Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours XII.

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Discours XII. <sic>

Citação/Lema

Quid verum arque decens curo & rogo, & omnis in hoc sum.

Hor. Lib. I. Ep. I.V.Il.

Tous mes soins & toutes mes recherches tendent à connoître le Vrai & l’Honnête, & ja m’y donne tout entier.

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Carta/Carta ao editor

Monsieur, J'ai élevé ma fille dans toute la sévérité des principes de la morale & de l’honneur ; j’ai voulu lui transmettre la vertu qui distingua toujours sa mere ; c’étoit toute mon ambition. J’ai vû d’abord avec plaisir que ne goûtant rien autant que mes leçons, & concevant qu’elles lui pouvoient faire un bonheur à jamais durable, elle leur accordoit le droit de présider à ses actions, & d’attaquer avec succès le très-petit nombre de passions, dont la nature avoit placé le germe dans son cœur. J'ai vû cela, Monsieur, & j'en ai souvent pleuré de joie ; ma fille étoit heureuse ; je croyois que sa docilité n’étoit ni complaisance ni hypocrisie, & je me disois, voilà un jeune arbre qui ne croîtra plus que pour charmer les yeux de celle qui l’a élevé. Je lui montrois le monde avec ses peines, & les hommes avec leurs défauts ; il ne lui en coûtoit rien pour me croire, & insensiblement il lui en eût coûté pour se répandre dans ce monde indigne d’elle. Je lui disois, ne sentez-vous que la paix & l’innocence valent cent fois mieux que ces pénibles impostures, qu'on appelle plaisirs, & que ces fadeurs qu'on entend partout, que le sot même sçait bien dire, & qui sont pourtant dangereuses quand elles sont bien dites ! Elle me répondoit par un souris vrai, ou par cet air de sécurité qui peint si bien un esprit convaincu. C’étoient des instans délicieux pour moi. Je m'attachois tendrement à ma fille, mon ame se communiquoit à la sienne pour jouir du fruit de ces vertus que j'y avois répandues. Sans inquiétude pour l'avenir, puisque le fond de sa raison étoit son caractere, je bornois toutes mes pensées au présent, & toutes étoient des plaisirs. Ce beau tableau finit ici, Monsieur ; je n'ai plus que des choses tristes à vous dire. Ma fille a changé, & sa malheureuse mere est peut-être condamnée à répandre éternellement des larmes. Ceux qui ont connu le prodige que je viens d'offrir à vos yeux, ne peuvent plus le reconnoître dans la folle créature qui lui a succédé. Une fatale circonstance, une nôce de parens, obligerent ma fille de se parer, & de se montrer pendant quelques jours. Elle fut trop remarquée ; sa beauté étoit extraordinaire ; je suis obligée de le dire & la vanité n'a point de part à cet aveu Elle ne fit d'abord rien pour plaire, elle n'en forma pas même le vœu, mais elle plut à tout le monde, malgré son air indifférent, & peut- être à cause de cet air qui pique l’amour propre de tous ces jeunes gens si vains & si hardis, qu'un criminel espoir répand partout où la beauté a l'imprudence de se montrer. Elle fut recherchée & préférée à toutes les femmes de l'assemblé ; sa vanité ignoroit le charme des louanges ; sa défiance naturelle fit qu'elle ne se défia point assez du risque qu'elle pouvoit courir à permetre <sic> qu'on la louât. Elle entendit d'abord sans écouter ; elle crut qu'il étoit même inutile de fermer l'oreille, & elle laissa parler des hommes qu'elle ne regardoit que comme des perroquets. Elle les jugeoit bien ; l'orgueil de la vertu ne l'abusoit pas, mais ces perroquets ont des yeux & de l'esprit : si par hazard il leur échappe quelque chose d'ingénieux, l'opinion qu'on avoit de leur bêtise tourne en profit pour eux ; il faut que l'étonnement produise l'impression, & ils discernent très-bien cette impression fatale. Tout ce que je suppose ici arriva à ma fille. Elle plut, on chercha à lui plaire ; l'esprit conspira contre elle & il prit le ton de la vérité & du sentiment. Elle ignoroit que cet art enchanteur cache des intérêts perfides ; elle crut qu'on la louoit innocemment, & son erreur la mena à écouter des soupirs en croyant n’écouter que des louanges. Ce qu'elle éprouva n'est point cet attendrissement qui naît de la sympathie, & ne peut être causé que par un seul objet. Dans mon malheur je serois trop heureuse que le prodigieux changement que je déplore en elle, fut l'ouvrage de l'amour ; il lui resteroit du moins l’estime des gens qui sçavent combien les surprises de l'amour sont inévitables : mais elle n’aime point ; son cœur n'a reçu aucune blessure : c'est la coquetterie qui a détruit sa raison & mon ouvrage. Tous les hommes à qui elle a plu, semblent lui plaire à leur tour & la rendre folle ; elle ne peut plus vivre loin d'eux, elle s'ennuie avec moi ; les livres, les maîtres, son clavecin, sa guitarre, lui font horreur ; la toilette est un aimant qui l'attire sans cesse ; elle ne s'en éloigne que pour voler à sa fenêtre & tout cela ne fait qu'une répétition de plaisirs qui ne lui suffisent pas. Il faut qu’elle sorte, que j'aille me fatiguer sans cesse à la promenade, aux spectacles, partout où l'on peut être vue ; que mes chevaux soient nattés, que mes laquais soient grands & bien vétus. Il faut enfin que je prenne son âge & ses travers : quand je me sens un peu incommodée, elle me boude parce qu'il faut qu'elle me tienne compagnie, & qu'elle perde un jour ; elle dit plaisamment qu'elle ne veut pas mériter le reproche qu'on fait à Titus.1Quand je veux lui parler raison, elle prend la fuite, & ne revient auprès de moi que pour me montrer toute la mauvaise humeur qu'on puisse faire éprouver a une mere tendre. Enfin, Monsieur, ce n’est plus ma fille ; je la cherche en vain, tout ce qui me la rendoit chere a disparu ; je ne la retrouve plus que dans le fond de mon cœur, où elle exerce, hélas ! l’empire le plus cruel. Malheureusement elle sçait que je l’aime, que je l'aimerai toujours ; elle a contre moi jusqu'à la connoissance de ma foiblesse. Vous jugez, Monsieur, de ma triste situation, & vous m'accorderez aisément vos bons offices : il en est un dont j'ose attendre quelque effet. C’est d’insérer dans vos feuilles la lettre que vous trouvez jointe à celle-ci. Ma fille n'est point barbare par intention de me désespérer. Je suis persuadé qu'elle ne me hait pas, & je crois même qu'elle m'écouteroit, si la succession rapide de ses idées lui laissoit le tems de m’écouter. Il faut essaïer de parler à son cœur ; c'est peut-être une foible ressource ! Car il n'y a de vrais triomphes que ceux que l'on remporte sur la raison ; mais quelquefois l'on gagne l’esprit par le cœur, & il faut toujours en concevoir l'espérance pour ne pas négliger l’occasion de faire du bien. J'ai l'honneur d'être, &c.
Je conçois la douleur de cette respectable mere ; j'écrirois moi-même à sa fille, si la lettre qu'elle m'adresse pour elle, ne renfermoit tout ce qui peut se présenter à l'esprit, dans la circonstance où elle se trouve. Cette fille fera peut-être d'utiles réflexions ; je l'en crois capable ; je ne juge point d'elle par le travers que sa mere lui reproche avec tant de raison & je vais tâcher de lui sauver les jugemens rigoureux qu'elle paroît mériter, au grand étonnement peut-être de cet essain innombrable d'esprits cruels qui se plaisent à lancer des anathêmes. Je ne vois dans toute sa conduite que la surprise qu'a dû faire à ses sens un monde qu'on lui avoit peint comme très-haïssable, & qui ne l'est point. Elle a été élevée dans un mépris féroce pour tous les hommes, elle comptoit ne voir que des objets hydeux, & elle trouve des figures très-humaines, des soins ; des louanges, des respects, des sentimens ; ce ne sont point-là des monstres sans doute, on s'est joué de sa crédulité, ou l'on a voulu l'assujetir à la tyrannie de la raison, par un esprit de précaution tout-à-fait offensant pour elle ;. . . . . cette réflexion met d'abord son amour propre dans les intérêts des victimes qu’on a injustement dévouées à sa haine ; elle est blessée du dessein qu'on a conçu de la rendre injuste & cruelle ; elle pense ensuite qu'on n'a formé ce dessein que parce qu'on a jugé toute précaution légitime & nécessaire, contre sa foiblesse ou son étourderie ; & elle prend de l'humeur contre sa mere & de l'estime pour les hommes. Voilà où doit aboutir toute éducation qui aura été l'ouvrage d'un esprit trop sévere. On n'en sent pas assez la conséquence dans le choix qu'on fait d'un Gouverneur ou d'une Gouvernante. On s'informe bien exactement des mœurs de l'un ou de l'autre, cette précaution est très-sage ; car il faut des mœurs dans un objet chargé de fonder la façon de penser d'un être sans principes, comme il faut une voix juste à un Maître de chant ; mais on ne s'informe pas si ces mœurs sont l’ouvrage d’une raison éclairée, d’une raison impartiale, ou d’un esprit ignorant & outré, qui a puisé ses principes dans une morale factice & barbare ; cette négligence, cet oubli des loix de la raison, sont d'une éternelle conséquence pour le jeune objet qu'on se propose d'élever & je dirai même un sujet de remord éternel pour des parens qui n'en auront pas prévu les suites. Le monde n'est rien moins qu'haïssable, quoi qu'on en puisse dire ; il ne se présentera du moins jamais sous cette forme à une imagination à peine encore frappée des premieres maximes de la sagesse ; il offre aux yeux mille choses qui ont des charmes très-vrais & très-touchans ; mille objets qui ont des qualités très-estimables ou qui sçavent les feindre avec beaucoup d’art ; & si un jeune esprit, faussement prévenu qu'il n’a rien de tout cela ; vient à être touché de l’une de ces choses, il est inévitable qu'il n'en suppose le nombre presque infini, & qu'il n'éprouve une sorte d’ivresse à s’y livrer aveuglément. Il faut donc éviter de faire des tableaux trop infideles. L'esprit humain abhorre d'avoir été trompé ; & d'ailleurs l'esprit humain est très-foible & doit être séduit par une nouveauté qui lui cause de la surprise & du plaisir. Or on a dit à une jeune personne, vous allez pour la premiere fois chez Madame de **, vous y trouverez vingt hommes d'une figure affreuse, qui ont la voix rauque, qui ne disent que des injures, &c. Cette jeune personne ainsi prévenue, & ne pensant qu'avec horreur aux objets fantastiques qu'on lui a peints est frappée très-agréablement en voyant des êtres tout contraires, qui ont une figure très-agréable, un son de voix très-doux, & qui ne disent que des choses très-flateuses. Est-il possible qu'elle ne soit pas séduite par un coup-d'œil enchanteur ? Je le demande à tout esprit qui voudra prendre la peine de raisonner. Le Ciel m’a donné une fille, objet de mon amour & de mes plus tendres soins. Je me chargerai moi-même de son éducation, & je lui dirai, le monde est aimable, & je vous prédis que vous l'aimerez. Mais cet attrait qui vous séduira, doit être pour vous un objet de crainte continuelle ; il cache des impostures, de faux sentimens, de faux plaisirs. Votre raison auroit tort de se défier de tout ce qu'il montre d'agréable ; l'imposture n'est pas universelle ; mais elle est générale ; vous devez vous attacher à distinguer ce faux & ce vrai ; l'esprit y peut suffire s'il est réglée, s'il est instruit, s'il souffre que la réflexion examine & pese avec lui ses découvertes & ses expériences. Par-là vous goûterez, ce qui est agréable, vous écrirez ce qui est estimable ; vous jouirez paisiblement du monde qui est un trésor inépuisable & précieux pour celui qui a sçu parvenir à faire sûrement des distinctions & des choix. Voilà ce que je dirai à ma fille, & elle sera peut-être un peu moins méprisable que ne l’ont été mille femmes qu'on avoit crû former très-sûrement au bien, en leur inspirant la plus forte haine pour le monde. J'abandonne ces réflexions ; je sens qu'elles peuvent mettre le comble au chagrin d'une mere qui ne les a jamais faites, & qui voit maintenant qu'un zele condamnable est la premiere cause du mal qu'elle déplore. Sa lettre est si touchante & noblement écrite ; je dis encore que sa fille n'y sera pas insensible : où auroit-elle mis son cœur pour ne pas s'intéresser à un désespoir qu'elle fait naître, & qui prouve pour elle une tendresse, qu'avec la conduire la plus irréprochable, une fille a si rarement le bonheur d'inspirer à sa mere ?

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Carta/Carta ao editor

Lettre

D'une Mere à Fille.

JE suis contrainte de vous écrire, ma fille, si je veux avoir un entretien avec vous ; il ne m'est plus possible de vous parler. Vous redoutez toujours le moment qui nous rassemble, vous le rendez court, & je vois que vous apportez plus d'attention à m'éviter, que vous n'en eûtes jamais à écarter tout ce qui pouvoit nous importuner, dans ces tems où votre ame n'avoit encore connu d'autre douceur que celle de me voir & de m'entendre. Il est vrai que dans ces tems que votre changement me rend si terribles à rappeller, je n’avois que des choses agréables à vous dire : vous les préveniez ; votre cœur vous invitoit à les écouter ; vous y retrouviez toujours les sentimens du mien, & ils vous étoient toujours nouveaux. Nos entretiens ne seront plus de même ; c'est cette pensée qui vous éloigne de moi : vous ne pouvez éviter des réflexions qui vous condamnent, & vous ne pouvez soutenir le reproche qu'elles renferment. Hélas ! ce n'est pas moi qui vous ai mise dans ces tristes circonstances, & je puis bien me plaindre du plaisir que vous paroissez goûter à m'en punir. Rappellez-vous tout ce que j'ai fait pour vous ; voyez si dans toute ma conduite, il y eut jamais rien qui dû un jour m’être reproché par la vôtre ! Je pourrois vous en défier ; vous n'avez jamais connu votre mere que par son amour pour vous ; elle ne fut jamais occupée que de vous ; jamais sensible qu'à ce que votre intérêt lui récommandoit ; jamais touchée que de votre plaisir. Vous vous en souvenez, ma fille ; &. je devrois peut-être souhaiter que vous l'eussiez oublié, puisque le souvenir que vous en conservez, vous rend si cruelle envers moi. Je ne fus jamais mere avec vous ; j'écartai, j'ignorai toujours tout ce qui sert à inspirer la crainte & le respect ; je n'aurai jamais d'autre ton avec vous ; vous m'avez fâchée, & le souvenir ne s’en effacera jamais ; mais moi je ne veux pas vous fâcher, je ne veux rien vous dire qui puisse vous donner d'autres sentimens que ceux de la tendresse : si vous ne devez plus m'aimer, il m'emporte fort peu que vous me respéctiez ; je ne suis point jalouse des droits de la domination, & je ne connoîtrai jamais que ceux que peut nous faire un amour extrême ; si vous pouvez encore m'aimer, je veux que vous retrouviez dans votre cœur tout ce plaisir, tout cet empressement ; tout cette familiarité que vous m’apprîtes à regarder & à chérir, comme la mesure de votre tendresse. Je ne puis être heureuse que par votre bonheur, & le bonheur d'un cœur sensible est de retrouver auprès de ce qu’il aime, le même plaisir qu'il goûta à l'aimer. Il y a toujours mille choses dont on se souvient, que le cœur réclame aus-quelles il attache un prix infini ; & s'il étoit obligé d'y renoncer, s'il falloit qu'elles lui donnassent des regrets, ce ne seroit plus que de ces choses qu'il seroit occupé, & le bonheur le fuiroit. Je ne vous dirai donc rien qui puisse vous déplaire & laisser des traces. Ma main, hélas ne pourroit les écrire si j’étois capable de les penser. Je me sens cependant engagée à vous faire un tableau, un peu étendu, de de <sic> mes douleurs & de vos injustices ; la nature m'y contraint ; elle me rappelle ce long enchaînement d'idées & de sentimens qui commença à m'attacher à vous, même avant votre naissance ; ce que j'ai souffert par vous, ce que j'ai senti pour vous avant que vous pussiez mériter mon amour ; enfin tout ce que vous me devez, tout ce que vous tenez de moi, & tout ce que j'ai dû attendre de vous. Souffrez que je vous le retrace à vous-même. Ne craignez point de lire attentivement ; je n'ai dessein que de vous attendrir. Il est d'abord question de votre naissance par où nos liens ont commencé. Je pourrois remonter plus haut. Je pourrois vous dire qu'une mere destinée à aimer son enfant, souffre par lui ; & pour lui, dès le moment qu'elle l'a conçu. L'inquiétude d'un avenir incertain, l'assujettissement d'une incommodité présente, l'importunité d'une ambition continuelle, tout cela l'enchaîne & la tourmente, depuis le moment qui lui a annoncé qu'elle alloit être mere. Ce seroient-là des maux réels, si la nature qui en est la cause, n'en étoit en même-tems le remede ; cette nature console de tout, il lui appartient même de causer des peines dont on la remercie. D'autres peines vont suivre celles que je viens de peindre ; elles seront plus longues, plus continuelles, plus sensibles, mais une providence admirable a ordonné qu'elles seroient sans cesse adoucies, par des plaisirs qu'elle seule pouvoit imaginer pour nous. Je veux parler de toutes les allarmes, de tous les sentimens plus ou moins tristes, qu'un enfant nous fait éprouver depuis l'instant où il se forme sous nos yeux, jusqu'à ce moment où la faculté de raisonner lui donne le droit de se conduire lui-même. Relisez ce que vous venez de lire, fixez les yeux sur ce tableau ; retracez-vous ce qu'une mere a souffert, & voyez les devoirs d'un enfant écrits en caracteres ineffaçables au bas de ce tableau. J'ai souffert tout cela pour vous, & vous n'en êtes pas touchée ! Vous ne reconnoissez plus aucuns devoirs ; il semble même que le monde vous ait fait des sentimens extraordinaires, & que vous regardiez aujourd’hui la reconnoissance & la soumission, comme des préjugés de l'enfance que la raison ne doit plus laisser subsister. Vous m'avez tant accoutumée à vous voir suivre d'autres principes ; je vous ai vû un esprit si juste, une ame si sensible, une imagination si réglée, qu'il doit m'être affreux d'être obligée aujourd'hui d'employer contre vous jusqu'aux plus simples raisonnemens : ce sont-là de ces révolutions qui accablent, qui humilient, qui désesperent, & qui font dire avec tant de vérité, que le Ciel, en nous donnant un cœur sensible & tendre, nous fait un mauvais présent. Si vous pouviez comprendre quel est ce monde, quels sont ces hommes, ces plaisirs, ces illusions qui vous ont tant éblouie & tant égarée, vous auriez du mépris pour l'esprit humain, qui d'un côté a tant de penchant à se laisser séduire par des chimeres ; & de l'autre, a tant d'horreur pour les réflexions, pour celles même dont il trouva tant de plaisir à se glorifier, avant qu'il eût le malheur d'être séduit. C'est une chose bien étrange, que tout ce qu'on a pensé de raisonnable dans de certains tems, s'efface & soit remplacé par les idées les plus folles, sans qu'il arrive aucune révolution sensible dans les organes. Vous êtes un exemple de ce que je dis là, ma fille. Vous eûtes du mépris pour le monde ; les plaisirs qu'il vous effroit vous parurent indignes même de tromper votre raison ; vous y reconnûtes l'imposture des hommes, & vous les repoussâtes, comme on écarte quelque chose de vil qui fait horreur à voir. Aujourd'hui ces mêmes plaisirs vous paroissent charmans ; vous reprochez à la frivolité qui les invente, de n'être pas assez séconde ; vous en imaginez de nouveaux : tous les jours, & votre imagination même ne vous sert pas au gré de vos impatiens desirs. Cette comparaison de vous à vous-même, justifie les reproches que je viens de faire à l'esprit humain. Cependant il est certain que le monde est faux comme il l’étoit il y a trente ans ; qu'il n'a pas pris un extérieur plus séduisant ; que les hommes n'ont changé, ni de manieres, ni de discours ; qu'ils n'ont ni des vues plus nobles, ni des moyen plus délicats, ni rien enfin qui puisse justifier, ou la crédulité aveugle, ou là coquetterie méprisable, mieux qu'ils ne l'avoient dans ces tems où le flambeau de la vérité vous les montroit si vicieux, si fourbes, si monotones. Non, ma fille le monde ni les hommes, ne sont point changés, mais c'est votre esprit qui a changé ; il s'est ennuyé d'obéïr à des principes & il a appellé le monde à lui, pour ne se conduire plus que par des illusions. Son projet a réussi, & l’on peut vous regarder aujourd'hui comme la personne qui rêve le plus agréablement. Mais sçavez-vous qu'une mere tendre & raisonnable, qui voit sa fille dans les transports d'un délire continuel, éprouve de cruelles douleurs; & une affreuse humiliation ! Sçavez-vous que dans l'accès d'un rêve perfide on peut s'oublier, se porter à des excès deshonorans, & faire à soi-même des maux éternellement irréparables ? Sçavez-vous. . . . . . Enfin, sçavez-vous que je suis au désespoir, que je n'ose plus lever les yeux, que je ne vous regarde plus sans répandre des larmes, & qu'il ne me faut peut-être qu'une réponse dure pour me faire mourir ? Pensez-y bien, ma fille ; je vous montre mon ame toute nue, voyez ce que vous voulez faire, voyez si vous voulez donner la mort à celle qui vous donna la vie.

1[Titus] perdit un jour, & vous n'en perdez pas. [M. de Voltaire], au [Roi de Prusse].