Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours XII.
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Discours XII. <sic>
Citação/Lema
Quid verum arque decens
curo & rogo, & omnis in hoc sum.
Hor. Lib. I. Ep. I.V.Il.
Tous mes soins & toutes mes recherches tendent à connoître le Vrai & l’Honnête, & ja m’y donne tout entier.
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Carta/Carta ao editor
Monsieur, J'ai élevé ma fille
dans toute la sévérité des principes de la morale &
de l’honneur ; j’ai voulu lui transmettre la vertu qui
distingua toujours sa mere ; c’étoit toute mon ambition.
J’ai vû d’abord avec plaisir que ne goûtant rien autant
que mes leçons, & concevant qu’elles lui pouvoient
faire un bonheur à jamais durable, elle leur accordoit
le droit de présider à ses actions, & d’attaquer
avec succès le très-petit nombre de passions, dont la
nature avoit placé le germe dans son cœur.
J'ai vû cela, Monsieur, & j'en ai souvent pleuré de
joie ; ma fille étoit heureuse ; je croyois que sa
docilité n’étoit ni complaisance ni hypocrisie, & je
me disois, voilà un jeune arbre qui ne croîtra plus que
pour charmer les yeux de celle qui l’a élevé. Je lui
montrois le monde avec ses peines, & les hommes avec
leurs défauts ; il ne lui en coûtoit rien pour me
croire, & insensiblement il lui en eût coûté pour se
répandre dans ce monde indigne d’elle. Je lui disois, ne
sentez-vous que la paix & l’innocence valent cent
fois mieux que ces pénibles impostures, qu'on appelle
plaisirs, & que ces fadeurs qu'on entend partout,
que le sot même sçait bien dire, & qui sont pourtant
dangereuses quand elles sont bien dites ! Elle me
répondoit par un souris vrai, ou par cet air de sécurité
qui peint si bien un esprit convaincu. C’étoient des
instans délicieux pour moi. Je m'attachois
tendrement à ma fille, mon ame se communiquoit à la
sienne pour jouir du fruit de ces vertus que j'y avois
répandues. Sans inquiétude pour l'avenir, puisque le
fond de sa raison étoit son caractere, je bornois toutes
mes pensées au présent, & toutes étoient des
plaisirs. Ce beau tableau finit ici, Monsieur ; je n'ai
plus que des choses tristes à vous dire. Ma fille a
changé, & sa malheureuse mere est peut-être
condamnée à répandre éternellement des larmes. Ceux qui
ont connu le prodige que je viens d'offrir à vos yeux,
ne peuvent plus le reconnoître dans la folle créature
qui lui a succédé. Une fatale circonstance, une nôce de
parens, obligerent ma fille de se parer, & de se
montrer pendant quelques jours. Elle fut trop remarquée
; sa beauté étoit extraordinaire ; je suis obligée de le
dire & la vanité n'a point de part à cet aveu Elle
ne fit d'abord rien pour plaire, elle n'en
forma pas même le vœu, mais elle plut à tout le monde,
malgré son air indifférent, & peut- être à cause de
cet air qui pique l’amour propre de tous ces jeunes gens
si vains & si hardis, qu'un criminel espoir répand
partout où la beauté a l'imprudence de se montrer. Elle
fut recherchée & préférée à toutes les femmes de
l'assemblé ; sa vanité ignoroit le charme des louanges ;
sa défiance naturelle fit qu'elle ne se défia point
assez du risque qu'elle pouvoit courir à permetre
<sic> qu'on la louât. Elle entendit d'abord sans
écouter ; elle crut qu'il étoit même inutile de fermer
l'oreille, & elle laissa parler des hommes qu'elle
ne regardoit que comme des perroquets. Elle les jugeoit
bien ; l'orgueil de la vertu ne l'abusoit pas, mais ces
perroquets ont des yeux & de l'esprit : si par
hazard il leur échappe quelque chose d'ingénieux,
l'opinion qu'on avoit de leur bêtise tourne en profit
pour eux ; il faut que l'étonnement
produise l'impression, & ils discernent très-bien
cette impression fatale. Tout ce que je suppose ici
arriva à ma fille. Elle plut, on chercha à lui plaire ;
l'esprit conspira contre elle & il prit le ton de la
vérité & du sentiment. Elle ignoroit que cet art
enchanteur cache des intérêts perfides ; elle crut qu'on
la louoit innocemment, & son erreur la mena à
écouter des soupirs en croyant n’écouter que des
louanges. Ce qu'elle éprouva n'est point cet
attendrissement qui naît de la sympathie, & ne peut
être causé que par un seul objet. Dans mon malheur je
serois trop heureuse que le prodigieux changement que je
déplore en elle, fut l'ouvrage de l'amour ; il lui
resteroit du moins l’estime des gens qui sçavent combien
les surprises de l'amour sont inévitables : mais elle
n’aime point ; son cœur n'a reçu aucune
blessure : c'est la coquetterie qui a détruit sa raison
& mon ouvrage. Tous les hommes à qui elle a plu,
semblent lui plaire à leur tour & la rendre folle ;
elle ne peut plus vivre loin d'eux, elle s'ennuie avec
moi ; les livres, les maîtres, son clavecin, sa
guitarre, lui font horreur ; la toilette est un aimant
qui l'attire sans cesse ; elle ne s'en éloigne que pour
voler à sa fenêtre & tout cela ne fait qu'une
répétition de plaisirs qui ne lui suffisent pas. Il faut
qu’elle sorte, que j'aille me fatiguer sans cesse à la
promenade, aux spectacles, partout où l'on peut être
vue ; que mes chevaux soient nattés, que mes laquais
soient grands & bien vétus. Il faut enfin que je
prenne son âge & ses travers : quand je me sens un
peu incommodée, elle me boude parce qu'il faut qu'elle
me tienne compagnie, & qu'elle perde un jour ; elle
dit plaisamment qu'elle ne veut pas mériter
le reproche qu'on fait à Titus.1Quand je veux
lui parler raison, elle prend la fuite, & ne revient
auprès de moi que pour me montrer toute la mauvaise
humeur qu'on puisse faire éprouver a une mere tendre.
Enfin, Monsieur, ce n’est plus ma fille ; je la cherche
en vain, tout ce qui me la rendoit chere a disparu ; je
ne la retrouve plus que dans le fond de mon cœur, où
elle exerce, hélas ! l’empire le plus cruel.
Malheureusement elle sçait que je l’aime, que je
l'aimerai toujours ; elle a contre moi jusqu'à la
connoissance de ma foiblesse. Vous jugez, Monsieur, de
ma triste situation, & vous m'accorderez aisément
vos bons offices : il en est un dont j'ose attendre
quelque effet. C’est d’insérer dans vos feuilles la
lettre que vous trouvez jointe à celle-ci. Ma fille n'est point barbare par intention de
me désespérer. Je suis persuadé qu'elle ne me hait pas,
& je crois même qu'elle m'écouteroit, si la
succession rapide de ses idées lui laissoit le tems de
m’écouter. Il faut essaïer de parler à son cœur ; c'est
peut-être une foible ressource ! Car il n'y a de vrais
triomphes que ceux que l'on remporte sur la raison ;
mais quelquefois l'on gagne l’esprit par le cœur, &
il faut toujours en concevoir l'espérance pour ne pas
négliger l’occasion de faire du bien. J'ai l'honneur
d'être, &c.
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Carta/Carta ao editor
Lettre
D'une Mere à Fille.
JE suis
contrainte de vous écrire, ma fille, si je veux avoir un
entretien avec vous ; il ne m'est plus possible de vous
parler. Vous redoutez toujours le moment qui nous
rassemble, vous le rendez court, & je vois que vous
apportez plus d'attention à m'éviter, que vous n'en
eûtes jamais à écarter tout ce qui pouvoit nous
importuner, dans ces tems où votre ame n'avoit encore
connu d'autre douceur que celle de me voir & de
m'entendre. Il est vrai que dans ces tems que votre
changement me rend si terribles à rappeller, je n’avois
que des choses agréables à vous dire : vous les
préveniez ; votre cœur vous invitoit à les écouter ;
vous y retrouviez toujours les sentimens du mien, &
ils vous étoient toujours nouveaux. Nos
entretiens ne seront plus de même ; c'est cette pensée
qui vous éloigne de moi : vous ne pouvez éviter des
réflexions qui vous condamnent, & vous ne pouvez
soutenir le reproche qu'elles renferment. Hélas ! ce
n'est pas moi qui vous ai mise dans ces tristes
circonstances, & je puis bien me plaindre du plaisir
que vous paroissez goûter à m'en punir. Rappellez-vous
tout ce que j'ai fait pour vous ; voyez si dans toute ma
conduite, il y eut jamais rien qui dû un jour m’être
reproché par la vôtre ! Je pourrois vous en défier ;
vous n'avez jamais connu votre mere que par son amour
pour vous ; elle ne fut jamais occupée que de vous ;
jamais sensible qu'à ce que votre intérêt lui
récommandoit ; jamais touchée que de votre plaisir. Vous
vous en souvenez, ma fille ; &. je devrois peut-être
souhaiter que vous l'eussiez oublié, puisque le souvenir
que vous en conservez, vous rend si
cruelle envers moi. Je ne fus jamais mere avec vous ;
j'écartai, j'ignorai toujours tout ce qui sert à
inspirer la crainte & le respect ; je n'aurai jamais
d'autre ton avec vous ; vous m'avez fâchée, & le
souvenir ne s’en effacera jamais ; mais moi je ne veux
pas vous fâcher, je ne veux rien vous dire qui puisse
vous donner d'autres sentimens que ceux de la
tendresse : si vous ne devez plus m'aimer, il m'emporte
fort peu que vous me respéctiez ; je ne suis point
jalouse des droits de la domination, & je ne
connoîtrai jamais que ceux que peut nous faire un amour
extrême ; si vous pouvez encore m'aimer, je veux que
vous retrouviez dans votre cœur tout ce plaisir, tout
cet empressement ; tout cette familiarité que vous
m’apprîtes à regarder & à chérir, comme la mesure de
votre tendresse. Je ne puis être heureuse que par votre
bonheur, & le bonheur d'un cœur
sensible est de retrouver auprès de ce qu’il aime, le
même plaisir qu'il goûta à l'aimer. Il y a toujours
mille choses dont on se souvient, que le cœur réclame
aus-quelles il attache un prix infini ; & s'il étoit
obligé d'y renoncer, s'il falloit qu'elles lui
donnassent des regrets, ce ne seroit plus que de ces
choses qu'il seroit occupé, & le bonheur le fuiroit.
Je ne vous dirai donc rien qui puisse vous déplaire
& laisser des traces. Ma main, hélas ne pourroit les
écrire si j’étois capable de les penser. Je me sens
cependant engagée à vous faire un tableau, un peu
étendu, de de <sic> mes douleurs & de vos
injustices ; la nature m'y contraint ; elle me rappelle
ce long enchaînement d'idées & de sentimens qui
commença à m'attacher à vous, même avant votre
naissance ; ce que j'ai souffert par vous, ce que j'ai
senti pour vous avant que vous pussiez mériter mon
amour ; enfin tout ce que vous me devez,
tout ce que vous tenez de moi, & tout ce que j'ai dû
attendre de vous. Souffrez que je vous le retrace à
vous-même. Ne craignez point de lire attentivement ; je
n'ai dessein que de vous attendrir. Il est d'abord
question de votre naissance par où nos liens ont
commencé. Je pourrois remonter plus haut. Je pourrois
vous dire qu'une mere destinée à aimer son enfant,
souffre par lui ; & pour lui, dès le moment qu'elle
l'a conçu. L'inquiétude d'un avenir incertain,
l'assujettissement d'une incommodité présente,
l'importunité d'une ambition continuelle, tout cela
l'enchaîne & la tourmente, depuis le moment qui lui
a annoncé qu'elle alloit être mere. Ce seroient-là des
maux réels, si la nature qui en est la cause, n'en étoit
en même-tems le remede ; cette nature console de tout,
il lui appartient même de causer des peines dont on la
remercie. D'autres peines vont suivre
celles que je viens de peindre ; elles seront plus
longues, plus continuelles, plus sensibles, mais une
providence admirable a ordonné qu'elles seroient sans
cesse adoucies, par des plaisirs qu'elle seule pouvoit
imaginer pour nous. Je veux parler de toutes les
allarmes, de tous les sentimens plus ou moins tristes,
qu'un enfant nous fait éprouver depuis l'instant où il
se forme sous nos yeux, jusqu'à ce moment où la faculté
de raisonner lui donne le droit de se conduire lui-même.
Relisez ce que vous venez de lire, fixez les yeux sur ce
tableau ; retracez-vous ce qu'une mere a souffert, &
voyez les devoirs d'un enfant écrits en caracteres
ineffaçables au bas de ce tableau. J'ai souffert tout
cela pour vous, & vous n'en êtes pas touchée ! Vous
ne reconnoissez plus aucuns devoirs ; il semble même que
le monde vous ait fait des sentimens extraordinaires,
& que vous regardiez aujourd’hui la
reconnoissance & la soumission, comme des préjugés
de l'enfance que la raison ne doit plus laisser
subsister. Vous m'avez tant accoutumée à vous voir
suivre d'autres principes ; je vous ai vû un esprit si
juste, une ame si sensible, une imagination si réglée,
qu'il doit m'être affreux d'être obligée aujourd'hui
d'employer contre vous jusqu'aux plus simples
raisonnemens : ce sont-là de ces révolutions qui
accablent, qui humilient, qui désesperent, & qui
font dire avec tant de vérité, que le Ciel, en nous
donnant un cœur sensible & tendre, nous fait un
mauvais présent. Si vous pouviez comprendre quel est ce
monde, quels sont ces hommes, ces plaisirs, ces
illusions qui vous ont tant éblouie & tant égarée,
vous auriez du mépris pour l'esprit humain, qui d'un
côté a tant de penchant à se laisser séduire par des
chimeres ; & de l'autre, a tant d'horreur pour les
réflexions, pour celles même dont il trouva
tant de plaisir à se glorifier, avant qu'il eût le
malheur d'être séduit. C'est une chose bien étrange, que
tout ce qu'on a pensé de raisonnable dans de certains
tems, s'efface & soit remplacé par les idées les
plus folles, sans qu'il arrive aucune révolution
sensible dans les organes. Vous êtes un exemple de ce
que je dis là, ma fille. Vous eûtes du mépris pour le
monde ; les plaisirs qu'il vous effroit vous parurent
indignes même de tromper votre raison ; vous y
reconnûtes l'imposture des hommes, & vous les
repoussâtes, comme on écarte quelque chose de vil qui
fait horreur à voir. Aujourd'hui ces mêmes plaisirs vous
paroissent charmans ; vous reprochez à la frivolité qui
les invente, de n'être pas assez séconde ; vous en
imaginez de nouveaux : tous les jours, & votre
imagination même ne vous sert pas au gré de vos
impatiens desirs. Cette comparaison de vous à vous-même,
justifie les reproches que je viens de faire à l'esprit
humain. Cependant il est certain que le
monde est faux comme il l’étoit il y a trente ans ;
qu'il n'a pas pris un extérieur plus séduisant ; que les
hommes n'ont changé, ni de manieres, ni de discours ;
qu'ils n'ont ni des vues plus nobles, ni des moyen plus
délicats, ni rien enfin qui puisse justifier, ou la
crédulité aveugle, ou là coquetterie méprisable, mieux
qu'ils ne l'avoient dans ces tems où le flambeau de la
vérité vous les montroit si vicieux, si fourbes, si
monotones. Non, ma fille le monde ni les hommes, ne sont
point changés, mais c'est votre esprit qui a changé ; il
s'est ennuyé d'obéïr à des principes & il a appellé
le monde à lui, pour ne se conduire plus que par des
illusions. Son projet a réussi, & l’on peut vous
regarder aujourd'hui comme la personne qui rêve le plus
agréablement. Mais sçavez-vous qu'une mere tendre &
raisonnable, qui voit sa fille dans les transports d'un
délire continuel, éprouve de cruelles
douleurs; & une affreuse humiliation ! Sçavez-vous
que dans l'accès d'un rêve perfide on peut s'oublier, se
porter à des excès deshonorans, & faire à soi-même
des maux éternellement irréparables ?
Sçavez-vous. . . . . . Enfin, sçavez-vous que je suis au
désespoir, que je n'ose plus lever les yeux, que je ne
vous regarde plus sans répandre des larmes, & qu'il
ne me faut peut-être qu'une réponse dure pour me faire
mourir ? Pensez-y bien, ma fille ; je vous montre mon
ame toute nue, voyez ce que vous voulez faire, voyez si
vous voulez donner la mort à celle qui vous donna la
vie.
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Lettre
D'une Mere à Fille.
JE suis contrainte de vous écrire, ma fille, si je veux avoir un entretien avec vous ; il ne m'est plus possible de vous parler. Vous redoutez toujours le moment qui nous rassemble, vous le rendez court, & je vois que vous apportez plus d'attention à m'éviter, que vous n'en eûtes jamais à écarter tout ce qui pouvoit nous importuner, dans ces tems où votre ame n'avoit encore connu d'autre douceur que celle de me voir & de m'entendre. Il est vrai que dans ces tems que votre changement me rend si terribles à rappeller, je n’avois que des choses agréables à vous dire : vous les préveniez ; votre cœur vous invitoit à les écouter ; vous y retrouviez toujours les sentimens du mien, & ils vous étoient toujours nouveaux. Nos entretiens ne seront plus de même ; c'est cette pensée qui vous éloigne de moi : vous ne pouvez éviter des réflexions qui vous condamnent, & vous ne pouvez soutenir le reproche qu'elles renferment. Hélas ! ce n'est pas moi qui vous ai mise dans ces tristes circonstances, & je puis bien me plaindre du plaisir que vous paroissez goûter à m'en punir. Rappellez-vous tout ce que j'ai fait pour vous ; voyez si dans toute ma conduite, il y eut jamais rien qui dû un jour m’être reproché par la vôtre ! Je pourrois vous en défier ; vous n'avez jamais connu votre mere que par son amour pour vous ; elle ne fut jamais occupée que de vous ; jamais sensible qu'à ce que votre intérêt lui récommandoit ; jamais touchée que de votre plaisir. Vous vous en souvenez, ma fille ; &. je devrois peut-être souhaiter que vous l'eussiez oublié, puisque le souvenir que vous en conservez, vous rend si cruelle envers moi. Je ne fus jamais mere avec vous ; j'écartai, j'ignorai toujours tout ce qui sert à inspirer la crainte & le respect ; je n'aurai jamais d'autre ton avec vous ; vous m'avez fâchée, & le souvenir ne s’en effacera jamais ; mais moi je ne veux pas vous fâcher, je ne veux rien vous dire qui puisse vous donner d'autres sentimens que ceux de la tendresse : si vous ne devez plus m'aimer, il m'emporte fort peu que vous me respéctiez ; je ne suis point jalouse des droits de la domination, & je ne connoîtrai jamais que ceux que peut nous faire un amour extrême ; si vous pouvez encore m'aimer, je veux que vous retrouviez dans votre cœur tout ce plaisir, tout cet empressement ; tout cette familiarité que vous m’apprîtes à regarder & à chérir, comme la mesure de votre tendresse. Je ne puis être heureuse que par votre bonheur, & le bonheur d'un cœur sensible est de retrouver auprès de ce qu’il aime, le même plaisir qu'il goûta à l'aimer. Il y a toujours mille choses dont on se souvient, que le cœur réclame aus-quelles il attache un prix infini ; & s'il étoit obligé d'y renoncer, s'il falloit qu'elles lui donnassent des regrets, ce ne seroit plus que de ces choses qu'il seroit occupé, & le bonheur le fuiroit. Je ne vous dirai donc rien qui puisse vous déplaire & laisser des traces. Ma main, hélas ne pourroit les écrire si j’étois capable de les penser. Je me sens cependant engagée à vous faire un tableau, un peu étendu, de de <sic> mes douleurs & de vos injustices ; la nature m'y contraint ; elle me rappelle ce long enchaînement d'idées & de sentimens qui commença à m'attacher à vous, même avant votre naissance ; ce que j'ai souffert par vous, ce que j'ai senti pour vous avant que vous pussiez mériter mon amour ; enfin tout ce que vous me devez, tout ce que vous tenez de moi, & tout ce que j'ai dû attendre de vous. Souffrez que je vous le retrace à vous-même. Ne craignez point de lire attentivement ; je n'ai dessein que de vous attendrir. Il est d'abord question de votre naissance par où nos liens ont commencé. Je pourrois remonter plus haut. Je pourrois vous dire qu'une mere destinée à aimer son enfant, souffre par lui ; & pour lui, dès le moment qu'elle l'a conçu. L'inquiétude d'un avenir incertain, l'assujettissement d'une incommodité présente, l'importunité d'une ambition continuelle, tout cela l'enchaîne & la tourmente, depuis le moment qui lui a annoncé qu'elle alloit être mere. Ce seroient-là des maux réels, si la nature qui en est la cause, n'en étoit en même-tems le remede ; cette nature console de tout, il lui appartient même de causer des peines dont on la remercie. D'autres peines vont suivre celles que je viens de peindre ; elles seront plus longues, plus continuelles, plus sensibles, mais une providence admirable a ordonné qu'elles seroient sans cesse adoucies, par des plaisirs qu'elle seule pouvoit imaginer pour nous. Je veux parler de toutes les allarmes, de tous les sentimens plus ou moins tristes, qu'un enfant nous fait éprouver depuis l'instant où il se forme sous nos yeux, jusqu'à ce moment où la faculté de raisonner lui donne le droit de se conduire lui-même. Relisez ce que vous venez de lire, fixez les yeux sur ce tableau ; retracez-vous ce qu'une mere a souffert, & voyez les devoirs d'un enfant écrits en caracteres ineffaçables au bas de ce tableau. J'ai souffert tout cela pour vous, & vous n'en êtes pas touchée ! Vous ne reconnoissez plus aucuns devoirs ; il semble même que le monde vous ait fait des sentimens extraordinaires, & que vous regardiez aujourd’hui la reconnoissance & la soumission, comme des préjugés de l'enfance que la raison ne doit plus laisser subsister. Vous m'avez tant accoutumée à vous voir suivre d'autres principes ; je vous ai vû un esprit si juste, une ame si sensible, une imagination si réglée, qu'il doit m'être affreux d'être obligée aujourd'hui d'employer contre vous jusqu'aux plus simples raisonnemens : ce sont-là de ces révolutions qui accablent, qui humilient, qui désesperent, & qui font dire avec tant de vérité, que le Ciel, en nous donnant un cœur sensible & tendre, nous fait un mauvais présent. Si vous pouviez comprendre quel est ce monde, quels sont ces hommes, ces plaisirs, ces illusions qui vous ont tant éblouie & tant égarée, vous auriez du mépris pour l'esprit humain, qui d'un côté a tant de penchant à se laisser séduire par des chimeres ; & de l'autre, a tant d'horreur pour les réflexions, pour celles même dont il trouva tant de plaisir à se glorifier, avant qu'il eût le malheur d'être séduit. C'est une chose bien étrange, que tout ce qu'on a pensé de raisonnable dans de certains tems, s'efface & soit remplacé par les idées les plus folles, sans qu'il arrive aucune révolution sensible dans les organes. Vous êtes un exemple de ce que je dis là, ma fille. Vous eûtes du mépris pour le monde ; les plaisirs qu'il vous effroit vous parurent indignes même de tromper votre raison ; vous y reconnûtes l'imposture des hommes, & vous les repoussâtes, comme on écarte quelque chose de vil qui fait horreur à voir. Aujourd'hui ces mêmes plaisirs vous paroissent charmans ; vous reprochez à la frivolité qui les invente, de n'être pas assez séconde ; vous en imaginez de nouveaux : tous les jours, & votre imagination même ne vous sert pas au gré de vos impatiens desirs. Cette comparaison de vous à vous-même, justifie les reproches que je viens de faire à l'esprit humain. Cependant il est certain que le monde est faux comme il l’étoit il y a trente ans ; qu'il n'a pas pris un extérieur plus séduisant ; que les hommes n'ont changé, ni de manieres, ni de discours ; qu'ils n'ont ni des vues plus nobles, ni des moyen plus délicats, ni rien enfin qui puisse justifier, ou la crédulité aveugle, ou là coquetterie méprisable, mieux qu'ils ne l'avoient dans ces tems où le flambeau de la vérité vous les montroit si vicieux, si fourbes, si monotones. Non, ma fille le monde ni les hommes, ne sont point changés, mais c'est votre esprit qui a changé ; il s'est ennuyé d'obéïr à des principes & il a appellé le monde à lui, pour ne se conduire plus que par des illusions. Son projet a réussi, & l’on peut vous regarder aujourd'hui comme la personne qui rêve le plus agréablement. Mais sçavez-vous qu'une mere tendre & raisonnable, qui voit sa fille dans les transports d'un délire continuel, éprouve de cruelles douleurs; & une affreuse humiliation ! Sçavez-vous que dans l'accès d'un rêve perfide on peut s'oublier, se porter à des excès deshonorans, & faire à soi-même des maux éternellement irréparables ? Sçavez-vous. . . . . . Enfin, sçavez-vous que je suis au désespoir, que je n'ose plus lever les yeux, que je ne vous regarde plus sans répandre des larmes, & qu'il ne me faut peut-être qu'une réponse dure pour me faire mourir ? Pensez-y bien, ma fille ; je vous montre mon ame toute nue, voyez ce que vous voulez faire, voyez si vous voulez donner la mort à celle qui vous donna la vie.1[Titus] perdit un jour, & vous n'en perdez pas. [M. de Voltaire], au [Roi de Prusse].