y trouve de la
consolation & j'en suis flatté. C'est véritablement
aujourd'hui que je puis dire que mon Livre n'est pas
inutile, puisqu'il devient le dépôt des plaisirs & des
sentimens d'un être à qui personne ne songeroit peut-être à
en inspirer, & dont le malheur peut être une si bonne
leçon pour les gens trop heureux & insensibles. Cette nouvelle lettre roule sur le bonheur. Ce
titre seul la rendroit intéressante, mais la circonstance
m'a paru encore plus propre à ajouter un prix aux choses
qu'elle contient. Il est assez singulier de voir un
malheureux écrire sur le bonheur. Fontenelle traita
autrefois ce sujet, je viens de relire son discours & je
n'y ai trouvé que de l'élégance ; point de feu, point de
sentiment, très-peu d'idées. Fontenelle étoit pourtant
heureux, mais la froideur l'empêchoit de sentir son bonheur
même. L'inconnu qui va parler, a l'imagination très-vive, le
cœur très-tendre ; il n'appartient qu'à de pareils écrivains
de peindre le bonheur ; car enfin, le bonheur n'est autre
chose que le plaisir qui se forme d'une réunion d'idées
très-vives & de sentimens très-agréables. Il n'est pas
autre chose, mais s'il n'est que cela, (comme on n'en
sçauroit douter,) il paroîtra singulier qu'un malheureux ait
pu se frapper de plaisirs qu'il est si loin
d'éprouver. Mais le sentiment ! le sentiment ! Que ne
pense-t'on pas, que n'imagine-ton point avec un cœur
sensible ! Voyons par cette peinture jusqu'où peut s'étendre
la preuve de ce que je dis. Un Spectateur trouve un plaisir
délicieux à s'occuper d'objets qui ont une si étroite
liaison avec les intérêts du cœur humain.
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Brief/Leserbrief
Monsieur, Le vrai bonheur
n'est guere qu'un songe ; aussi ne l’ai-je vû qu'en
songe. II y avoit déjà quelque tems que je tâchois de me
représenter des hommes parfaitement heureux ; il me
sembloit que je pourrois les prendre pour modele &
devenir heureux moi-même. J'avois fait un traité avec
mon imagination ; j'avois exigé qu'elle ne me promenât
point chez des peuples tout-à-fait civilisés parce
qu'ils ont trop d'esprit ; ni chez des
peuples tout-à-fait barbares, parce qu'ils ont peut-être
trop de raison. Mon imagination, exacte à obéir, me
montra hier des hommes presques inconnus, sages &
heureux. Ils ressembloient un peu aux habitans de la
Bétique, dont Hazael raconta autrefois la charmante
histoire à Telemaque. Un beau Ciel fertilisoit &
rendoit heureuse cette région. Les fruits admirables
qu'elle produisoit, & le lait des troupeaux,
suffisoient aux heureux Bergers qui l'habitoient. Les
innocens plaisirs étoient leurs seules loix, & les
moyens de & les procurer, leur plus sérieuse
occupation. Tous les corps y étoient beaux, vigoureux
& sains ; ils croient animés par des esprits vifs,
enjoués ; par des cœurs faits pour la tendresse, mais
qui sçavoient trouver dans la confiance & l'amour
conjugal, le comblé de leur félicité.
Jamais une goutte de sang ne souilla cette terre
fortunée. On n'y connoissoit que des animaux paisibles
& caressans. Tous ces animaux apprivoisés, vivant
ensemble, toujours amoureux, parce qu'ils jouissoient
d'un printems éternel, folâtrant sans cesse autour des
Bergers & des Bergeres, auroient augmenté, s'il eût
été possible, la vivacité de leurs ardeurs mutuelles.
Les fortunés habitans de ces lieux enchantés, ne
connoissoient pas de plus pénibles exercices que la
garde des troupeaux. Cultiver des fleurs, se baigner,
préparer de doux repas, reçus des mains de la nature,
élaguer des arbrisseaux, alligner des allées, des
canaux, former des bosquets, des cabinets de verdure en
un mot, ajouter à l'aimable simplicite champêtre, le
vernis de l'art qui ne sçauroit être trop léger ; voilà
quels étoient dans cette aimable contrée, les plus
grands travaux & les seules peines.
Les causes ordinaires de nos infirmités, de nos
maladies, de nos chagrins, y étoient inconnues ; on y
mouroit sans souffrir ; on y mouroit comme on s’endort
ailleurs. Ces peuples, trop heureux pour n'être pas
reconnoissans, & trop attentifs aux merveilles qui
les environnoient, pour n'y pas découvrir une
intelligence & une bonté infinies ; ces peuples,
adoroient un Dieu Créateur ; ils étoient persuadés de
l'immortalité de l'ame ; ils attendoient tranquillement
une vie digne des enfans de Dieu ; ils passoient les
jours rapides de celle-ci, dans une parfaite innocence,
suivant les loi que la nature a écrites dans tous les
cœurs, lois saintes & augustes qui se seront
éternellement respecter, dans les siecles même les plus
corrompus & les plus barbares. L'imagination la plus
vive & la plus brillante ne vous traceroit
qu'imparfaitement le dernier spectacle que m'offrit dans cette charmante contrée, le plus
délicieux des songes. Vous supplierez, Monsieur, à ma
façon de peindre & de concevoir les choses : il
faudroit le pinceau d'Ovide ou d’Anacréon, pour
représenter des objets si touchans. Ce peuple de
Bergers, que je n’avois encore vûs qu'épars sur des
côteaux ou dans des vallons, je le vis tout d'un coup
rassemblé dans un bois, dont la situation, la
disposition, la forme, sont des chef-d'œuvres d'un art
d'autant plus admirable, qu'il enchante sans paroître.
Au milieu de ce bois étoit un temple, ou plutôt le bois
tout entier en étoit un. Quatre avenues de cédres
s'élevoient doucement & avec majesté jusqu’à une
très-grande piece de verdure octogone : du centre de
cette piece, ces quatre avenues sembloient descendre
& aller se perdre aux extrémités de la terre. Quatre
avenues plus étroites, bordées d'orangers, repondoient aux autres angles de l'octogone.
Celles-ci moins étendues que les premieres laissoient
voir, hors du bois, d'agréables lointains. Un vaste
badin de figure ovale occupoit le milieu de la piece de
verdure, & baignoit le parvis du temple ; les eaux
qu'il répandoit, reçues dans des canaux paralleles aux
avenues, formoient des cascades d'argent, dont l'éclat
étoit rehaussé par le mélange clair-obscur du Soleil
& de l'ombre, & par l'émail des fleurs qui
bordoient leur passage. Ce bassin entouroit le temple,
qui étoit une grande & magnifique colonade
découverte, toute de marbre blanc d'ordre dorique.1Cette colonade avoit huit angles égaux
& correspondans à ceux de la piece de verdure. Je
demandai pourquoi il n'y avoit dans tout le
pays, que ce seul temple & pourquoi il n'y avoit
point d'autre édifice que ce temple. On me répondit à la
premiere question, que l'on vouloit indiquer par-là
l'unité d'un Dieu & prévenir la division du peuple :
on me répondit à la seconde, que les auteurs de ce
temple ayant été instruits & dirigés par la Divinité
même, avoient fait un ouvrage immuable ; & que pour
empêcher leurs descendans, qui ne seroient jamais
obligés de le rétablir, de vouloir rien entreprendre de
semblable, ils avoient brûlé & dispersé les
instrumens qui avoient servi à cette construction. Le
Grand-Prêtre qui offroit le sacrifice étoit un vieillard
vénérable, dont la seule vue inspiroit une crainte
religieuse & un saint respect. Une grande robbe de
brocard d'or qui trainoit loin derriere lui, formoit la
draperie la plus heureusement jettée, soit qu'il marchât, soit qu'il fût assis ou à genoux.
C'étoit dans cette humble attitude, les mains & les
yeux tendrement élevés au Ciel, qu'il offroit à l'Etre
Suprême, les prémices de toutes les productions de la
terre, & les cœurs de tout son peuple. Quel
spectacle de voir ce peuple d'adorateurs . . . . . . le
pinceau me tombe des mains. Je vais vous tracer une
légere esquisse des innocens plaisirs, des fêtes riantes
qui suivirent le culte public. Le Soleil quittoit notre
horizon, mais au lieu de se précipiter dans le sein de
Thétis il y descendoit avec lenteur, & paroissoit
quitter à regret ce bois charmant, où il voyoit mille
femmes, toutes plus belles que Thétis, aussi belles même
que Vénus & les graces. Cependant il se retiroit peu
à peu. Il alloit faire place à un foible
mais agréable crépuscule. Le Ciel se couvrit de quelques
légers nuages : les rayons mourans du Soleil, réfléchis
par cette rosée volatile, s’y décomposerent &
offrirent à mes yeux les inimitables couleurs, les
tendres nuances de l'Arc-en-ciel. Il étoit tendu d'une
extrémité à l'autre de deux des principales avenues du
bois. On admira quelque tems ce brillant météore ; il
disparut. Le peuple se partagea en différentes troupes
plus ou moins nombreuses : on voyoit, les amans, les
époux, les amis, se chercher, & démêler dans la
foule ; l'amour & les grâces sembloient diriger les
mouvemens de tous les corps & de tous les yeux. On
commença la fête par des repas composés de fruits &
de laitages ; un gazon fleuri servoit de table ; la
joie, la tendresse, les saillies ingénieuses étoient l’ame de ces charmans fastins. On n'y parloit
qu'à demi-voix, pour ne pas perdre le plaisir que
causoit l'agréable murmure des cascades, & les
accens mélodieux du rossignol. Quand le repas fut fini,
tout le monde se leva & se rendit à la pièce de
verdure. Un jeune homme grand, bien fait, d'une beauté
mâle & touchante, s'approcha du bassin où étoient
huit petits canots ornés de fleurs & de feuillages :
il entra dans un de ces canots, avec sa bergere, aussi
grande & aussi belle que lui. Les autres nacelles
furent bientôt remplies de jeunes gens, qui après
quelques coups de rame, placerent chacun la leur, aux
angles du temple, & par conséquent à ceux de la
piece de verdure, & en face des huit avenues du bois
: le reste du peuple étoit mollement couché sur le
gazon, autour du bassin. Un amant tout
occupé de l'agréable conversation qu'il avoit avec sa
bergere, ne s'apperçut point du départ des autres. Une
curiosité permise dans un pays où l'on ne connoît, ni
affaires, ni crimes, ni secret, me fit approcher d'eux
& écouter leur entretien. Que je fus bien payé de ma
peine ! Ils ne se tenoient point le fade langage d'un
amour tout métaphysique ; ils ne récitoient point une
longue tirade, une ennuyeuse formule de phrases
doucereuses & étudiées ; encore moins des propos
cyniques tels que ceux dont nos jeunes gens souillent
leur imagination dans les écoles de la débauche ; ils se
disoient au contraire des choses si tendres, si
délicates, que j'apprenois encore avec eux à aimer,
& à exprimer mon amour. On vint les avertir que la
musique alloit commencer ; ils se rendirent à la piece
de verdure, & je les y suivis. Tout
étant ainsi disposé, il se fit un profond silence. Le
jeune homme dont j’ai parlé, prit une lyre d'or que l’on
conservoit avec soin depuis plusieurs siecles, n'y ayant
dans ce pays-là que ce seul instrument de musique. Il
commença par quelques préludes légers & tendres qui
me ravirent. Mais quelle fut ma surprise lorsqu'après
quelques instans, des sons fermes, majestueux, pleins
d'harmonie, & qui sembloient s'élever par degrés
jusqu'aux Cieux, vinrent me causer la sensation la plus
douce que j'aie jamais éprouvée ! Qui pourroit exprimer
tous les plaisirs dont je sus enivré en entendant la
voix divine de ce jeune homme, mariée délicatement à sa
lyre, divine elle-même. Que de charmes réunis ! Dans
quel océan de délices mon cœur fut plongé ! Les oiseaux
ne chantoient plus, mais ils dormoient moins encore : au
lien de leurs ramages, on ne les entendoit
pousser que de tendres soupirs ; ils s'avouoient
vaincus : les Cieux étoient d'un plus bel azur que
jamais : les astres sembloient emprunter l'éclat des
yeux des Bergeres : la Lune immobile se miroit dans le
bassin, dans les canaux ; sa tremblante lumiere mêlée à
la sombre & agréable couleur du feuillage, rendoit
encore plus brillante l’onde fugitive ; les zéphirs
n'osoient soupirer : les fleurs parfumoient l'air ; ce
doux parfum, la fraicheur, le silence de la nuit, tout
cela eût ajouté des charmes à tout autre concert que
celui que j'entendois. Je ne pus résister sur tout à la
douceur de la voix de Célimene, (c'étoit l'épouse du
jeune homme) elle chantoit le bonheur de la vie
champêtre & de l'amour conjugal ; son tendre époux
se surpassoit en l’accompagnant ; plus elle chantoit,
plus sa voix devenoit ravissante. L'excès du plaisir me
rendit presque insensible : je fus bientôt
tiré de ce doux évanouissement. Les Bergers & les
Bergeres placés dans les nacelles dont j'ai parlé plus
haut chanterent en chœur. Les échos des montagnes, les
voûtes même des Cieux, en retentirent & parurent les
admirer. Il étoit environ minuit ; les vieillards se
leverent ; on se retira en chantant & en dansant :
je m'éveillai. Quel malheur que de tels rêves
finissent ! Ce n'est pas le seul de cette espece que
j'aie eu ; ainsi, Monsieur, pour peu qu'ils puissent
vous amuser, j'ai de quoi vous satisfaire ; je serois
d'ailleurs très-flatté que mes songes vous plussent.
J'ai l'honneur d'être, &c.
Brief/Leserbrief
Réponse. Je serai toujours charmé
de lire des songes qui me représenteront une imagination doucement égarée & conduite par les plaisirs,
dans les aziles & dans le temple de la nature. Toujours
des Bergers & des Bergeres, des hommes vrais &
sensibles, des jeunes gens volontairement subordonnés, des
vieillards modestes & aimables, malgré la dignité de la
domination toucheront mon cœur & amuseront mon esprit :
il faudroit avoir bien peu d'ame, être bien incapable de
préférer le bien au mal, & s'être bien peu frappé de
tout ce qu'on a vû dans le monde, quand on y a beaucoup
vécu, pour ne jetter que des regards indifférens sur des
tableaux où toutes les vertus sortent à la fois, jouent
ensemble, & forment une chaîne ingénieuse avec les
tendres plaisirs. Nos femmes si légeres, si perfides, si
indécentes, nos jeunes gens si volages, si hardis, si
fourbes, si scandaleux ; nos loix si souvent violées, nos
temples si peu respectés, nos mœurs si
corrompues, notre siecle enfin si sécond en monstrueuses
révolutions, tout cela engage l'honnête-homme à porter les
yeux sur ces lointains où la nature semble s'être
représentée elle-même ; il y fixe ses regards enchantés, ses
regards attendris ; & il demande au Ciel qu'il daigne
répandre sur le reste de la terre, un bonheur où il
reconnoit aisément une main toute divine. Mais hélas, ses
souhaits sont perdus ; il est forcé de le reconnoître, il le
reconnoît d'autant mieux qu'il sent que son ame paye jusqu'à
ces vœux, qu'elle vient de former, par la douleur dont leur
inutilité la pénétre ; & il est malheureux de s'être
fait une idée trop fidelle du bonheur. Je dirai à cette
occasion, que nous devons même éviter de nous livrer à ces
songes séduisans. Regardons à côté de nous & de tous les
côtés. La mauvaise foi, le parjure la cruauté,
tous les crimes nous entourent, & couvrent la terre que
nous habitons. Cette condition est affreuse ; une seule
chose nous sauve du violent chagrin dont elle pourroit nous
pénétrer ; c'est le peu d'attention que nous y faisons ;
mais nos esprits ne seront plus endormis ; nos réflexions
deviendront abondantes & terribles, si nous nous
familiarisons avec l'idée d'une terre plus innocente &
d'une génération plus heureuse. La sécurité dans
l'esclavage, est la derniere faveur que le Ciel puisse
accorder. Si l'esclave passe ses nuits à adresser des vers à
la liberté, il passera bientôt ses jours à les chanter ;
& je demande alors à tous les êtres raisonnables, s'ils
imaginent rien de si cruel que les réflexions que cet homme
sera bientôt contraint de faire.
1Cet ordre est le plus noble & le plus majestueux des cinq que l'Architecture a admis.