Zitiervorschlag: Jean-François de Bastide (Hrsg.): "Discours XI.", in: Le Nouveau Spectateur (Bastide), Vol.5\011 (1759), S. 289-326, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2137 [aufgerufen am: ].


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Discours XI.

Zitat/Motto► Intus & in jecore ægro nascuntur Domini.

Pers. Sat. v. 129.

Vos Maîtres naissent au fond du cœur & y exercent leur tyrannie. ◀Zitat/Motto

Ebene 2► Ebene 3► Brief/Leserbrief► Monsieur,

J'ai lû avec la plus grande attention, les sages conseils que vous daignez donner dans votre dernier Cahier. Je devrois après les avoir si bien goûtés, ne suivre plus d'autre regle ! La reconnoissance ne contribueroit pas peu à m'y engager ; mais je suis malheureux en tout, & il se mêle jusques dans les remedes que l’on me donne, quelque chose qui doit entretenir le mal dont on voudroit me guérir. Avez-vous crû, Monsieur, pouvoir me dégoûter de l'esprit en m'écrivant avec autant d'es-[290]prit ! Je ne m'étendrai point en grande louanges ; la circonstance ne me le permet point, & je me contenterai de sentir ; mais permettez-moi de vous dire que deux ou trois Médecins, comme vous, m'auroient bientôt rendu incurable. Cependant je conviens que c'est une cruelle ressource que de se mettre à faire des livres ; j'en sens tout le danger & tout le malheur ; & s'il n'y avoit que le besoin qui me portât à ce genre d'occupation, je crois que j'y renoncerais d'aujourd'hui, & je ne vous donnerois pas la peine de m'éclairer par de nouveaux traits de lumiere ; mais c'est ce malheureux attrait que je trouve dans l'esprit, qu'il faut détruire, & qui oppose en moi les plus grands obstacles au triomphe de la raison. Je vois dans l'esprit mille ressources pour un malheureux. Il flatte l'amour propre d'un homme qui se sent supérieur par lui à mille sots qui passerent les premiers tems de leur vie à dormir, [291] & se trouvèrent riches en s'éveillant. Il est la voie la plus juste & la plus courte qui conduise au bonheur. Vous l'avez dit vous-même ailleurs, & j'ose vous opposer vos propres pensées. Ebene 4► « L'esprit est l'ami le plus solide, le plus effectif, le plus aimable, le plus consolant. Il imagine nos plaisirs, les partage, les communique, & nous rend précieux à la société. Il nous donne de la raison ; il a des principes lumineux certains, qui coulent dans nos mœurs, & nous procurent la délicieuse douceur de bien penser & d'apprendre aux autres à penser bien, même de les y contraindre, sans leur faire une violence dont ils se plaignent. Ses courtes absences doivent être mises au nombre de ses plus importans services ; elles servent à les faire mieux sentir ; elles sont pour lui de nouvelles occasions de nous être utile, & de nouveaux moyens de nous paroître aimable, [292] comme après le retour d'un objet aimé, cet objet nous plaît mieux, & nous devient plus cher qu'avant l'absence. » ◀Ebene 4

Je vous avoue, Monsieur, qu'après avoir lu ces pensées si vraies & si sages, je ne suis plus le maître de commander à une passion qu'elles justifient si bien ; mais je ne suis peut-être pas incapable de me rendre à des autorités qui détruiroient vos premieres idées ; & j'ai assez de courage pour y recourir contre moi-même, s'il s'en présente â votre imagination.

J'ai l'honneur d'être, &c. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3

Brief/Leserbrief► Réponse.

Permettez-moi de vous reprocher un peu de mauvaise foi, Monsieur, je vous la pardonnerai après vous l'avoir reprochée ; car il faut de l'indulgence pour un homme qui cherche à flatter sa passion ; mais je suis obligé [293] de commencer par m'en faire une ressource contre vous.

Dans la même page où vous avez trouvé ce que vous venez de citer, on lit également :

Ebene 3► Ebene 4► « L'esprit est le plus redoutable de nos ennemis. Il est partout en nous ; nous ne sçavons où l'attaquer. Ses volontés sont des loix ; il nous assujettit, nous entraîne ; nous sommes contraints de vouloir ce qu'il veut. Il nous rend criminels, méchans, ingrats, indignes de l'amitié, incapables de confiance, infideles à l'honneur : nous vivons avec lui dans un cruel esclavage, que nous sentons, dont nous rougissons, & que nous ne pouvons faire finir. Pour mieux exercer sa tyrannie, il nous laisse souvent nos premiers principes (ces juges incorruptibles & impitoyables) ce sont de nouveaux ennemis qu'il nous suscite, & de nouveaux triomphes pour lui. Attaqués par la cons-[294]cience, subjugués par l'esprit ; nous éprouvons des remords sans pouvoir nous y soustraire, ni détruire leur cause ; la foiblesse décide enfin : nous finissons par un esclavage consenti en faveur de l'ennemi qui nous maîtrise ; & un dernier moment vient où, désesperés d'une servitude qui nous a si fort dégradés, nous faisons un dernier effort qui ne nous rend souvent, ni notre propre estime ni celle des autres. » ◀Ebene 3 ◀Ebene 4

Voilà ce que j'ai dit sur l'esprit, Monsieur ; il se trouve à la vérité, qu'en réunissant ce que j'ai dit plus haut, on peut m'accuser d'avoir écrit le pour & le contre ! J'en conviens & : je prévois que vous en tirerez avantage ; mais je vous répondrai que dans tout cela, je n'ai point prétendu définir ni décider absolument ; j'ai écrit ce qui s'est présenté à mon imagination, & ce sont là, pour ainsi dire, des jeux d’esprit. Mais puisqu'il vous faut des [295] autorités ; Metatextualität► en voici, Monsieur ; je vais vous copier une lettre que je fus obligé d'écrire il y a deux ans à un jeune homme que j'aimois beaucoup, qui avoit la même passion que vous, & que j'avois vainement tenté plusieurs fois d'éclairer par des raisonnemens plus simples. ◀Metatextualität

Ebene 3► Brief/Leserbrief► Lettre

Sur les défauts de l’Esprit1

ON nous interrompit hier mal-à-propos ; j'en étois à vous dire que je [296] me dégoûtois tous les jours de l'esprit. J’avois pris la précaution de préparer cet aveu ; je sçavois à qui j’avois affaire ; vous aimez tant l’esprit, il a tant de charmes pour vous, que ne concevant pas qu'on puisse jamais éprouver de la froideur pour lui sans m’accuser d'imposture, vous auriez méprisé mon aveu. Je reprens aujourd'hui la conversation & pour n'être pas interrompu, je prens le parti de vous écrire. La vanité de parler à mon aise, n'est pas le motif qui m'y détermine ; vous sçavez que je n'ai jamais eu la sottise de m'admirer. Lorsque j'ai commencé à vous connoître, je commençois déjà à évaluer le mérite du bel esprit ; ainsi ma réputation en cela est faite auprès de vous ; vous m'avez vû, même, assez indifférent à l'honneur d'avoir raison lorsque je disois mon avis ! Cette indifférence n'a fait qu'augmenter, & si je la perds aujourd'hui, en vous écrivant, c'est le desir [297] de vous être utile qui va me donner cet air là. Oui, Monsieur, je me dégoûte tous les jours de l’esprit, & c'est pour vous-même que je veux vous parler de ce dégoût. Vous avez une passion ? Elles sont toutes contraires au repos & au bonheur ; mais celle-ci est, de toutes, la plus importante & la plus dangereuse. Permettez-moi de vous le prouver. Le plaisir de penser ne va point sans le desir de connoître : on entrevoit à peine les choses, qu'on veut remonter aux principes : en est-il de certains ? On en pourroit presque douter, tant il est difficile à l'esprit le plus pénétrant de s'en assurer la vérité palpable. Est-on parvenu à les appercevoir clairement ? Quelle distance ne trouve-t'on pas entre le principe & les effets, pour en pouvoir faire art usage essentiel au bonheur ? Avec la meilleur vûe, avec la plus prodigieuse élévation d'esprit, se voit-on en soi-même ? Remonte-t'on assez exactement à [298] la source de ses goûts, de ses inclinations, pour pouvoir en prévoir la fin, en calculer la durée, & établir enfin quelque chose pour sa propre félicité? L'esprit pût-il pénétrer jusques dans le centre de nos sentimens les plus vrais, les moins équivoques ; tout le service qu'il pourroit nous rendre, ce seroit de nous indiquer le moyen possible d'être heureux ; mais ce moyen ne dépend ni de lui ni de nous ; très-souvent le sentiment qui nous l'a fait rechercher avec tant d'ardeur, disparoît au moment que nous pouvons le saisir plus souvent encore il disparu avant que nous ayons pu l'appercevoir. Ainsi, avec beaucoup d'esprit, nous partons notre vie à nous connoître, à nous fatiguer, & à ne pouvoir, ni régler nos sentimens, ni remplir nos besoins. Il y a quelque chose de plus cruel. L'esprit le plus droit, le mieux éclairé, nous montre nos défauts & ne nous donne rien pour les corriger ; c'est [299] en tout une lumiere claire qui nous découvre alternativement un précipice où nous ne pouvons éviter de tomber, ou des trésors ausquels il nous est impossible d'atteindre ; & qui dans les deux cas, ne pouvant nous être d'aucune autre utilité, & paroissant néanmoins le pouvoir par sa nature, ne sert bientôt qu'à augmenter l'amertume de nos regrets, & l'horreur de notre dépendance. Tout ce que l'esprit nous donne, c'est à notre détriment que nous l'employons : il nous fournit des lumieres ; à quoi servent-elles ? A nous faire appercevoir un mieux, un bonheur, dont le vain espoir coûte souvent le repos de toute la vie. A peine y touchons nous ; l'un nous est concerté, l'autre nous est ravi : la main des hommes s'arme impitoyablement contre nos lauriers & contre nos plaisirs : c'étoit bien la peine de se fatiguer pendant des années entieres, pour se trouver plus malheureux cent fois que [300] celui qui n'a jamais eu ni esprit, ni espérance. Si la jalousie des hommes nous épargne, notre inconstance ne nous épargnera pas ; elle sçaura bien concourir avec les causes étrangères, pour nous enlever notre gloire ou nos plaints, en nous en faisant perdre le sentiment. . . L'esprit nous donne des connoissances ; quel en est l'effet, & quelle est la suite de cet effet ? Nous connoissons les hommes ; voilà à quoi aboutirent toutes les recherches, toutes les études, toutes les réflexions les plus effectives. Eh ! malheureux que nous sommes ; nous dormions, nous ignorions le sort qui nous attend ; nous avons ouvert les yeux sur notre destinée, il n'est plus de tranquilité pour nous : nous nous verrons toujours entourés d'ennemis ; nous marcherons sur des précipices ; nos vœux seront des malheurs ; nous verrons toujours les hommes prêts à surpendre nos secrets, à trahir nos desseins, à dévoter [301] nos biens, à nous enlever l'objet de nos plus tendres affections : semblables à ces sauvages féroces qui se disputent au prix de leur sang, le sang de leurs semblables, & qui plus cruels encore, dansent après la victoire autour des membres déchirés, qu'ils vont engloutir dans leur sein ; nous les verrons s'applaudir, s'enorgueillir de leurs trahirons infames & nous railler de notre bonne foi, qui nous aura livrés à leur barbare duplicité. Nous jouissions d'un bonheur tranquille, & du plu grand bonheur que la nature ait jamais laissé entrevoir aux hommes ; nous aimions & nous étions aimés ; tous nos jours étoient des momens délicieux ; toutes les rieurs de la prairie ne valaient pas celles dont une main charmante couronnoit nos têtes ; l'estime achevoit le triomphe de l'amour ; la confiance s'embellisoit de ses charmes, & lui prêtoit ses douceurs inexprimables ; toutes nos idées, tous nos des-[302]seins, toutes nos peines, tous nos plaisirs, passoient dans un cœur fait pour les recevoir ; c'étoit un bonheur de toutes les heures, une consolation sans cesse renaissante, une philosophie délicieuse. Qu'avons nous fait ? barbares que nous sommes ; nous avons porté un regard imprudent sur les femmes ; nous sommes entrés dans leur cœur ; une lumiere affreuse nous a éclairé tous les détours de ce labyrinthe ; malheureux ! Nous en avons vû toutes les issues, tous les détours ; nous n'aurons plus de plaisirs ; nous déplorerons nos se secrets confiés, nous les croirons trahis ; nous ne recevrons plus de douces caresses, nous ne goûterons plus le charme des tendres sermens ; nous regarderons tout ce qui faisoit nos plaisirs, comme un artifice imaginé pour nous déguiser la fausseté d'une tendresse simulée, ou comme un voile perfide inventé pour nous dérober l'infidélité d'un cœur parjure. Nous au-[303]rons vû combien les femmes peuvent cacher de fausseté ! Nous croirons que celle qui nous aimoit étoit la plus fausse de toutes : nous aurons connu tous leurs défauts possibles, nous les verrons tous réunis dans celle que nous adorions. Voilà où conduisent les connoissances : l'esprit humain en abuse ; il ne sçauroit en user sobrement : cet abus peut nous conduire à être sage ; mais quelle sagesse que celle qui nous coûte toute notre justice ? Quelle sagesse encore que celle qui nous coûte tout notre repos, toutes nos passions, tout notre bonheur ? Vous êtes effrayé des injures que je dis à l'esprit, vous frémissez de voir votre idole si peu respectée ! Connoissez le serpent que vous nourrissez dans votre sein. L'esprit d'abord est charmant ; il a une utilité sensible ; il adoucit le chagrin, il embellit les fêtes, & son agrément en se répandant sur tout ce qu'il invente, fait marcher le plaisir à sa suite. [304] Mais son agrément tout seul ne satisfait pas ; on est en droit d'attendre plus de lui : c'est là que commence son horrible tyrannie. Uni à la méchanceté, il prend de l'empire sur nous, & quel empire ! Il s'est fait des systêmes ; il y puise des leçons pernicieuses, sans attendre même que nous lui en demandions : l'art de dire lui allure l'art de persuader. Ce sont, à la vérité, des paradoxes que le préjugé repousse ; mais devant un maître si hardi, si éloquent, le préjugé timide n'ose parler qu'à demi-voix. Une fausse honte nous livre à notre séduction. Dans les intervales qui séparent ces premieres leçons, nous y revenons à froid, nous voulons les condamner par habitude de bien penser ; mais nous n'avons pas appris à bien penser par principes ; l'éducation de notre esprit a été négligée : on ne nous a inculqué nos maximes que par des mots ; nous ne pouvons combattre, à armes égales, cet esprit séduc-[305]teur qui est venu s'emparer de nos oreilles ; il nous a montré des principes, (faux ou vrais) il a pris les choses du plus haut qu'il étoit possible ; nous nous sentons infiniment bornés devant lui, autant parce qu'il sçait mieux dire, que parce qu'il dit réellement davantage de nous finirons par nous rendre sourds à la voix de la vérité & du devoir ; charmés de le pouvoir prendre pour ce foible instinct qui fait l'habitude ; & de n'avoir rien de positif à opposer à un maître qui dogmatise avec tant de grâces, de talent & d'audace. Vous sentez, Monsieur, où nous mene cette séduction ! Tout ce qui n'est pas vertu absolument humaine, périt en nous dès ce moment ; de faux principes conduisent à de mauvais principes. Dans la premiere ivresse, c'est un trésor qu'on vient d'acquérir ; il faut en user. Nous avons des vices toujours tout prêts à porter notre esprit à l’usage des fausses [306] maximes. Les leçons que nous venons de recevoir, nous ont appris que les hommes étant nés faux, un ami peut n'être pas sincere ; l'ambition nous conseillera de sacrifier cet ami au grade qui se présente pour nous. Notre nouveau systême étant que l'intérêt & la vanité, maîtres de tous les cœurs, sont des vertus de situation ; nous nous ferons un devoir de surprendre des secrets, de troubler des sociétés, de brouiller des amis, de trahir jusqu'aux moindres confidences, dans la crainte de manquer un objet qui est à notre bienséance, & qui plus est, dans le seul dessein d'empêcher qu'un parent, un égal, puissent nous obscurcir par l'éclat d'un rang supérieur au nôtre. (Car l'orgueil est un des vices que l'esprit fautivement, philosophique favorise le plus ;) & ainsi de presque tout ce qui forme les vertus des hommes, constitue leurs devoirs, & fait le lien de la société. . . . . Malgré votre [307] amour désordonné pour l’esprit, vous ne pourrez vous dissimuler l'étrange abus qu'il fait de la malice humaine. S'il s'approprie le droit de faire les réputations, il peindra avec tant d'art les objets fantastiques qu'il adoptera, par vanité, par intérêt, ou par envie de briller, que nous serons, pour ainsi dire, forcés de prendre ses impressions, & de regarder souvent comme des Dieux, de coupables mortels qu'il aura déifiés. Sur le trône de Thémis, le crime prendra les couleurs de l'innocence, & l'innocence enveloppée d'un voile obscur qu'il aura tissu avec art, n'offrira que des traits équivoques, qui déposeront contr'elle, aux yeux des juges prévenus. S'il s'ingere d'écrire l'histoire des temps, il tronquera les faits, rendra douteux les plus incontestables, inventera des fables : l'honneur d'une pensée lui suffira pour oser avancer dix mensonges : nous croirons nous instruire des mœurs des hom-[308]mes, des actions des Héros, des prodiges de la nature, des révolutions de l'esprit humain ! Nous n'aurons que de fausses idées, de fausses connoissances, de faux sentimens. Néron ne sera qu'un Prince foible qu'on séduisit ; Corneille, qu'un Poëte sans goût, Voltaire qu'un homme sans génie, Caligula, qu'un homme de tête, & César, qu'un coquin. J'ai vu d'aussi étranges impostures inventées par l'esprit, & je les ai vues courir un certain monde, où elles resteront peut-être à jamais consacrées, par une suite trop naturelle de l'ascendant de l'esprit, sur ceux qui goûtant trop se charmes, ne peuvent plus soupçonner ses artifices. Je sçais que tous ses mensonges ne sont pas des oracles éternels ; il s'élève de tems en tems des voix plus équitables, & non moins éloquentes qui transmettent la vérité, & établissent solidement sur les ruines de l'imposture ; mais ces voix ne sont, à beau-[309]coup près, ni nombreuses, ni écoutées de tout le monde. Nous aimons mieux des erreurs qui flattent notre malignité que des vérités qui nous ramenent à la justice : notre opinion est formée ; César étoit un coquin, nous n'en rabattrons rien ; nous sommes fort aises de pouvoir nous soustraire à l'admiration. Ainsi, l'esprit, en nous en imposant, s'assure une victoire permanente : il a cent moyens d'exercer cet empire funeste ; le plus certain pour lui est de dire le contraire de ce qu'on a dit ; c'est aussi celui pour lequel il a le plus de prédilection. On est tout étonné de voir des faits contrariés, des réputations attaquées, deux mille ans après la publicité la plus universelle, & la plus respectée ; on en est étonné, dis-je, & on ne laisse pas cependant de se laisser enlever une prévention invétérée, sans être persuadé qu'elle étoit mal établie : l’esprit a parlé ; il doit être crû : mais, me direz-vous, c'etoit également l'esprit qui [310] avoit parlé : d'accord, mais nous sommes en fait d'esprit, ce que les femmes sont en fait d'amans : c'est toujours le dernier qui triomphe. . . . . Pour les choses d'opinion, à quoi sert-il ? Il n'en fixe aucune ; il se plaît à faire naître des disputes ; il se joue de la curiosité des hommes qui ont le fatal amour des idées métaphysiques ; il les promene à son gré dans un dédale immense, dont aucun ne peut indiquer l'issue : il abuse de la bonne foi de ceux qui ont la foiblesse de croire aisément ; par son ascendant il les entraîne à croire tout ; il leur fait des sentimens à son gré, suite de cette crédulité fatale : ce sont bientôt des esprits romanesques dont tout le monde se moque, & que tout le monde trompe. . . . Dans les conversations, quelle audace n'ose-t'il pas montrer ? Un tyran use-t'il plus impitoyablement du droit de commander ? Ses prétentions sont infinies : il veut qu'on l'écoute sans interrompre, & qu'on le croye sans raisonner ; par lui [311] le bon sens écrasé est réduit à se taire ; s'il combat, fût-il vainqueur, son adversaire aura toujours les honneurs du triomphe dans ces sortes de combats, ce sont les rieurs qui décernent les lauriers, & les rieurs sont toujours pour l'esprit : le bon sens ne pourra donc conserver quelque dignité qu'en affectant un mystérieux silence : heureux si l'esprit, malin & cruel, ne va point le forcer dans ses retranchemens !

Voilà donc l'abus affreux que l'esprit fait du fol amour qu'il nous inspire ? Ce tableau fidele doit effrayer ses spectateurs. Je prévois pourtant que vous ne serez point désabusé : vous me direz que si l'esprit, dans les autres, a le défaut d'être un guide trompeur, un ami perfide, un rival insolent, un ennemi implacable ; en nous, il est du moins une consolation à nos peines, une ressource dans nos positions critiques, une société dans nos demeures les plus solitaires. Je con-[312]viens, avec vous, qu'il est tout cela par intervalles, & qu'on peut même pendant un certain tems n'éprouver de lui que des caprices favorables ; mais alors même on doit le regarder comme un ennemi secret. Naturellement jaloux, il nous dégoûte de tout ce qui ne vient pas de lui, il nous dégoûte même de ses propres présens ; il nous rend difficiles sur ce qu'il nous avoit d'abord vanté ; il nous rend insensibles à ce qu'il nous avoit d'abord donné : nous sommes contraints de lui demander de nouveaux bienfaits, de nouveaux plaisirs, dont le moindre usage en fait bientôt desirer de nouveaux encore ; ainsi de nouveaux en nouveaux, tous les plaisirs possibles sont bientôt épuisés ; nous finissons par éprouver l'humiliant assoupissement d'un Sultan, que les plus belles Nymphes ne peuvent réveiller sur le trône des plaisirs. Prenons l'esprit dans les qualités que je lui accorde : j'ai dit [313] qu'il étoit une consolation à nos peines. L’est-il toujours ! Pour décider la question, il faut consulter les malheureux qui étoient plus en droit de compter sur son secours ; ils vous diront qu'ils ont presque toujours souffert à proportion qu'ils avoient de l’esprit, & qu'ils ont souvent été forcés de regretter de n'être pas nés bêtes. Cette lumiere pénétrante qui accompagne l'esprit, se répandoit sur l'horreur de la trahison, de l'injustice de l’outrage qu'ils venoient d'éprouver ; leurs réflexions faisoient naître mille douleurs particulieres, qu'un sot n'auroit point connues dans la même situation : cela est incontestable, & l'on peut dire que l'infortune a des détails qui ne sont connus que des malheureux qui ont de l'esprit. Dans mille circonstances chagrinantes, combien l'esprit n'ajoute-t'il pas à la douleur naturelle qu'elles doivent faire ressentir ! Vous souhaitiez une place & vous [314] la méritiez ! Elle est accordée à un faquin qui n'a mis que de la bassesse dans son intrigue. Si vous étiez un sot, vous ne concluriez pas de là que les protecteurs eux-mêmes sont bas, & qu'il y a très-peu de ressource pour les gens d'honneur & de mérite ! Cette conclusion va perpétuer votre désespoir. Vous vouliez acquérir une charge ! Vous êtes prévenu & supplanté par un de ces voleurs publics que le faste rend si imposans : si vous n'aviez pas l'esprit nourri des maximes de la morale, & des idées de l'ordre, vous seriez peut-être ébloui du faux éclat de cet or impur ; vous n'en verriez pas la source odieuse, & vous n'éprouveriez qu'un chagrin sans horreur ; mais vous avez de l'esprit, vous voyez tous les crimes qu'un coquin a commis pour s'enrichir ; vous en sentez toute l’énormité ! Vous êtes humilié, furieux, désespéré de voir que la fortune accorde à ce coquin le prix de vos travaux, de [315] vos veilles, de votre santé, de votre mérite. Vous aimiez un objet charmant que vous croïez fidele : c'étoit une maîtresse spirituelle comme vous ; du concours de vos idées & de vos soins ingénieux il se formoit une chaîne de plaisirs. L'esprit vous donnoit encore de l'amour, & l'amour vous donnoit toujours de l'esprit : faits l'un pour l'autre, vous vous sentiez unis par une convenance délicieuse, dont toutes vos pensées, tous vos entretiens tous vos tete-à-têtes si voluptueusement remplis, vous donnoient à chaque moment des preuves nouvelles : vous étiez tout l'un à l'autre ; vous ne craigniez point 'inconstance ; quel objet eût pu vous paroître digne de vous faire un bonheur plus grand ! Vous venez de perdre cette maîtresse précieuse ; les circonstances ont changé son caractere : la vanité est venue étaler à ses yeux les attraits des bijoux, des équipages, des chimeres imposan-[316]tes ; & Mondor, ce Mondor qui ne pense point, qui ne sçait rien, qui n'a jamais rien dit d'agréable, qui est si lourd, si fat & si bête, est le digne usurpateur qui vous chasse de votre empire. Ce revers est accablant ; vous perdez tout ; vos jours vont être des nuits affreuses : pour vous consoler, vous allez recourir à l’esprit ! Vous allez faire des réflexions ! Hélas ! les réflexions sont de nouveaux malheurs, quand on a droit de se plaindre de la fortune : vous aurez toujours Mondor devant les yeux ; Mondor si peu comparable à vous pour une femme dont l'esprit faisoit le bonheur, vous paroîtra un rival d'autant plus indigne de vous être préféré, que vos idées pures & élevées vous auront appris que l'or, qui donne tant de vices, est lui-même, pour ainsi dire, un vice méprisable dans un sot dont il constitue tout le mérite. Pour calmer vos ennuis, vous voudrez faire un nouveau [317] choix ; mais la femme que vous aimiez avoit de l'esprit ; sa conversation étoit séduisante ; elle pensoit toujours bien, quoiqu'elle imaginât toujours ; elle avoit ce talent de persuader, qui vient de l'art de bien dire ; elle parloit si bien ; ses expressions étoient si propres, ses tournures si agréables, que souvent vos propres pensées, reproduites sur ses levres, vous paroissoient naître de son propre génie. Vous voudrez faire un nouveau choix : mais pouvez-vous remplacer un objet si chéri, si essentiel ! Il n'est plus de femme pour l'homme d'esprit, qui a perdu celle qui lui convenoit. Vous ne vous rapprocherez de tous les autres que pour les juger avec une sévérité épouvantable, & le premier coup d'œil vous décidera peut-être à la haine.

J'ai accordé l'esprit d'être une ressource dans nos positions critiques. J'avoue que quelquefois il nous donne de bons conseils & nous fournit de [318] bons expidiens. Mais combien de fois nous conseille-t'il une sotise ? S'il prend une fois à gauche, il nous mene d'erreurs en erreurs, jusqu'à ce qu'il ait ruiné irréparablement nos affaires. Qu’il nous conduise bien ou qu'il nous conduise mal, il s’empare toujours également de notre confiance : dans le dernier cas, nous ne sommes jamais désabusés que lorsque nous ne pouvons plus avoir que des regrets inutiles ; ainsi le bien & le mal, à mesure égale, n’étant point à comparer, pour la conséquence des suites, on peut dire qu'il seroit heureux pour nous que l’esprit ne pût jamais entrer pour rien dans la direction de nos affaires, de quelque nature qu’elles puissent être.

Je dois encore convenir que l’esprit est quelquefois une société dans nos demeures les plus solitaires ; alors, il adoucit l’humeur, il écarte l’ennui, il calme le chagrin, il tempere les pas-[319]sions. Il nous rend à notre raison, en nous enlevant à nos sens : la sagesse l’accompagne, il nous ramene au soin de nos affaires, & conséquemment au respect de nos devoirs : l'humanité le suit, il nous communique une heureuse indulgence pour les hommes ; c'est un bienfait inestimable : de cette indulgence, naissent les liaisons aimables, les procédés obligeans, la confiance utile : il a encore d'autres douceurs & d'autres bienfaits, dont il est avare, ailleurs que dans la retraite, & qu'on est presque sûr d'y trouver d'abord, si l'on y porte le desir d'en pouvoir faire usage. Mais combien de fois ne lui est-il pas arrivé d'avoir des procédés contraires ! C'est souvent dans la retraite qu'il signale le plus son pouvoir fatal. C’est-là qu'il nous ramene tout entiers aux réflexions chagrines ; il nous remet devant les yeux tous les objets qui nous ont nui ou déplu dans le cours d'une vie assez longue. Des [320] événemens successifs, un tumulte continuel ne nous avoient permis qu'une attention momentanée à tout ce qui nous étoit arrivé : l'esprit abusant du calme qui nous environne, y ramene toutes nos idées, tous nos sens & son intention étant de nous y faire trouver des supplices, il a soin de ne nous le présenter que sous des aspects qui puissent nous en faire abhorrer le souvenir. Il ne se contente pas de nous en faire le sujet d'un sensible chagrin ; il y ajoute les tristes regrets & souvent les cruels remords. Les premiers nous rendent les hommes odieux ; les seconds nous rendent odieux à nous-mêmes ; & tous les deux nous sont envisager la retraite comme un azile nécessaire contre des ennemis qui rendroient notre perte inévitable, & contre des juges qui rendroient notre honte éternelle. Ainsi nous voilà réduits à détester les hommes, à n'avoir plus de communication avec eux, à perdre tous les sentimens, [321] à nous haïr nous-mêmes, à ne tenir plus à la <sic> que par le desir trop foible de la voir finir !

L'esprit a sa satiété comme le corps. Il vient un tems où l’on éprouve que rien ne peut plus le toucher. On a dévoré tous les livres ! On n'en goûté plus aucun : on a recherché tous les Auteurs, on ne leur trouve plus que les mêmes idées, le mêmes phrases ; ce sont des sons répétés qui ne touchent plus, & ennuient le plus souvent. On a écrit soi-même des volumes, on a cru avoir prouvé quelques vérités ! On s'apperçoit qu'on n'a pas même établi des systêmes : des vérités découvertes depuis, des réflexions faites trop tard réduisent à la honte de n'avoir fait que des rêves, & au regret d'y avoir donné tout son tems. Cette nouvelle maniere de voir & de penser, est presque toujours une fuite de la satiété ; c'est pourquoi je la place au nombre de ses effets. Lorsqu'on a une habitude trop [322] longue d'un objet, qu'on en a usé immodérément ; l’illusion ne <sic> plus, tous ses traits paroissent tels qu’ils sont, & alors on n'est plus frappé que de ses défauts. On a eu des succès éclatans sur la scène ; cette gloire est le plus grand charme de l'esprit, mais elle a sa durée à peu près fixée malgré la fraîcheur toujours nouvelle des lauriers les mieux acquis. J'ai vu des favoris des Muses entendre sans transport leurs ouvrages immortels, & les applaudissemens qu'on leur prodiguoit, précisément parce qu'il les avoient entendus trop souvent. On a lu toutes les Histoires ! On sçait par cœur les actions des plus grands hommes, leurs vertus, leur revers. Tout ce qui renouvellera désormais ces scènes éclatantes, ne pourra plus faire aucune sensation : l’esprit en a fait tout son profit, les impressions sont épuisées. Prodige, héroïsme, crime ! Vous n’êtes plus que des mots, pour celui [323] qui trop accoutumé à vous voir produire vos effets, s'est trop accoutumé à réfléchir sur vos ressorts & sur vos causes. Ainsi, il n'y aura plus rien de nouveau pour l'esprit, plus rien d'intéressant pour lui, plus rien qui mérité les réflexions, son amour, sa prédilection ! Cependant on aura tout sacrifié au goût charmant qu’il inspiroit ; on aura compté sur un bonheur inépuisable : une fortune négligée, une fortune dissipée, une santé à jamais ruinée par les veilles meurtrieres seront le moindre prix dont on aura payé des plaisirs si courts & des charmes si trompeurs ? Vous pouvez juger à présent des raisons de mon dégoût.

Zitat/Motto► L'Abbé de Chaulieua dit ingénieuesement.

Esprit que je haïs & qu’on aime,

Avec douleur je m’apperçoi

Que pour parler contre toi-même,

On a toujours besoin de toi. ◀Zitat/Motto

Je ne dirai pas de même ; je ne suis [324] pas dans ce cas. On n’a pas besoin d'esprit lorsque c'est à son ami que l'on parle. L'Ode que ces vers terminent, étoit le pur ouvrage de l'imagination ; l'Abbé ne disoit pas ce qu'il pensoit. Une coquetterie d'Auteur ; un nouveau desir de montrer de l'esprit, lui avoient mis la plume à la main : comme il parloit contre son idole il avoit eu besoin d'arc pour cacher l'imposture, & il se plaignoit de la difficulté qu'il y avoit trouvée. Comme je n'ai pas eu dessein de dire précisément des injures à l'esprit, en écrivant contre l'esprit ; qu'aucune coquetterie ne m'a conduit que l'intérêt seul que je prends a vous m'a déterminé, j’ai écrit naturellement comme je pense ; comme on parle dans la conversation, & comme doit écrire un homme jaloux de ses sentimens & de sa réputation. Dans toute cette lettre j'ai refusé plus de choses à mon cœur ulcéré, que je n'en ai emprunté de [325] l'art. J'ai craint que vous ne m’accusassiez de vouloir me faire tout à la fois des adversaires & des partisans. Je laisse aux gens dévorés de vanité le coupable plaisir de faire du bruit aux dépens de la vérité & de leur propre opinion ; & le plaisir plus coupable de se faire des partisans pour pouvoir compter quelques dupes. Je vous ai parlé d'après mon cœur tout entier ; je suis sûr de votre estime, & elle suffira pour vous rendre profitable une partie de mes réflexions : c'est tout ce que j'ambitionne pour votre intérêt ; car je vous l'avoue, quoique je vous aie dit tout ce que je pense, je serois fâché que vous prissiez à la lettre tout ce que je vous ai dit.

Je ne vous aurois plus été utile qu'à votre détriment. Je veux que sans perdre le goût de l'esprit, vous craigniez qu'insensiblement il ne vous fasse perdre le goût de tout, & que vous le regardiez comme une coquette regarde [326] ses amans. Aimable comme eux, tant qu'on ne se livre point à lui, il devient impérieux & inconstant comme eux, quand on s'y livre. Il faut donc en goûter l'agrément sans foiblesse, & en voir les défauts sans mépris ; l'un & l'autre de ces sentimens vous meneroient trop loin. À votre âge, il faut se faire une loi de pouvoir s'arrêter, quand il est question de sentimens : vous n'avez pas d'autre parti à prendre dans le point dont il s'agit : je vous regarde comme un homme très-mal heureux, si vous agissez autrement. Vous avez de l’esprit ? Il faut que vous commenciez à l'aimer. Vous aimez l'esprit ! Il faut que vous commenciez à le craindre. Voilà toute la substance de mes maximes, & tout le but de mes conseils.

J’ai l'honneur d'être, &c ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3 ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 2 ◀Ebene 1

1Je respecte trop le Public pour m'exposer à sa censure de propos délibéré. Je lui dois donc un aveu de mes véritables sentimens & de mes motifs, en mettant sous ses veux un écrit où il est en droit de trouver de l'exagération. Les défauts de l'esprit sont incontestables ; mais ils ne sont pas si grands que je les ai faits ; je ne me le suis point dissimulé en écrivant & sans doute j'aurais adouci les traits de la critique, s'il m'avoit été permis de ne dire que la vérité. Je me trouvois dans une de ces circonstances où il est nécessaire d'effrayer pour persuader.