Lettre Sur les défauts de
l’Esprit
1 ON nous
interrompit hier mal-à-propos ; j'en étois à vous
dire que je me dégoûtois tous les jours
de l'esprit. J’avois pris la précaution de préparer
cet aveu ; je sçavois à qui j’avois affaire ; vous
aimez tant l’esprit, il a tant de charmes pour vous,
que ne concevant pas qu'on puisse jamais éprouver de
la froideur pour lui sans m’accuser d'imposture,
vous auriez méprisé mon aveu. Je reprens aujourd'hui
la conversation & pour n'être pas interrompu, je
prens le parti de vous écrire. La vanité de parler à
mon aise, n'est pas le motif qui m'y détermine ;
vous sçavez que je n'ai jamais eu la sottise de
m'admirer. Lorsque j'ai commencé à vous connoître,
je commençois déjà à évaluer le mérite du bel
esprit ; ainsi ma réputation en cela est faite
auprès de vous ; vous m'avez vû, même, assez
indifférent à l'honneur d'avoir raison lorsque je
disois mon avis ! Cette indifférence n'a fait
qu'augmenter, & si je la perds aujourd'hui, en
vous écrivant, c'est le desir de vous
être utile qui va me donner cet air là. Oui,
Monsieur, je me dégoûte tous les jours de l’esprit,
& c'est pour vous-même que je veux vous parler
de ce dégoût. Vous avez une passion ? Elles sont
toutes contraires au repos & au bonheur ; mais
celle-ci est, de toutes, la plus importante & la
plus dangereuse. Permettez-moi de vous le prouver.
Le plaisir de penser ne va point sans le desir de
connoître : on entrevoit à peine les choses, qu'on
veut remonter aux principes : en est-il de
certains ? On en pourroit presque douter, tant il
est difficile à l'esprit le plus pénétrant de s'en
assurer la vérité palpable. Est-on parvenu à les
appercevoir clairement ? Quelle distance ne
trouve-t'on pas entre le principe & les effets,
pour en pouvoir faire art usage essentiel au
bonheur ? Avec la meilleur vûe, avec la plus
prodigieuse élévation d'esprit, se voit-on en
soi-même ? Remonte-t'on assez exactement à la source de ses goûts, de ses
inclinations, pour pouvoir en prévoir la fin, en
calculer la durée, & établir enfin quelque chose
pour sa propre félicité? L'esprit pût-il pénétrer
jusques dans le centre de nos sentimens les plus
vrais, les moins équivoques ; tout le service qu'il
pourroit nous rendre, ce seroit de nous indiquer le
moyen possible d'être heureux ; mais ce moyen ne
dépend ni de lui ni de nous ; très-souvent le
sentiment qui nous l'a fait rechercher avec tant
d'ardeur, disparoît au moment que nous pouvons le
saisir plus souvent encore il disparu avant que nous
ayons pu l'appercevoir. Ainsi, avec beaucoup
d'esprit, nous partons notre vie à nous connoître, à
nous fatiguer, & à ne pouvoir, ni régler nos
sentimens, ni remplir nos besoins. Il y a quelque
chose de plus cruel. L'esprit le plus droit, le
mieux éclairé, nous montre nos défauts & ne nous
donne rien pour les corriger ; c'est en
tout une lumiere claire qui nous découvre
alternativement un précipice où nous ne pouvons
éviter de tomber, ou des trésors ausquels il nous
est impossible d'atteindre ; & qui dans les deux
cas, ne pouvant nous être d'aucune autre utilité,
& paroissant néanmoins le pouvoir par sa nature,
ne sert bientôt qu'à augmenter l'amertume de nos
regrets, & l'horreur de notre dépendance. Tout
ce que l'esprit nous donne, c'est à notre détriment
que nous l'employons : il nous fournit des
lumieres ; à quoi servent-elles ? A nous faire
appercevoir un mieux, un bonheur, dont le vain
espoir coûte souvent le repos de toute la vie. A
peine y touchons nous ; l'un nous est concerté,
l'autre nous est ravi : la main des hommes s'arme
impitoyablement contre nos lauriers & contre nos
plaisirs : c'étoit bien la peine de se fatiguer
pendant des années entieres, pour se trouver plus
malheureux cent fois que celui qui n'a
jamais eu ni esprit, ni espérance. Si la jalousie
des hommes nous épargne, notre inconstance ne nous
épargnera pas ; elle sçaura bien concourir avec les
causes étrangères, pour nous enlever notre gloire ou
nos plaints, en nous en faisant perdre le
sentiment. . . L'esprit nous donne des
connoissances ; quel en est l'effet, & quelle
est la suite de cet effet ? Nous connoissons les
hommes ; voilà à quoi aboutirent toutes les
recherches, toutes les études, toutes les réflexions
les plus effectives. Eh ! malheureux que nous
sommes ; nous dormions, nous ignorions le sort qui
nous attend ; nous avons ouvert les yeux sur notre
destinée, il n'est plus de tranquilité pour nous :
nous nous verrons toujours entourés d'ennemis ; nous
marcherons sur des précipices ; nos vœux seront des
malheurs ; nous verrons toujours les hommes prêts à
surpendre nos secrets, à trahir nos desseins, à
dévoter nos biens, à nous enlever
l'objet de nos plus tendres affections : semblables
à ces sauvages féroces qui se disputent au prix de
leur sang, le sang de leurs semblables, & qui
plus cruels encore, dansent après la victoire autour
des membres déchirés, qu'ils vont engloutir dans
leur sein ; nous les verrons s'applaudir,
s'enorgueillir de leurs trahirons infames & nous
railler de notre bonne foi, qui nous aura livrés à
leur barbare duplicité. Nous jouissions d'un bonheur
tranquille, & du plu grand bonheur que la nature
ait jamais laissé entrevoir aux hommes ; nous
aimions & nous étions aimés ; tous nos jours
étoient des momens délicieux ; toutes les rieurs de
la prairie ne valaient pas celles dont une main
charmante couronnoit nos têtes ; l'estime achevoit
le triomphe de l'amour ; la confiance s'embellisoit
de ses charmes, & lui prêtoit ses douceurs
inexprimables ; toutes nos idées, tous nos desseins, toutes nos peines, tous nos
plaisirs, passoient dans un cœur fait pour les
recevoir ; c'étoit un bonheur de toutes les heures,
une consolation sans cesse renaissante, une
philosophie délicieuse. Qu'avons nous fait ?
barbares que nous sommes ; nous avons porté un
regard imprudent sur les femmes ; nous sommes entrés
dans leur cœur ; une lumiere affreuse nous a éclairé
tous les détours de ce labyrinthe ; malheureux !
Nous en avons vû toutes les issues, tous les
détours ; nous n'aurons plus de plaisirs ; nous
déplorerons nos se secrets confiés, nous les
croirons trahis ; nous ne recevrons plus de douces
caresses, nous ne goûterons plus le charme des
tendres sermens ; nous regarderons tout ce qui
faisoit nos plaisirs, comme un artifice imaginé pour
nous déguiser la fausseté d'une tendresse simulée,
ou comme un voile perfide inventé pour nous dérober
l'infidélité d'un cœur parjure. Nous aurons vû combien les femmes peuvent cacher de
fausseté ! Nous croirons que celle qui nous aimoit
étoit la plus fausse de toutes : nous aurons connu
tous leurs défauts possibles, nous les verrons tous
réunis dans celle que nous adorions. Voilà où
conduisent les connoissances : l'esprit humain en
abuse ; il ne sçauroit en user sobrement : cet abus
peut nous conduire à être sage ; mais quelle sagesse
que celle qui nous coûte toute notre justice ?
Quelle sagesse encore que celle qui nous coûte tout
notre repos, toutes nos passions, tout notre
bonheur ? Vous êtes effrayé des injures que je dis à
l'esprit, vous frémissez de voir votre idole si peu
respectée ! Connoissez le serpent que vous
nourrissez dans votre sein. L'esprit d'abord est
charmant ; il a une utilité sensible ; il adoucit le
chagrin, il embellit les fêtes, & son agrément
en se répandant sur tout ce qu'il invente, fait
marcher le plaisir à sa suite. Mais son
agrément tout seul ne satisfait pas ; on est en
droit d'attendre plus de lui : c'est là que commence
son horrible tyrannie. Uni à la méchanceté, il prend
de l'empire sur nous, & quel empire ! Il s'est
fait des systêmes ; il y puise des leçons
pernicieuses, sans attendre même que nous lui en
demandions : l'art de dire lui allure l'art de
persuader. Ce sont, à la vérité, des paradoxes que
le préjugé repousse ; mais devant un maître si
hardi, si éloquent, le préjugé timide n'ose parler
qu'à demi-voix. Une fausse honte nous livre à notre
séduction. Dans les intervales qui séparent ces
premieres leçons, nous y revenons à froid, nous
voulons les condamner par habitude de bien penser ;
mais nous n'avons pas appris à bien penser par
principes ; l'éducation de notre esprit a été
négligée : on ne nous a inculqué nos maximes que par
des mots ; nous ne pouvons combattre, à armes
égales, cet esprit séducteur qui est
venu s'emparer de nos oreilles ; il nous a montré
des principes, (faux ou vrais) il a pris les choses
du plus haut qu'il étoit possible ; nous nous
sentons infiniment bornés devant lui, autant parce
qu'il sçait mieux dire, que parce qu'il dit
réellement davantage de nous finirons par nous
rendre sourds à la voix de la vérité & du
devoir ; charmés de le pouvoir prendre pour ce
foible instinct qui fait l'habitude ; & de
n'avoir rien de positif à opposer à un maître qui
dogmatise avec tant de grâces, de talent &
d'audace. Vous sentez, Monsieur, où nous mene cette
séduction ! Tout ce qui n'est pas vertu absolument
humaine, périt en nous dès ce moment ; de faux
principes conduisent à de mauvais principes. Dans la
premiere ivresse, c'est un trésor qu'on vient
d'acquérir ; il faut en user. Nous avons des vices
toujours tout prêts à porter notre esprit à l’usage
des fausses maximes. Les leçons que
nous venons de recevoir, nous ont appris que les
hommes étant nés faux, un ami peut n'être pas
sincere ; l'ambition nous conseillera de sacrifier
cet ami au grade qui se présente pour nous. Notre
nouveau systême étant que l'intérêt & la vanité,
maîtres de tous les cœurs, sont des vertus de
situation ; nous nous ferons un devoir de surprendre
des secrets, de troubler des sociétés, de brouiller
des amis, de trahir jusqu'aux moindres confidences,
dans la crainte de manquer un objet qui est à notre
bienséance, & qui plus est, dans le seul dessein
d'empêcher qu'un parent, un égal, puissent nous
obscurcir par l'éclat d'un rang supérieur au nôtre.
(Car l'orgueil est un des vices que l'esprit
fautivement, philosophique favorise le plus ;) &
ainsi de presque tout ce qui forme les vertus des
hommes, constitue leurs devoirs, & fait le lien
de la société. . . . . Malgré votre amour désordonné pour l’esprit, vous ne pourrez
vous dissimuler l'étrange abus qu'il fait de la
malice humaine. S'il s'approprie le droit de faire
les réputations, il peindra avec tant d'art les
objets fantastiques qu'il adoptera, par vanité, par
intérêt, ou par envie de briller, que nous serons,
pour ainsi dire, forcés de prendre ses impressions,
& de regarder souvent comme des Dieux, de
coupables mortels qu'il aura déifiés. Sur le trône
de Thémis, le crime prendra les couleurs de
l'innocence, & l'innocence enveloppée d'un voile
obscur qu'il aura tissu avec art, n'offrira que des
traits équivoques, qui déposeront contr'elle, aux
yeux des juges prévenus. S'il s'ingere d'écrire
l'histoire des temps, il tronquera les faits, rendra
douteux les plus incontestables, inventera des
fables : l'honneur d'une pensée lui suffira pour
oser avancer dix mensonges : nous croirons nous
instruire des mœurs des hommes, des
actions des Héros, des prodiges de la nature, des
révolutions de l'esprit humain ! Nous n'aurons que
de fausses idées, de fausses connoissances, de faux
sentimens. Néron ne sera qu'un Prince foible qu'on
séduisit ; Corneille, qu'un Poëte sans goût,
Voltaire qu'un homme sans génie, Caligula, qu'un
homme de tête, & César, qu'un coquin. J'ai vu
d'aussi étranges impostures inventées par l'esprit,
& je les ai vues courir un certain monde, où
elles resteront peut-être à jamais consacrées, par
une suite trop naturelle de l'ascendant de l'esprit,
sur ceux qui goûtant trop se charmes, ne peuvent
plus soupçonner ses artifices. Je sçais que tous ses
mensonges ne sont pas des oracles éternels ; il
s'élève de tems en tems des voix plus équitables,
& non moins éloquentes qui transmettent la
vérité, & établissent solidement sur les ruines
de l'imposture ; mais ces voix ne sont, à beaucoup près, ni nombreuses, ni écoutées de
tout le monde. Nous aimons mieux des erreurs qui
flattent notre malignité que des vérités qui nous
ramenent à la justice : notre opinion est formée ;
César étoit un coquin, nous n'en rabattrons rien ;
nous sommes fort aises de pouvoir nous soustraire à
l'admiration. Ainsi, l'esprit, en nous en imposant,
s'assure une victoire permanente : il a cent moyens
d'exercer cet empire funeste ; le plus certain pour
lui est de dire le contraire de ce qu'on a dit ;
c'est aussi celui pour lequel il a le plus de
prédilection. On est tout étonné de voir des faits
contrariés, des réputations attaquées, deux mille
ans après la publicité la plus universelle, & la
plus respectée ; on en est étonné, dis-je, & on
ne laisse pas cependant de se laisser enlever une
prévention invétérée, sans être persuadé qu'elle
étoit mal établie : l’esprit a parlé ; il doit être
crû : mais, me direz-vous, c'etoit également
l'esprit qui avoit parlé : d'accord,
mais nous sommes en fait d'esprit, ce que les femmes
sont en fait d'amans : c'est toujours le dernier qui
triomphe. . . . . Pour les choses d'opinion, à quoi
sert-il ? Il n'en fixe aucune ; il se plaît à faire
naître des disputes ; il se joue de la curiosité des
hommes qui ont le fatal amour des idées
métaphysiques ; il les promene à son gré dans un
dédale immense, dont aucun ne peut indiquer
l'issue : il abuse de la bonne foi de ceux qui ont
la foiblesse de croire aisément ; par son ascendant
il les entraîne à croire tout ; il leur fait des
sentimens à son gré, suite de cette crédulité
fatale : ce sont bientôt des esprits romanesques
dont tout le monde se moque, & que tout le monde
trompe. . . . Dans les conversations, quelle audace
n'ose-t'il pas montrer ? Un tyran use-t'il plus
impitoyablement du droit de commander ? Ses
prétentions sont infinies : il veut qu'on l'écoute
sans interrompre, & qu'on le croye sans
raisonner ; par lui le bon sens écrasé
est réduit à se taire ; s'il combat, fût-il
vainqueur, son adversaire aura toujours les honneurs
du triomphe dans ces sortes de combats, ce sont les
rieurs qui décernent les lauriers, & les rieurs
sont toujours pour l'esprit : le bon sens ne pourra
donc conserver quelque dignité qu'en affectant un
mystérieux silence : heureux si l'esprit, malin
& cruel, ne va point le forcer dans ses
retranchemens ! Voilà donc l'abus affreux que
l'esprit fait du fol amour qu'il nous inspire ? Ce
tableau fidele doit effrayer ses spectateurs. Je
prévois pourtant que vous ne serez point désabusé :
vous me direz que si l'esprit, dans les autres, a le
défaut d'être un guide trompeur, un ami perfide, un
rival insolent, un ennemi implacable ; en nous, il
est du moins une consolation à nos peines, une
ressource dans nos positions critiques, une société
dans nos demeures les plus solitaires. Je conviens, avec vous, qu'il est tout cela par
intervalles, & qu'on peut même pendant un
certain tems n'éprouver de lui que des caprices
favorables ; mais alors même on doit le regarder
comme un ennemi secret. Naturellement jaloux, il
nous dégoûte de tout ce qui ne vient pas de lui, il
nous dégoûte même de ses propres présens ; il nous
rend difficiles sur ce qu'il nous avoit d'abord
vanté ; il nous rend insensibles à ce qu'il nous
avoit d'abord donné : nous sommes contraints de lui
demander de nouveaux bienfaits, de nouveaux
plaisirs, dont le moindre usage en fait bientôt
desirer de nouveaux encore ; ainsi de nouveaux en
nouveaux, tous les plaisirs possibles sont bientôt
épuisés ; nous finissons par éprouver l'humiliant
assoupissement d'un Sultan, que les plus belles
Nymphes ne peuvent réveiller sur le trône des
plaisirs. Prenons l'esprit dans les qualités que je
lui accorde : j'ai dit qu'il étoit une
consolation à nos peines. L’est-il toujours ! Pour
décider la question, il faut consulter les
malheureux qui étoient plus en droit de compter sur
son secours ; ils vous diront qu'ils ont presque
toujours souffert à proportion qu'ils avoient de
l’esprit, & qu'ils ont souvent été forcés de
regretter de n'être pas nés bêtes. Cette lumiere
pénétrante qui accompagne l'esprit, se répandoit sur
l'horreur de la trahison, de l'injustice de
l’outrage qu'ils venoient d'éprouver ; leurs
réflexions faisoient naître mille douleurs
particulieres, qu'un sot n'auroit point connues dans
la même situation : cela est incontestable, &
l'on peut dire que l'infortune a des détails qui ne
sont connus que des malheureux qui ont de l'esprit.
Dans mille circonstances chagrinantes, combien
l'esprit n'ajoute-t'il pas à la douleur naturelle
qu'elles doivent faire ressentir ! Vous souhaitiez
une place & vous la méritiez ! Elle
est accordée à un faquin qui n'a mis que de la
bassesse dans son intrigue. Si vous étiez un sot,
vous ne concluriez pas de là que les protecteurs
eux-mêmes sont bas, & qu'il y a très-peu de
ressource pour les gens d'honneur & de mérite !
Cette conclusion va perpétuer votre désespoir. Vous
vouliez acquérir une charge ! Vous êtes prévenu
& supplanté par un de ces voleurs publics que le
faste rend si imposans : si vous n'aviez pas
l'esprit nourri des maximes de la morale, & des
idées de l'ordre, vous seriez peut-être ébloui du
faux éclat de cet or impur ; vous n'en verriez pas
la source odieuse, & vous n'éprouveriez qu'un
chagrin sans horreur ; mais vous avez de l'esprit,
vous voyez tous les crimes qu'un coquin a commis
pour s'enrichir ; vous en sentez toute l’énormité !
Vous êtes humilié, furieux, désespéré de voir que la
fortune accorde à ce coquin le prix de vos travaux,
de vos veilles, de votre santé, de
votre mérite. Vous aimiez un objet charmant que vous
croïez fidele : c'étoit une maîtresse spirituelle
comme vous ; du concours de vos idées & de vos
soins ingénieux il se formoit une chaîne de
plaisirs. L'esprit vous donnoit encore de l'amour,
& l'amour vous donnoit toujours de l'esprit :
faits l'un pour l'autre, vous vous sentiez unis par
une convenance délicieuse, dont toutes vos pensées,
tous vos entretiens tous vos tete-à-têtes si
voluptueusement remplis, vous donnoient à chaque
moment des preuves nouvelles : vous étiez tout l'un
à l'autre ; vous ne craigniez point 'inconstance ;
quel objet eût pu vous paroître digne de vous faire
un bonheur plus grand ! Vous venez de perdre cette
maîtresse précieuse ; les circonstances ont changé
son caractere : la vanité est venue étaler à ses
yeux les attraits des bijoux, des équipages, des
chimeres imposantes ; & Mondor, ce
Mondor qui ne pense point, qui ne sçait rien, qui
n'a jamais rien dit d'agréable, qui est si lourd, si
fat & si bête, est le digne usurpateur qui vous
chasse de votre empire. Ce revers est accablant ;
vous perdez tout ; vos jours vont être des nuits
affreuses : pour vous consoler, vous allez recourir
à l’esprit ! Vous allez faire des réflexions !
Hélas ! les réflexions sont de nouveaux malheurs,
quand on a droit de se plaindre de la fortune : vous
aurez toujours Mondor devant les yeux ; Mondor si
peu comparable à vous pour une femme dont l'esprit
faisoit le bonheur, vous paroîtra un rival d'autant
plus indigne de vous être préféré, que vos idées
pures & élevées vous auront appris que l'or, qui
donne tant de vices, est lui-même, pour ainsi dire,
un vice méprisable dans un sot dont il constitue
tout le mérite. Pour calmer vos ennuis, vous voudrez
faire un nouveau choix ; mais la femme
que vous aimiez avoit de l'esprit ; sa conversation
étoit séduisante ; elle pensoit toujours bien,
quoiqu'elle imaginât toujours ; elle avoit ce talent
de persuader, qui vient de l'art de bien dire ; elle
parloit si bien ; ses expressions étoient si
propres, ses tournures si agréables, que souvent vos
propres pensées, reproduites sur ses levres, vous
paroissoient naître de son propre génie. Vous
voudrez faire un nouveau choix : mais pouvez-vous
remplacer un objet si chéri, si essentiel ! Il n'est
plus de femme pour l'homme d'esprit, qui a perdu
celle qui lui convenoit. Vous ne vous rapprocherez
de tous les autres que pour les juger avec une
sévérité épouvantable, & le premier coup d'œil
vous décidera peut-être à la haine. J'ai accordé
l'esprit d'être une ressource dans nos positions
critiques. J'avoue que quelquefois il nous donne de
bons conseils & nous fournit de bons expidiens. Mais combien de fois nous
conseille-t'il une sotise ? S'il prend une fois à
gauche, il nous mene d'erreurs en erreurs, jusqu'à
ce qu'il ait ruiné irréparablement nos affaires.
Qu’il nous conduise bien ou qu'il nous conduise mal,
il s’empare toujours également de notre confiance :
dans le dernier cas, nous ne sommes jamais désabusés
que lorsque nous ne pouvons plus avoir que des
regrets inutiles ; ainsi le bien & le mal, à
mesure égale, n’étant point à comparer, pour la
conséquence des suites, on peut dire qu'il seroit
heureux pour nous que l’esprit ne pût jamais entrer
pour rien dans la direction de nos affaires, de
quelque nature qu’elles puissent être. Je dois
encore convenir que l’esprit est quelquefois une
société dans nos demeures les plus solitaires ;
alors, il adoucit l’humeur, il écarte l’ennui, il
calme le chagrin, il tempere les passions. Il nous rend à notre raison, en nous
enlevant à nos sens : la sagesse l’accompagne, il
nous ramene au soin de nos affaires, &
conséquemment au respect de nos devoirs : l'humanité
le suit, il nous communique une heureuse indulgence
pour les hommes ; c'est un bienfait inestimable : de
cette indulgence, naissent les liaisons aimables,
les procédés obligeans, la confiance utile : il a
encore d'autres douceurs & d'autres bienfaits,
dont il est avare, ailleurs que dans la retraite,
& qu'on est presque sûr d'y trouver d'abord, si
l'on y porte le desir d'en pouvoir faire usage. Mais
combien de fois ne lui est-il pas arrivé d'avoir des
procédés contraires ! C'est souvent dans la retraite
qu'il signale le plus son pouvoir fatal. C’est-là
qu'il nous ramene tout entiers aux réflexions
chagrines ; il nous remet devant les yeux tous les
objets qui nous ont nui ou déplu dans le cours d'une
vie assez longue. Des événemens
successifs, un tumulte continuel ne nous avoient
permis qu'une attention momentanée à tout ce qui
nous étoit arrivé : l'esprit abusant du calme qui
nous environne, y ramene toutes nos idées, tous nos
sens & son intention étant de nous y faire
trouver des supplices, il a soin de ne nous le
présenter que sous des aspects qui puissent nous en
faire abhorrer le souvenir. Il ne se contente pas de
nous en faire le sujet d'un sensible chagrin ; il y
ajoute les tristes regrets & souvent les cruels
remords. Les premiers nous rendent les hommes
odieux ; les seconds nous rendent odieux à
nous-mêmes ; & tous les deux nous sont envisager
la retraite comme un azile nécessaire contre des
ennemis qui rendroient notre perte inévitable, &
contre des juges qui rendroient notre honte
éternelle. Ainsi nous voilà réduits à détester les
hommes, à n'avoir plus de communication avec eux, à
perdre tous les sentimens, à nous haïr
nous-mêmes, à ne tenir plus à la <sic> que par
le desir trop foible de la voir finir ! L'esprit a
sa satiété comme le corps. Il vient un tems où l’on
éprouve que rien ne peut plus le toucher. On a
dévoré tous les livres ! On n'en goûté plus aucun :
on a recherché tous les Auteurs, on ne leur trouve
plus que les mêmes idées, le mêmes phrases ; ce sont
des sons répétés qui ne touchent plus, &
ennuient le plus souvent. On a écrit soi-même des
volumes, on a cru avoir prouvé quelques vérités ! On
s'apperçoit qu'on n'a pas même établi des systêmes :
des vérités découvertes depuis, des réflexions
faites trop tard réduisent à la honte de n'avoir
fait que des rêves, & au regret d'y avoir donné
tout son tems. Cette nouvelle maniere de voir &
de penser, est presque toujours une fuite de la
satiété ; c'est pourquoi je la place au nombre de
ses effets. Lorsqu'on a une habitude trop longue d'un objet, qu'on en a usé
immodérément ; l’illusion ne <sic> plus, tous
ses traits paroissent tels qu’ils sont, & alors
on n'est plus frappé que de ses défauts. On a eu des
succès éclatans sur la scène ; cette gloire est le
plus grand charme de l'esprit, mais elle a sa durée
à peu près fixée malgré la fraîcheur toujours
nouvelle des lauriers les mieux acquis. J'ai vu des
favoris des Muses entendre sans transport leurs
ouvrages immortels, & les applaudissemens qu'on
leur prodiguoit, précisément parce qu'il les avoient
entendus trop souvent. On a lu toutes les
Histoires ! On sçait par cœur les actions des plus
grands hommes, leurs vertus, leur revers. Tout ce
qui renouvellera désormais ces scènes éclatantes, ne
pourra plus faire aucune sensation : l’esprit en a
fait tout son profit, les impressions sont épuisées.
Prodige, héroïsme, crime ! Vous n’êtes plus que des
mots, pour celui qui trop accoutumé à
vous voir produire vos effets, s'est trop accoutumé
à réfléchir sur vos ressorts & sur vos causes.
Ainsi, il n'y aura plus rien de nouveau pour
l'esprit, plus rien d'intéressant pour lui, plus
rien qui mérité les réflexions, son amour, sa
prédilection ! Cependant on aura tout sacrifié au
goût charmant qu’il inspiroit ; on aura compté sur
un bonheur inépuisable : une fortune négligée, une
fortune dissipée, une santé à jamais ruinée par les
veilles meurtrieres seront le moindre prix dont on
aura payé des plaisirs si courts & des charmes
si trompeurs ? Vous pouvez juger à présent des
raisons de mon dégoût.
Citazione/Motto
L'Abbé de Chaulieua dit ingénieuesement. Esprit
que je haïs & qu’on aime, Avec douleur je
m’apperçoi Que pour parler contre toi-même, On a
toujours besoin de toi.
Je ne dirai pas de
même ; je ne suis pas dans ce cas. On
n’a pas besoin d'esprit lorsque c'est à son ami que
l'on parle. L'Ode que ces vers terminent, étoit le
pur ouvrage de l'imagination ; l'Abbé ne disoit pas
ce qu'il pensoit. Une coquetterie d'Auteur ; un
nouveau desir de montrer de l'esprit, lui avoient
mis la plume à la main : comme il parloit contre son
idole il avoit eu besoin d'arc pour cacher
l'imposture, & il se plaignoit de la difficulté
qu'il y avoit trouvée. Comme je n'ai pas eu dessein
de dire précisément des injures à l'esprit, en
écrivant contre l'esprit ; qu'aucune coquetterie ne
m'a conduit que l'intérêt seul que je prends a vous
m'a déterminé, j’ai écrit naturellement comme je
pense ; comme on parle dans la conversation, &
comme doit écrire un homme jaloux de ses sentimens
& de sa réputation. Dans toute cette lettre j'ai
refusé plus de choses à mon cœur ulcéré, que je n'en
ai emprunté de l'art. J'ai craint que
vous ne m’accusassiez de vouloir me faire tout à la
fois des adversaires & des partisans. Je laisse
aux gens dévorés de vanité le coupable plaisir de
faire du bruit aux dépens de la vérité & de leur
propre opinion ; & le plaisir plus coupable de
se faire des partisans pour pouvoir compter quelques
dupes. Je vous ai parlé d'après mon cœur tout
entier ; je suis sûr de votre estime, & elle
suffira pour vous rendre profitable une partie de
mes réflexions : c'est tout ce que j'ambitionne pour
votre intérêt ; car je vous l'avoue, quoique je vous
aie dit tout ce que je pense, je serois fâché que
vous prissiez à la lettre tout ce que je vous ai
dit. Je ne vous aurois plus été utile qu'à votre
détriment. Je veux que sans perdre le goût de
l'esprit, vous craigniez qu'insensiblement il ne
vous fasse perdre le goût de tout, & que vous le
regardiez comme une coquette regarde ses amans. Aimable comme eux, tant qu'on ne se
livre point à lui, il devient impérieux &
inconstant comme eux, quand on s'y livre. Il faut
donc en goûter l'agrément sans foiblesse, & en
voir les défauts sans mépris ; l'un & l'autre de
ces sentimens vous meneroient trop loin. À votre
âge, il faut se faire une loi de pouvoir s'arrêter,
quand il est question de sentimens : vous n'avez pas
d'autre parti à prendre dans le point dont il
s'agit : je vous regarde comme un homme très-mal
heureux, si vous agissez autrement. Vous avez de
l’esprit ? Il faut que vous commenciez à l'aimer.
Vous aimez l'esprit ! Il faut que vous commenciez à
le craindre. Voilà toute la substance de mes
maximes, & tout le but de mes conseils. J’ai
l'honneur d'être, &c