Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours IX.
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Discours IX.
Nivel 2
Nivel 3
Carta/Carta al director
Monsieur, Je suis cet homme
malheureux qui vous a écrit ces jours passés, & qui
vous a intéressé. Je vous écris encore ; je veux me
consoler avec vous, & j'espere y réussir. Vous êtes
né sensible, voici l'instant de jouir de votre ame ;
laissez la se déployer avec moi ; vous m'aurez des
obligations : les malheureux, que le monde suit, que le
monde abhorre, sont vus d'un autre œil par les hommes de
votre trempe. Il n'appartient peut-être qu'à eux de
faire goûter à une ame sensible tout le plaisir dont
elle est digne. La lecture de votre livre m'a fait
souhaiter de vous connoître ; j'aurais déjà satisfait
cette envie, si je ne craignois qu'il n'y
eût pour moi du danger à être connu de vous. Je
m'imagine tous les jours que je ne puis être intéressant
qu'à un certain point de vûe. Ce sont les hommes qui
m'ont appris à m'humilier ainsi dans le fond de mon
cœur. Ils m'ont tant repoussé, j'ai tant souffert de
leur insolence, que j'ai peut-être perdu pour toujours
le bonheur de m'estimer, si toutefois je vaux quelque
chose. Mais je vous offense par cet aveu ; il semble que
je veuille vous confondre avec les ennemis de
l'humanité! Non, Monsieur, je m'expliquois mal : je vous
estime, je vous honore : je vous regarde comme un homme
au milieu d'un troupeau de bêtes féroces, & j'oserai
quelque jour vous aborder. J'entends dire, & l'on
vient d'imprimer, que vous adorez les femmes ; 1je ne crois point
cela : un homme comme vous n'a point de passions ; son
ame se partage en sentimens différents,
pour le bonheur de l'humanité. Mais combien mon penchant
pour vous deviendroit & plus vif & plus
consolant pour moi s'il étoit vrai que vous eussiez pour
les femmes ces sentimens extrêmes qu'on veut vous
supposer ! Hélas, c'est par l'amour que j'ai commencé à
être malheureux, & chaque jour ses traits deviennent
plus cher à mon cœur. J'aimerai toujours ; toujours
j'aurai ce cœur qui ne connut d'autre ambition que de
plaire, & d'autre plaisir que d'aimer. Il est vrai
que ce n'est point l'amour qui a conspiré contre moi ;
s'il avoit trahi mes vœux & méprisé mon encens,
j'eusse armé mon courage contre ma folle imagination,
& je n'aimerois plus ; mais il a voulu me rendre
heureux ; il a fait exprès pour moi un cœur que la
raison même est obligée de protéger ; & c'est la
fortune qui a tout épuisé contre moi, parce qu'elle me
voyoit trop heureux ; . . . . Mais je m'oublie, je m'éloigne de mon objet. Pardonnez cette
distraction. On parle toujours malgré soi de sa peine :
un jour peut-être vous sçaurez combien je dois avoir de
penchant à parler de la mienne. Mon dessein, Monsieur,
dans cette lettre, est de m'entretenir avec vous de la
Littérature. Nulle matiere n'est étrangere au
Spectateur ; toutes les choses du vaste univers
s'offrent à lui avec le droit d'attirer ses attentions ;
& il auroit à peine parû vouloir en négliger une
seule, que les hommes, naturellement sévéres &
méchans, y attacheroient aussitôt un prix infini, pour
lui faire des reproches qu'il n'auroit pas voulu
mériter. C'est d'ailleurs ici un malheureux qui vous
écrit & qui va vous parler ; un homme à qui vous
avez donné des droits, puisque vous l'avez plaint, &
qui ne trouveroit peut-être personne de qui il pût
obtenir, sans humiliation, cet entretien
qui va le consoler. Un malheureux qui dit ce qu'il
pense, confie de qu'il sent, (car dans la douleur on
sent toujours), & dèslors il doit être écouté. J'ai
cependant une inquiétude, & vous allez peut-être me
prouver qu'elle n'est que trop fondée. Tout ce qui va
suivre n'a pas été écrit pour vous. C'est une lettre qui
m'échappa il y a deux ans, & que je fis imprimer en
province dans un de ces momens où l'esprit, au sein même
de la douleur, retrouve sa liberté & toutes ses
pensées. Il est vrai que, quoique imprimée, elle est
publique incognito ; elle n'a point été débitée ; &
si j'en excepte une douzaine d'exemplaires que j'ai
donnés, l'édition est encore toute entiere. D'ailleurs,
Monsieur, en vous l'adressant aujourd'hui, je la rends
presque neuve par les corrections & augmentations
que j'y fais. Il est donc assez naturel que vous la
receviez comme si vous m'aviez été présent
lorsque je l'écrivis.
Metatextualidad
Je
crois devoir condescendre au desir d'un homme qui
souffre, qui se fait plaindre & qui a de
l’esprit.
Nivel 4
Metatextualidad
Lettre Sur la
Littérature.
Carta/Carta al director
Monsieur, Quand je me
sens de la disposition à la mélancolie ; je la
préviens par des exercices pénibles, bruians,
propres à me distraire ; ou bien je m'absorbe dans
les démonstrations d'Euclide, & je me
soustrais à moi-même plus efficacement & plus
utilement que ne sont les Petits-Maîtres par la
diversité de leurs ennuyeux plaisirs. Quand je me
trouve propre à la société, & que je puis
m'assurer d'avoir mérité par mon travail un peu de
délassement & de repos, je cherche la bonne
compagnie, & j'y trouve des charmes
nécessairement inconnus à un homme oisif.
J'appelle bonne compagnie ; ou mes livres qui sont
ceux de Monsieur Gresset, 2(a) ou mes amis,
ou une assemblée choisie ; tout cela m'est à peu
près égal. En lisant, je tâche de me bien pénétrer
des beautés répandues dans mes livres ; je
savoure, je goûte voluptueusement ce que j'y
trouve d'agréable, je rumine à loisir ce que j'y
trouve de grand & de sublime. En écrivant à
mes amis, il me semble que je partage avec eux les
trésors que je viens d'amasser ; je sens une joie
douce qui n'est pas connue de ceux qui ignorent le
plaisir de donner, ou qui peuvent être jaloux du
mérite des autres. Dans une assemblée, s'il s'y
rencontre <sic> des femmes qui aient de
l'esprit ou des charmes ; abeille diligente, je
surprens un regard, un sourire, une saillie
heureuse, c'est pour mon cœur & mes yeux, un
doux nectar, une vive lumiere. Vous
n'attendez pas de moi une dissertation sçavante
& méthodique ? je n'en sçais pas faire ; je
suis ennemi d'un travail opiniâtre ; j'aime les
fleurs sans épines. Je donne pourtant un peu de
tems à l'abstraite géométrie, mais c'est
uniquement pour rectifier mes idées, régler mon
imagination, m’accoutumer à raisonner juste, &
enfin pourvoir la vérité dans la seule science où
elle & montre clairement. Il y a des riens
littéraires ; il y en a même de philosophiques.
S’il en échappe quelques-uns à ma plume, vous les
prendrez pour ce qu’ils vaudront ; les riens sont
les moins mauvaises choses qu’on puisse dire ; il
y en a même d’excellens. Vous en avez fait,
Monsieur, dont la lecture m’a enchanté. J’y ai trouvé la connoissance & le
développement de mille choses, qui dans le monde
sont la grande science & les grands ressorts.
(a)3 Concevez-vous,
Monsieur, comment on peut passer six semaines sans
ouvrir ni Horace, ni Virgile, ni d’autres livres
moins sérieux ? pour moi je m’imagine que ces
gens-là sont intimement convaincus qu'on se
pervertit par quelque lecture que ce soit. Mais
ceux qui lisent beaucoup, qui lisent les meilleurs
livres, sont-ils plus heureux que les autres ?
cette question a été agitée par de grands hommes ;
j'affoiblirois ce qu'ils ont dit en voulant le
répéter. Je vais vous exposer briévement ce que je
pense à cet égard : si vous êtes de mon avis, j'en
augurerai bien pour moi. Etre renfermé dans une
ville, ou qui pis est, dans un comptoir, y passer
les jours entiers à calculer, à
supputer, (calculant, supputant, comptant comme à
la tâche,) être condamné à ne jouir jamais du
spectacle de la nature, à ne jamais voir l'aurore,
ni même le soleil, que quatre ou cinq heures après
qu'il est levé ; à ne voir que des charmilles, des
parterres en découpure, & des fleurs qui
languissent dans des vases précieux, comme leur
maître languit dans une belle prison ; être
souvent, même, privé de ces plaisirs imparfaits,
& n'avoir pas au moins l'amusement de la
lecture pour s'en consoler ; ce seroit sans doute
le comble du malheur. Un homme qui a donné les
trois quarts du jour aux affaires, au commerce, se
délasse par une lecture agréable, L'Histoire
Naturelle ou Civile lui offre un beau spectacle,
de grands événemens. La poësie, l'éloquence,
remuent agréablement son imagination.
L'églogue lui met sous les yeux les combats, les
plaisirs des Bergeres. Après la réalité, il n'y a
rien de si agréable que ces fictions ingénieuses.
Il faut seulement & garder de confondre avec
les chansons du cigne de Mantoue, les cris
importuns des Oisons du Parnasse. Il faut sçavoir
distinguer une belle églogue, de certaine prose
mal rimée qui fait
La littérature est un bien pour un Habitant de la
ville ; je crois l'avoir assez prouvé. Elle ajoute
de nouveaux charmes à ceux dont on peut jouir à la
campagne. Personne n'en doute : s'il falloit une
autorité, je citerois Cicéron, « les Lettres
nourrissent l'esprit des jeunes gens,
dit-il, elles amusent celui des vieillards, »
&c. Je n'ai encore qu'effleuré la question. On
demande si un Littérateur d'habitude, un homme qui
ne sçait que lire & écrire, est heureux &
utile à sa patrie ? le ton décisif ne me convient
pas ; je n'ose dire non, mais je le dirois
volontiers. Pendant qu'on s'épuise à faire des
volumes, dont le moindre défaut peut-être sera
l'inutilité, on seroit d'autres choses qui
seroient peut-être très-utiles. Le malheur d'un
homme de lettres n'a pas besoin de preuves. S'il a
du bien, il le mange, il le laisse perdre : s'il
n'en a pas, il manque les occasions d'en acquérir.
Concluons qu'il est avantageux, qu'il est louable
d'aimer les lettres ; mais qu'il faut les aimer
modérément. J'ai certainement très-mauvaise
opinion d'un homme qui refuse de
lire, sous quelque prétexte que ce soit. Un homme
qui ne lit pas ne vit qu'à demi, ne fait que
végéter, & est tout absorbé dans la matiere.
Mais aussi celui qui passe sa vie à lire, me
paroît semblable à un atrabilaire qui se seroit
continuellement représenter des Comédies, &
qui après avoir beaucoup bâillé, croiroit s'être
fort amusé. Quel vuide dans l'esprit & dans le
cœur d'un homme qui n'a pas pris un instant pour
penser & pour sentir ! Son ame s'énerve, pour
ainsi dire ; les ressorts de son imagination se
relâchent ; il rêve en veillant.4(a) Il seroit
inutile de m'objecter le sage & respectable
vieillard5(b)
que le Soleil en se couchant trouvoit quelquefois
occupé de la même lecture qu'il avoit commencée
dès le lever de l'aurore. Je répondrais que ce
vieillard érudioit le cours,&
les révolutions des astres, objet capable
d'occuper solidement un grand esprit, & de
l'occuper tout entier ; je répondrois qu'il ne
faisoit pas tous les jours ce pénible exercice. Je
pourrois dire encore contre ceux qui lisent &
écrivent continuellement, qu'ils altérent beaucoup
leur santé. Mais pourroient-ils trouver cet avis
digne de leur attention ? il l’est cependant.
L'esprit se ressent de la foiblesse & des
infirmités du corps. Pour moi qui veux vivre, je
croirois avoir travaillé à me détruire, si j'avois
passé (hors certains cas extraordinaires) des
jours entiers à l'étude. Je croirois aussi n'avoir
pas vécu, si je n'avois point lû du tout : je me
partage entre la Géométrie, une lecture amusante,
& les exercices du corps. J'ouvris hier par
hazard les Œuvres de Rousseau ; je ne pus résister
au plaisir de les dévorer ; je crus les lire pour
la première fois. Il en est de même,
d'Horace ; tous les jours il me paroît nouveau. Je
préfére cependant les livres de morale, & les
romans bien tendres & biens écrits, à ceux
d'un autre genre, pour ma lecture habituelle. Je
suis malheureux & amoureux ; il est naturel,
& vous ne devez pas vous étonner que le ton de
mon ame m'entraîne à préférer des tons qui
s'unifient au sien.
J'ai l'honneur d'être, &c.
Cita/Lema
La bagatelle, la science, Les chimere,
le rien ; tout est bon : je soutiens Qu’il faut de
tout aux entretiens.
Cita/Lema
L'Ode lui peint les
jeux, les danses & les ris, Vante un baiser
cueilli sur les lévres d'Iris, &c
Cita/Lema
Répéter aux échos des sotises champêtres.
Metatextualidad
Je suis si enchanté, par exemple, d'une petite
Histoire que je viens de lire dans un des Mercures
de 1757, que j'en parlerois volontiers à tout le
monde. Si vous ne l'avez pas lûe, Monsieur, vous
trouverez dans ce que je vais vous dire le mérite
de la nouveauté ; si vous l’avez, lûe, je vous
rappellerai du moins le plaisir que vous eûtes en
la lisant.
Nivel 5
Relato general
« Une jeune
Demoiselle sortie depuis peu du Couvent, vient de
rentrer dans le monde ; elle s’y est à peine
montrée qu'elle a fait la plus brillante conquête. Elle reçoit une lettre d'un
inconnu, qui lui dit en substance, mais infiniment
mieux que je ne sçaurois vous le rendre. » Nous
sommes trois amis qui souhaitons ardemment le
bonheur d'être à vous ; c’est de l’amour que nous
attendons la décision de notre sort ; c'est par
votre belle bouche qu'il doit en prononcer
l'arrêt : il est presque impossible qu’aucun de
nous trois ne vous plaise : la félicité de celui
dont vous couronnerez les feux, consolera les deux
autres. Mes amis vous écriront chacun une lettre,
où ils vous peindront leur génie & leur
caractere ; comme je vais vous peindre le mien. «
Il continue, & dit le plus joliment du monde,
& peut être avec trop d'esprit pour certaines
gens, qu'un peu de coquetterie, un amour libre,
volage, beaucoup de variété dans les plaisirs, lui
paroissent les seuls vrais biens. La Demoiselle
séduite par les couleurs brillantes
sous lesquelles on lui présente tous ces objets,
est prête à se rendre. Elle reçoit la deuxième
lettre, dans laquelle on lui peint les plaisirs
tranquilles & parfaits, que la sagesse, la
confiance, la vertu, peuvent seules procurer. Le
premier amant avoit ébloui par un clinquant
méprisable ; ce second offre un or pur, & il
est préféré. La troisieme lettre arrive. . .
Quelle vivacité ! quelle ardeur ! que d'amour !
qui pourroit y résister ! Ce troisieme d'ailleurs
a toutes les graces du premier, & toutes les
qualités du second : un billet écrit sur le champ,
l'allure de son bonheur pourvu que sa figure n'ait
rien qui puisse déplaire, & la Demoiselle lui
promet une entrevue dans deux jours au bal de
l’opera. Le lendemain elle trouve chez une de ses
amies le Comte de * * *. Il est
grand, bien fait, tous ses traits sont réguliers ;
elle croit voir dans ses yeux la plus belle ame.
C'en est fait, le premier engagement ne tient
plus. Cependant, par honneur, elle se rend à
l’opera, comme elle l'a promis ; elle souhaite que
l’inconnu soit très-laid, pour ne lui plus rien
devoir, & elle s'en flatte, parce qu'il
balance long-tems à se démasquer : lorsqu'elle le
voit ; mais son espérance s'évanouit, il va
arracher son masque; elle l'arrête, l'instruit de
ce qui lui est arrivé, & lui apprend que le
don de son cœur ne dépend plus d'elle. Il se
démasque & elle reconnoît le Comte. Il lui
déclare qu'il l'adoroit, & qu'il a écrit les
trois lettres. . . . . Quel jeu de passions !
combien d'esprit & d’imagination ! lisez cela,
Monsieur, c'est un chef-d'œuvre. »
Carta/Carta al director
Réponse Malgré tout
le soin que vous avez pris de vous cacher, Monsieur, vous
n'avez pu échapper à mes recherches réitérées, & vous ne
m'êtes rien moins qu'inconnu. Vous trouverez peut-être que
j'ai poussé trop loin le droit de l'intérêt, mais je vous
répondrai que je ne pouvois m'intéresser à vous qu'en vous
connoissant. Je suis exposé à recevoir tous les jours des
lettres qui me peignent des hommes & des malheurs qui
n'existent pas ; cette douce supercherie qui m'a d'abord
réduit, a fini par me devenir importune, & aujourd'hui
je ne puis plus éprouver la pitié que d'après le témoignage
de la vérité. C'est donc pour votre propre avantage que je
me suis livré au desir de vous connoître. Je ne m'en repens
pas, & ne crois pas devoir m'en excuser. J’ai sçu que
vous existiez ; ma pitié vous est dûe, & je vous remercie de me faire éprouver un sentiment qui
me conduira peut-être à vous être utile. Oui, Monsieur, je
suis né très-sensible & très-compatissant ; je ne dirois
que ce mot & j'y joindrais toutes les preuves, si la
fortune jalouse d'un cœur qui pouvoit lui ravir le barbare
plaisir de faire beaucoup de mal, ne m'avoit ravi à moi-même
le plaisir consolant de faire du bien. Mais je vais tâcher
du moins de vous consoler dans vos peines ; & puisque
vous daignez attacher un prix à l'envie que je puis avoir de
vous les adoucir, vous aurez lieu d'être content de moi. Il
faudra que vous souffriez mes conseils. Les malheureux sont
portés à les aimer, & ce n'est pas la faute de leur
cœur, si quelquefois ils paroissent les recevoir avec
chagrin ; c'est la faute de ceux qui leur en donnent, qui ne
sçavent pas respecter l’amour propre & l'humanité. Ils
les auroient écoutés avec reconnoissance, si
les égards n'avoient été oubliés ; je tacherai que vous
regardiez les miens comme autant de sentimens qui se
développent par un mouvement dont la nature & le Ciel
sont la caution. Par votre lettre je juge que vous êtes
malheureux, parce que vous vous êtes livré à une passion
extrême. Je ne vous dirai pas que vous auriez dû prévoir le
terme fatal où dévoient aboutir des transports effrénés ; je
laisse ces admirables reproches à ceux qui ne sentant rien
& ne souffrant point, ont tant de facilité à condamner
les gens qui se sont fait des peines. Il n'est pas décidé
que les amans soient bien maîtres de leur raison ; & si
l’on peut croire qu'ils dépendent du feu qui les consume, il
faut le croire surtout lorsqu'ils sons devenus malheureux,
& leur épargner des reproches qui les accablent sans
rien réparer. Je prendrai donc le parti de l'indulgence,
& ne forcerai point votre esprit à faire
des réflexions qui vous jetteroient peut-être dans les
regrets, & énerveroient la raison qui vous relie encore.
Mais je vous dirai que si vous n'êtes point tendrement aimé,
vous devez faire tourner à votre profit la douleur même que
vous en pouvez ressentir. Vous ne devez rien à votre
maîtresse, s'il y a autre chose que votre tendresse qui
puisse la rendre heureuse ; vos engagemens ne sont plus
sacrés ; le plaisir seul les forma & elle les romproit
elle-même un jour pour un plaisir nouveau. Ainsi en les
rompant, vous n'aurez que le tort de la prévenir, & vous
serez justifié par vos motifs qu'elle respectera, si elle a
un peu d'humanité. Vous me demanderez peut-être, pourquoi
j'exige que vous rompiez, en ce cas, une chaîne forte, une
chaîne douce ? je vous répondrai que je vous le conseille,
parce que je suis convaincu qu'un homme amoureux & un
mort sont la même chose, & n'ont pas plus
de force l'un que l'autre, pour se tirer de l'abîme d'une
affreuse situation. Je ne vous ferai pas de longs
raisonnemens pour vous prouver ce que j'avance ici. Vous
avez assez d'esprit pour y suppléer vous-même ; & s'il
vous falloit des autorités, je vous renverrois à tout ce que
les hommes & les livres nous ont appris de tout tems à
ce sujet. Si vous prévoyez au contraire que votre maîtresse
pût succomber à la douleur de votre perte, ne formez aucun
dessein contre un engagement, qui, dèslors, lie votre
probité. Proposez-vous le bonheur d'un objet chéri pour but
de vos actions ; & de ce moment éveillez-vous,
animez-vous, faites des choses qui vous répondent à
vous-même de l'efficacité d'une bonne résolution. La douleur
nous plonge dans un sommeil létargique ; & les hommes,
nos amis même, sont charmés de nous laisser dans cet état,
parce qu'il les sauve du déplaisir d'entendre
nos accens plaintifs & importuns. Mais moi qui n'ai
point les oreilles délicates que nous fait la mollesse ; moi
qui ne suis jamais fâché d'entendre les cris des malheureux,
que lorsque j'ai à me reprocher de ne les avoir pas
prévenus ; je vous dis éveillez-vous, songez à votre
maîtresse qui pleure sur votre sort, faites-vous des
ressources, & ne croyez pas que Dieu ait maudit d'avance
les travaux que vous ferez pour subsister & la rendre
heureuse. Mais j’ajoute un avis que vous ne devez pas
regarder comme indifférent. Gardez-vous de dire qu’une
passion vous consomme ; vous jetteriez un ridicule sur vos
travaux & sur vos vertus. Laissez, Monsieur, laissez
l’amour aux gens heureux. C’est ce que tout le monde vous
dira si l’on vous entend soupirer ; non pour vous donner un
bon conseil, mais pour se procurer le plaisir de faire une
plaisanterie. Nos mœurs & nos femmes ont
réduit l'amour à se cacher dans quelques cœurs libres &
indépendans : on ne le souffre que là ; & si par hazard
on vient à le découvrir dans quelque objet que les
circonstances condamnent au travail & aux occupations
diverses, on va l'y attaquer avec des traits aigus, pour le
punir de conserver dans le monde un reste d'autorité &
de vénération naturelles, dont le vice est jaloux. Je
prévois qu’ayant de l’esprit & même du talent, vous
serez tenté de vous jetter dans les lettres, & je n'ose
vous dire que je crains pour vous cette ressource pénible
& incertaine. Cependant un Spectateur doit dire ce qu’il
pense, & puisque c’est moi qui aura fait germer
l’ambition dans votre ame, je dois vous montrer les danger
où cette ambition même peut vous exposer. La facilité des
ressources en commençant à entrer dans la carriere des
lettres, séduit un homme que la nécessité
presse ; mais les secours qu'on tire d'un Libraire sont
éternellement médiocres ; en s'y bornant on n'a jamais que
du pain, & il devient impossible de ne s'y pas borner,
quand on s'est accoutumé à leur comparer ces secours
humilians, ces secours affreux qu'on étoit obligé d'arracher
à l'insultante dureté des hommes. Je vous parle ici comme un
homme qui est obligé de tout prévoir pour vous, & je
crains moins de vous paroître outré, que de vous laisser
prendre des partis contre lesquels j'aurais craint ou
négligé de vous prémunir d'avis nécessaires. Travailler
beaucoup, perdre sa santé, immoler son repos, pour n'avoir
jamais que le nécessaire, c'est selon moi une résolution que
le désespoir peut à peine justifier. Si la modération des
desirs, si une étonnante indifférence pour les plaisirs
& pour les commodités de la vie, peut réduire un homme à
ne porter jamais sa vûe plus loin que la fin du
jour, cette résolution que je condamne, sera très-naturelle
& très-raisonnable ; mais je ne présume pas que ce soit
là le principe qui peut vous conduire ; & quand vous
vous le persuaderiez, je serois encore obligé de croire que
le malheur vous trompe. J'insiste donc pour vous conseiller
de laisser les lettres de côté, & de vous jetter dans de
plus sûres entreprises. Regardez-les comme un amusement,
& si vous voulez comme une consolation : il est certain
qu'une lecture agréable est, après des occupations
sérieuses, un doux plaisir pour l’ame, un délassement auquel
rien ne peut être comparé, parce que rien ne touche & ne
s'imprime autant qu'un sentiment ou une maxime de morale
fortement exprimés ; mais encore une fois, craignez de
perdre même le goût de ce plaisir, si vous vous mettez à
faire des livres. Celui qui fait un métier, doit perdre
inévitablement le goût des choses que ce métier
produit : or un Auteur n'est plus qu'un Ouvrier quand il
travaille pour vivre. Il dépend d'un supérieur & craint
toujours des rigueurs ; il dépend d'un Libraire, & est
obligé de faire des calculs ; il dépend du caprice du
Public, & craindra toujours que son travail actuel ne le
deshonnore & ne détruise la petite réputation sur quoi
se fonde l'espérance de son nouveau gain. Je ne vous parle
point ici des malheurs attachés à l’esprit ; c'est un
article particulier que vous avez trop légèrement effleuré
dans votre lettre, & que je traiterois longuement si le
tems ne me pressoit. Je l'abandonne pour vous engager à vous
ouvrir les portes du commerce. Je vous proteste, Monsieur,
qu’après avoir pris d'exactes informations de l'avantage
réel, de l'avantage facile de cette utile production du
génie, je ne ne <sic> vois rien de mieux à proposer à
un homme d'esprit qui a, comme vous, une
certaine géométrie dans la tête. Je vois les plus prompts
secours dans le commerce ; j'y vois aussi (& ce n'est
pas ce que je considere le moins) cette liberté précieuse
que les malheureux adorent, & dont le charme toujours
nouveau, est capable de doubler le génie & l'ambition.
Vous me répondrez peut-être que vous n'avez pas ces premiers
moyens si nécessaires dans toutes les entreprises ! je vous
renverrai au livre de M. l'Abbé Coyer, dans lequel on trouve
des expédiens si simples, lorsqu'on ne veut pas se laisser
rebuter par des difficultés chimériques ; & vous n'aurez
plus rien à me dire. Commercez, Monsieur, je vous le dis
& vous le répéte ; commercez, si vous n'avez qu'une
naissance honnête ; il n'y a rien de si honnête que le
commerce. Commercez si vous êtes homme de condition, &
gardez-vous sur cela d'écouter les fables & la vanité.
La vanité de la noblesse n’a qu'une loi
raisonnable à nous préscrire, c'est que nous ne fassions
rien qui puisse imprimer à nos actions le caractere de
dérogeance : or elle s'écarteroit de ses principes si elle
éxigeoit qu'on préférât la profession d'Auteur à la
profession de Commerçant ; parce qu’il est certain que la
seconde est plus utile, plus libre, & conséquemment plus
noble que la premiere qui expose à l’arrogance des
Libraires, au caprice du Public, à la sévérité d’un Censeur,
au persiflage, au siflet à l’épigramme insultante, & au
refus de la considération que l’on peut mériter par ses
sentimens. J’ai lû avec plaisir, Monsieur, tout ce que vous
me marquez au sujet de la petite histoire que vous avez lûe
dans le Mercure de Mai 1757. Vous m’invitez à la lire, &
moi pour vous payer de la bonne intention que vous me
montrez par là, je vous avouerai franchement que cette
histoire est mon ouvrage. Je ne devrois pas
vous faire cet aveu, & les louanges que vous me donnez,
m'ont paru d'abord devoir me l'interdire ; mais une
réflexion est venue à mon secours, c'est que la fausse
modestie est un vice. Ainsi, Monsieur, je cede au plaisir de
jouir avec vous & devant le Public, de l’honneur que
peut me faire cette production. Elle est intitulée, le Moyen
Infaillible. Il est très vrai qu’il y a un moyen infaillible
de plaire à quelque femme que ce puisse être ; & je
profiterai, en Spectateur, de l’occasion de leur dire ici, à
toutes, que puisque ce moyen existe, elles doivent se tenir
sur leurs gardes, & se défier de tout ce qui peut leur
paroître agréable, quelque attention qu’on puisse apporter à
leur cacher qu’on cherche à leur plaire par là. C’est
lorsque les intentions se cachent, que les moyens sont sûrs.
Je vois tous les jours des hommes se faire aimer par l’air
même de l’indifférence ; & s'il pouvoit y
avoir à présent un seul triomphe qui m'étonnât, ce seroit
certainementceux <sic> de cette espèce qui
m'étonneroient. Les femmes ne peuvent pas sçavoir, aussi
bien que moi, tout ce qu'elles ont à craindre de l'artifice
des hommes, & je leur conseille de croire qu'elles ne
peuvent être bien garanties que par la terreur. J'ai fait
les Riens, & l'on trouva lorsqu'ils parurent, que
j’avois bien saisi la foiblesse & la surprise du cœur,
que je m'étois proposé de peindre par cette fiction. Si les
riens peuvent séduire, combien les choses ne séduiront-elles
pas ! L'insolence même peut avoir & a eu souvent un
succès prodigieux. Enfin, si l'art s'en mêle, tout peut
subjuguer une femme ; pour le faire mieux sentir, je vais
m'appuyer de la preuve qu'en renferme l'histoire dont il
vient d'être question. Elle est perdue pour ma réputation
dans le Mercure, puisque je n'y ai pas mis mon nom ; elle
fera plaisir à mes Lecteurs, puisqu'elle vous
en a fait ; & elle m'aura fourni un article qui ne peut
être indifférent qu'aux femmes qui ne veulent pas consentir
qu'on s'occupe du soin de leur gloire & de leur vertu.
Nivel 3
Relato general
Le Moyen
infaillible,
Anecdote.
Lucinde entroit dans le
monde. Le couvent l’avoit ennuiée, ses parens étoient
résolus à la marier, il ne manquoit qu’un parti
convenable. Elle ne devoit pas attendre long-tems : du
bien, de la naissance, de la beauté, lui donnoient le
droit de choisir ; ses parens lui en laissoient la
liberté, tout le monde en étoit instruit, les yeux
étoient fixés sur elle, & les Amans abondoient.
Lucinde n’avoit point encore de caractere décidé. Toutes
les qualités dans les hommes pouvoient la subjuguer.
Assez vaine pour devenir aisément coquette ; assez
raisonnable pour se laisser entraîner insensiblement par
une raison aimable & éclairée ; assez sensible pour
recevoir la loi de la sympathie & de
la passion ; son cœur cœur étoit réservé à celui qui
sçauroit lui rendre plus agreable la sorte de conformité
qu'il pourroit avoir avec elle. Elle avoit à peine paru
dans quelques maisons, qu'elle reçut ce billet
singulier. « Trois amis osent, Mademoiselle, vous
déclarer une passion que vous avec fait naître dès le
premier instant. Rivaux sans jalousie, parce qu’ils sont
amans délicats, ils sont résolus à ne se point montrer :
vous ne connoîtrez leur passion que par leurs lettres,
& il n’y aura que celui que vous daignerez
distinguer, qui pourra se faire connoître. Leur
naissance & leur fortune sont égales, il n’y a que
leurs caracteres qui différent. Il est impossible qu’un
des trois n’ait pas quelque conformité avec vous ; c’est
donc vous offrir l’époux qui vous convient. Ayez la
bonté de considérer, Mademoiselle, que par
ce moyen vous pourrez vous décider sans peine &
promptement. Nous nous flattons que vous daignerez faire
cette réflexion ; & que touchée de ce qu'elle peut
avoir d'agréable, vous aurez la complaisance de lire nos
lettres, qui ne seront point répétées, & de répondre
à celle qui aura produit le plus d'effet sur vous. »
Lucinde éprouva une sorte de trésaillement en lisant ce
billet. Trois amans du premier coup ! Le miracle ne
commençoit point à elle ; mais elle sortoit du couvent,
le monde lui étoit imparfaitement connu, & le nombre
des conquêtes avoit encore le droit de l’étonner. Elle
rêva beaucoup. Bien des filles n’auroient pas tant rêvé.
Elles auroient pensé tout de suite à choisir un mari
parmi les trois concurrens, & á se prêter
humainement aux sentimens des deux autres, pour les
consoler du refus. Elle reçut le lendemain
la premiere épitre. « Vous m'avez vendu cher,
Mademoiselle, le plaisir d'admirer tout ce que la nature
peut offrir d'aimable dans une femme ; je n'oserois pas
le dire tout haut, je vous adore ; c'est la plus étrange
métamorphose qui pût jamais se faire en moi : je ne m'en
plains point, Mademoiselle ; quand j'ai formé la
résolution de n'aimer jamais, je ne vous connoissois
pas : j’avois une fausse idée de l’amour & de la
coquetterie : je croyois que l'un renfermoit toutes les
peines, & l'autre tous les plaisirs ; c'étoit une
erreur de dix années : vous l’avez dissipée en un
moment ; vous m’avez donné les véritables idées, &
je ne vous vois plus, je ne vous rencontre plus, que je
ne sente que le vrai bonheur est dans un attachement
sincere. Cependant je ne suis point résolu à me livrer
uniquement aux douceurs de la passion : il
est de plaisirs délicieux qu'on peut leur associer ;
& en m'offrant à vous, en voulant vous engager, mon
dessein est de vous associer vous-même au systême de
bonheur qui se forme dans ma tête de ce que je sens
& de ce que j'ai éprouvé. Avant de pénétrer dans les
mysteres de la philosophie (car vous verrez qu'il en
entre beaucoup dans mon systême), permettez-moi de
satisfaire, tant pour vous que pour moi, aux droits de
la nature & de l'amour propre. Lorsque l’on s'engage
avec un homme, on veut sçavoir comment il est fait, ce
qu’il est, ce qu'il possede, quel est son rang, sa
naissance, &c. Et tout Philosophe que peut être un
amant, il est flatté de pouvoir ajouter des titres de
recommandation à son amour & à son caractere. Je
vous dirai donc, naturellement, Mademoiselle, qu’excepté
vous, il n’y a point de femme qui soit en
droit de mépriser mon hommage à titre de supériorité.
Cela renferme tout, & vous voyez déjà qu'à cet égard
vous ne pouvez rien trouver de mieux que moi. Entrons à
présent en matiere, & voyons si les propositions que
j'ai à vous faire, m'abusent par leur air de
singularité. Je vous aime, je vous l'ai dit ; que
demanderoit à ma place tout autre amant que moi ? de
vous plaire, de vous voir sensible à ses soins : après
l'avoir obtenu que souhaiteroit-il encore ? à quoi
voudrait-il borner son bonneur <sic> & le
vôtre ? Une tendresse extrême, une constance mutuelle,
une plénitude d'amour, borneroient ses vœux, & ses
idées. Je ne disconviens pas que ce bonheur ne soit
assez grand ; mais il s'altere par l'uniformité des
sensations ; on ne peut que répéter ce qu'on s'est dit ;
on ne peut que voir renaître les mêmes soins, les mêmes
discours, les mêmes plaisirs. Ce que
j'imagine, en laissant subsister toute cette même
félicité, en contribuant à la former, augmente
infiniment le cercle de ses parties diverses, & leur
assure une consistance, une solidité, dont le défaut
ruine toutes les passions. Mon systême fondé sur ce que
j'ai vu, ajoûte aux plaisirs par la diversion, &
prévient le dégoût par la liberté. Je voudrois qu'unis
ensemble nous conservassions le droit de vouloir plaire
à tous les autres yeux ; que nos plaisirs fussent nos
sermons ; que notre constance ne fût point un devoir ;
que nous pussions nous refuser des confidences, nous
faire de petites trahisons, nous permettre tantôt une
courte absence, tantôt une légere infidélité ; je
voudrois enfin que nous pussions nous conduire
réciproquement d'après les mouvemens accidentels de
notre cœur, en respectant cependant les nœuds nécessairement indissolubles qui nous
lieroient l'un à l'autre. Cette façon d'aimer a un nom
dans le monde, que vous lui donnerez peut-être
vous-même ; on appelle cela coquetterie : j'avoue en
effet qu'il peut y avoir des engagemens plus
respectables ; mais il ne s'agit pas à notre âge d'une
tendresse parfaite ; nous devons songer à nous adorer un
bonheur parfait. Ces modeles d'amans que l'on admire,
sont inconnus au monde, perdus pour lui, étrange
partout. Qu'ils ayent toutes les plus belles qualités,
le plus rare mérite, tous les talens, tous les
avantages ; l'univers le ignore, leurs amis même les
discernent à peine en eux ; ils ne gouteront jamais
cette gloire si douce de la célébrité ; une éternelle
indifférence leur ravit le plaisir de s'estimer &
d'entendre des louanges. De bonne foi, de pareils
engagemens, s'ils sont les plus estimables, sont-ils les plus doux, les plus convenables ?
Ah ! Mademoiselle, ne perdons point de vue notre amour
propre ; les plaisirs qu'il peut nous procurer méritent
d'entrer en balance avec nos sentimens les plus
tendres : il est bien glorieux d’enflammer tous les
jours de nouveaux objets ; d'être cité partout ; de
recevoir l'encens le plus pur ; de faire la destinée de
mille cœurs sans compter qu'une certaine variété
d’amusemens tourne nécessairement au profit du sentiment
dont on est préoccupé. On évite par-là l'uniformité,
cette cause si inévitable du dégoût & de l'ennui :
on se retrouve avec plus de plaisir ; on se rejoint avec
plus d'impatience, fruit délicieux des preuves qu'on
vient d'avoir de son mérite & du surcroît de
confiance que ces preuves ont ajouté à la confiance
qu'on avoit déjà. . . . . Vous recevriez un volume au
lieu d'une lettre, si je voulois justifier
entierement le plan que je me suis tracé. Votre
imagination n'est pas assujettie à des bornes comme la
mienne. C'est à elle de vous peindre un bonheur ignoré
& inexprimable. Consultez-la, Mademoiselle : il ne
faut jamais se décider pour ou contre une chose,
qu'après que l'imagination s'est épuisée sur ses défauts
& sur ses agrémens. Si mon caractere & ma
proportion vous plaisent, vous serez la maîtresse
d'épouser ou de n'épouser pas. Assez amoureux pour
pouvoir supporter le titre de mari ; assez délicat pour
souhaiter de ne devoir votre constance qu'à votre goût,
je n'ai sur cela aucune volonté. Je crois pourtant, tout
bien consideré, qu'en ne se mariant point, on conserve
un peu davantage le caractere d'amant. Prononcez,
Mademoiselle ; je veux déjà tout ce que vous voudrez. »
Cette lettre étoit bien capable d'exciter
les réflexions d'une fille qui avoit de la vanité. Quel
champ de douceurs & de gloire ! Le cœur y trouvoit
tous ses plaisirs, l'amour propre tous ses avantages ;
la raison ne défendoit pas de l'envisager avec
complaisance ; elle invitoit au contraire à y promener
ses regards & ses desirs. La raison interdit la
passion & prescrit le sentiment ; quel moyen plus
sur de lui obéir, que de préférer un engagement où le
cœur toujours distrait, ne pouvoit jamais qu'être
effleuré ? Ses idées s'étendirent ; elle vit d'un côté
vingt conquêtes brillantes, & de l'autre un amant
aimable, célebre, volage & fidele : quel bonheur de
pouvoir réunir tous les plaisirs, toutes les voluptés !
Elle crut que son choix étoit fait, & elle passa une
nuit délicieuse. C’étoit pour la premiere fois qu'elle
interrogeoit son cœur. Le premier goût qu'on nous
inspire est toujours le seul dont nous nous croyons
capables. La seconde lettre étoit conçue
en ces termes : « Ce n'est point un époux que je vous
présente, Mademoiselle, en vous déclarant les sentimens
que vous m'avez inspirés : je serois très-flatté de le
devenir, c'est toute mon ambition; mais je n'en veux
point prendre le titre, parce que je n'en aurai jamais
le caractere. Permettez-moi de me faire connoître, je me
flatte d'y gagner. Le tems de vous établir est arrivé,
Mademoiselle ; c'est le vœu de vos parens, c'est le
vôtre peut-être ? Cette circonstance autorise ma
déclaration : puisque c'est d'un mari qu'il est
question, je crois pouvoir me présenter ; mais encore
une fois, ce n'est point pour en prendre jamais le titre
avec vous. Daignez examiner mes raisons. Un mari est un
homme qui veut gouverner ; je veux au contraire que l'on
me gouverne. J'ai des inclinations paresseuses, &
l'imagination très-bornée pour tout ce qui
est plaisir : avec une femme aimable, je les goûterai
tous sans avoir la peine d'en faire naître aucun ; tout
ce que vous imaginerez me deviendra agréable : vous
m'animerez ; vous me donnerez vos idées, vos goûts ;
vous me plierez à votre humeur, sans être obligée de
vous faire obéir par aucune violence. Mon bonheur vous
apprendra le prix de vos bienfaits. Il sera juste qu'à
mon tour je contribue à la douceur de notre commerce :
les moyens que j'y puis employer ne vous paraîtront
d'abord, ni bien sûrs, ni bien agréables ; mais il
viendra un tems où votre esprit naturellement réglé
& capable de réflexion, volera de lui-même au devant
d'eux. Vous entendez que je veux vous parler de la
raison. La mienne est douce, parce qu'elle est éclairée.
La nature me l'a donnée à la place de cette sensibilité
qui nous rend précieux dans la société ; elle se
communique comme le plaisir, & j'ai vu
quelquefois des personnes très-vives, très-enjouées,
quitter le plaisir pour venir en partager les douces
lumières. Vous jouirez comme moi de ses avantages; elle
ne sera plus que pour vous ; tout ce que j'en tirois
pour les autres vous sera réservé. Dans le bonheur le
plus constant, dans la vie la plus brillante, il y a
toujours de petites nuances tristes qui ne peuvent être
effacées que par la main de la raison; ce n'est point un
malheur particulier, c'est une fatalité générale ; j'ai
même observé qu'on en étoit moins dispensée, à
proportion qu'on étoit plus aimable. Vous êtes donc
condamnée à éprouver plus de vicissitudes qu'une autre ?
vous serez alors bien flattée de pouvoir trouver, pour
ainsi dire, en vous-même de promptes ressources contre
de petits chagrins qui gâtent tout. Je dis que vous les
pourrez trouver en vous-même, parce que je vous aurai
accoutumée à puiser dans mon esprit comme
dans le vôtre ; à disposer de toute ma raison à prévenir
même le besoin de vous en servir, par le ton que j'aurai
d'abord pris avec vous. Vous êtes assez jeune,
Mademoiselle, pour qu'on puisse vous parler de l’avenir,
de ce tems qui étonne lorsqu’il arrive, qui afflige
lorsqu’il est arrivé, parce qu’on n’a jamais voulu
penser que la jeunesse & les agrémens n’étoient pas
éternels. Permettez-moi de vous tracer un léger tableau
des révolutions de ce tems inévitable. Pendant les jours
heureux de la vie, les plaisirs tiennent lieu de tout ;
ils emportent loin de la situation présente ; ils
sauvent tous les chagrins, lient à tous les objets,
& remplissent toute l’imagination, s’ils ne
remplissent pas tout le cœur : mais ce tems si doux
n’est séparé d’un autre très-triste que par un espace
bien court. Ces mêmes plaisirs, si agréables, hâtent
encore un avenir cruel ; les maladies &
la viellesse les suivent, les chagrins prennent leur
place. Quel changement de scene & de situation !
l’esprit même change avec les objets qui l'agitoient si
doucement ; si l'on éprouve encore des desirs,
l'humiliante impossibilité de les satisfaire en fait
autant de supplices ; si les idées se conservent encore
un peu riantes, à peine a-t'on voulu les suivre, qu'on
éprouve toute la difficulté que peut opposer à leur
réalisation, une machine fatiguée & paresseuse, un
monde inexorable qui ne nous compte plus pour rien,
lorsque nous ne sommes plus bons à tout. Lassé &
honteux de faire une sorte, de métier, on prend le parti
de la retraite : on compte sur quelques amis, on espere
voir rempli le vuide pas leur société ; mais reste-t'il
des amis à ceux qui dans les hommes n'ont jamais cherché
que des témoins & des compagnons de leurs plaisirs ?
On éprouve un abandon général ; &
le désespoir & souvent l'injustice, suivent de près
une expérience affreuse. La raison prévient ce malheur,
auquel il n'y a point de remede : elle accoutume de
bonne heure à penser, à être seul, à se passer des
hommes. Voilà, Mademoiselle, ce que j'avois à vous dire
sur l'inévitable révolution des idées & des années ;
je ne crois point absolument vous parler une langue
étrangère ; sans doute il vous est déjà échappé quelques
réflexions sur cet objet important ! Si le tableau vous
frappe, le sort de mes sentimens est assuré. Quel
triomphe pour moi ! je vous devrai à votre raison, aux
services que je puis vous rendre : toute ma vie sera
délicieuse ; vous aurez commencé par me faire goûter des
plaisirs inconnus à mon cœur ; vous en auriez rempli les
intervalles par l'estime, la confiance, l'usage de mes
conseils ; & vous finirez par me devoir
vos dernieres consolations & vos derniers plaisirs.
Quel triomphe encore une fois ! Mademoiselle : s'il
m'est impossible d'en peindre les charmes, il m'est bien
doux de les sentir comme je fais. J'insiste sur cela,
parce que parmi plusieurs objets que l'on peut préférer,
on se détermine quelquefois pour celui que l'on peut
rendre plus heureux. » Oui, s'écria, Lucinde, après
avoir lu ; c'est pour vous que je veux me déterminer ;
ce n'est point une préférence ; mort bonheur dépend
désormait de mon choix. Quelle raison admirable, quel
art de persuader ! Je serai donc vertueuse toute ma vie,
j'aurai un guide, un ami, un consolateur, dont tous les
discours couleront dans mon ame, & y entretiendront
une paix inaltérable : dans tous les tems, dans tous les
lieux, je jouirai de moi, de ma raison, de
mon existence. Quel trésor ! c'est en le saisissant que
je veux le mériter. L'amour est doux, continua-t'elle,
la coquetterie a des charmes, on m'offroit ces deux
plaisirs dans la première lettre ; mais tout passe, la
raison seule est permanente ; elle nous fait un état
tranquille au milieu même des chagrins. L'amour
s'épuise, les charmes s'envolent ; à peine sont-ils
disparus, qu'on commence une nouvelle vie bien longue,
bien triste. Lorsqu'on n'a pas sçu la prévoir, &
amasser des provisions, on se voit seule au milieu d'un
désert immense ; on essuie les injustices ; les
reproches de la raison ; les mépris, plus cruels, des
hommes ; on ne souhaite plus que la mort, & tout la
fait souhaiter. Non, ne préférons point des plaisirs si
peu durables à des biens qui doivent durer toujours ;
& d'ailleurs l'amour que j'ai inspiré est bien
foible ; c'est peut-être tout celui que les
hommes peuvent sentir. Que je serois folle de balancer
entre deux amans, dont l'un rend à peine à mes charmes
ce qu'il leur doit, & l'autre peut m'élever à mes
yeux au-dessus même de la gloire d'être belle !. .Elle
alloit dans le premier mouvement se livrer à toute sa
séduction, lorsqu'elle reçut cette troisieme lettre. «
J'ai laissé parler mes amis les premiers, Mademoiselle ;
ils risquoient moins que moi à s'expliquer. Leur bonheur
ne dépend pas uniquement du succès de leurs vœux ; ils
peuvent trouver dans la chaîne des objets de quoi se
consoler de vos refus. Mais, moi, quel sera mon recours,
si vous adorer n'est pas un titre pour vous plaire. Je
suis bien persuadé, qu'après vous, il n'y a plus rien
dans le monde qui puisse me toucher. J'ai senti qu'il se
faisoit en moi une révolution extraordinaire. Un doux
frémissement en vous voyant, pour la
première fois ; une prédilection décidée pour tous les
lieux où je puis vous rencontrer ; une confusion de
toutes mes idées ; un dégoût de tous mes amis ; un
accablement, un ennui profond, lorsque l’on me distrait
de mon amour : voilà ce que j'ai senti. Ces signés ne
sont jamais équivoques dans un homme qui a vécu comme
j'ai fait. Il faut, Mademoiselle, que vous me permettiez
de rougir devant vous des premiers égaremens de mon
esprit : ils contribueront à vous faire encore mieux
juger des sentimens de mon cœur. . . . Mais non, vous ne
m'estimeriez plus ; de coupables engagemens,
d'innombrables infidélités laisseroient dans votre
imagination une trace éternelle. . . . Quelle étoit mon
erreur, ou plutôt mon infortune ! Pourquoi un couvent
receloit-il tant de charmes ! J'aurois appris en vous
voyant, que le bonheur est dans l'amour,
& que l'amour est dans les transports d'un cœur qui
estime autant qu'il aime. Hélas ! pendant qu'on vous
écartoit du monde où vous deviez régner en souveraine,
je servois, dans la foule peut-être, des coquettes
méprisables ; j'avois l'imbécillité d'en compter le
nombre, & ce nombre faisoit toute la gloire que je
connusse. J'en rougis, mais l'amour n'est point vengé ;
il faut que j'expie l'erreur de mes sens par l'ardeur la
plus immodérée. Qu'un moment m'a rendu cette résolution
facile ! Il n'a fallu que vous voir pour vous aimer.
Mais, Mademoiselle, ce mot dont je me sers, répété
partout, & souvent trop fort pour ce qu’on sent, ne
rend point ce que vous m’inspirez. Je ne vis plus,
j’abandonne mes affaires, mon ambition, tout ce qui me
flattoit, tout ce qui me touchoit, pour ne m’occuper que
de vous, & ce n’est pas que le charme
de l’espérance & des desirs me fasse une occupation
plus douce ; je n'attends rien de mon amour : il me
remplit, m'accable, m’anéantit : je ne forme point
d'idées, & si j'en formois, elles seroient
cruelles : je ne verrois que la distance que votre
beauté met entre vous & moi ; je ne songerois qu'à
l'indigne abus que j'ai fait du talent de plaire, qui
doit m'attirer votre mépris : j'éprouverois les remords,
les regrets, le désespoir. Il faut pourtant que
j'appelle les illusions à mon secours ; ce n'est que par
elles que je puis écarter le présent & l'avenir. Mon
état est cruel, mais il me reste de la raison, & la
raison consiste à n'être malheureux que le plus tard
qu'on peut. Oui, Mademoiselle, je veux m'imaginer que
vous deviendrez sensible à la plus vive passion qui fût
jamais. Pour répandre plus d'attraits sur mes idées (le
seul moyen d’en assurer l’effet), je
penserai que cette passion est le premier hommage qu'on
ait encore rendu à vos charmes, & que n'ayant pas
encore appris combien vous êtes belle, vous n'exigerez
pas dans un amant toute cette perfection qui peut seule
le rendre digne de vous. En effet, Mademoiselle, je vous
apperçus au sortir du couvent ; vous étiez infiniment
modeste ; rien ne déceloit en vous le sentiment de vos
droits ; vos charmes n'avoient que leur réalité propre ;
ils n'étoient point relevés par cet air de vanité que
l'on prend, & qu'on ne peut plus cacher dès que
l'encens des hommes a décidé qu'on étoit belle. Je vous
ai suivie, depuis, très-exactement, quoique sans
paraître ; je me suis attaché à vos pas, j'ai examiné
les regards que l'on vous adressoit ; je n'ai vu que mes
deux rivaux qui vous ayent rendu un hommage marqué, mais
qu'ils sont encore loin d'avoir mérité de
vous plaire ! j'ai lu leurs lettres. Quelle froideur !
quelle abondance d'esprit ! quelle sécheresse de
sentiment. Est-ce ainsi que l'on doit vous aimer ? Non,
Mademoiselle, leur amour n'est qu'un caprice, & leur
aveu n'est qu'un outrage. J'en juge par mes sentimens
qui me consument, qui m'ôtent l'esprit, & qui me
laissent encore tant à craindre & à regretter. Je
suis donc autorisé à croire que mes discours sont les
premiers que vos oreilles puissent avouer. J'ai vu
toujours que le premier moment décidoit ; & quand je
fais cette réflexion, je sens que mes idées. . . . Ah !
Mademoiselle, je m'abuse, & je vous offense. Je me
jette à vos genoux plein de confusion ; je suis un
téméraire, un audacieux. Hélas ! qui ne le seroit à ma
place : quel mortel est assez maître de son respect,
pour s'empêcher de balancer quelquefois, entre une
espérance bientôt détruite, &
l'affreuse douleur de ne rien espérer ! Voilà mes
sentimens & mon partage. Plaignez-moi, c'est un
martyre horrible : je puis vous jurer qu'il ne finira
jamais. Peut-être que la pitié est due à un homme qui
envisage toute sa destinée avec autant de résignation
& d'amour. » Lorsque le sentiment paroît avec tous
ses avantages, il triomphe toujours aisément. Lucinde
oublia ses premieres inclinations. L'esprit l’avoit
d'abord séduite ; la raison l’avoit ensuite entraînée ;
mais l'amour a plus de charmes, plus de pouvoir, plus de
sympathie avec nous ; & d'ailleurs elle trouvoit
l'esprit & la raison dans l'objet de sa derniere
préférence. Elle relut la lettre, elle sentit que son
bonheur commençoit. Elle regretta pourtant les douceurs
tranquilles qu’elle s'étoit promises avec le second
inconnu. Elle éloigna cette réflexion pour
ne s'occuper que de l'époux qu'elle venoit de choisir.
Elle eût sur le champ prononcé l'arrêt qu'on attendoit
d'elle, une seule chose la retenoit ; c'étoit la crainte
que la figure ne répondit point aux sentimens & à
l’esprit. Elle n'éxigeoit point de la beauté, mais il
lui eût été impossible de s'unir avec un homme que la
nature aurait disgracié à cet égard. Cette repugnance
étoit si forte qu'en se déterminant à répondre, elle ne
put s’empêcher de la laisser paroître. Sa déclaration
étoit même formelle. Elle étoit conçue en ces termes :
« Puisque je suis obligée de prononcer entre trois amis
également, quoique différement, faits pour plaire, je ne
prononcerai que pour montrer une sincérité digne d’eux.
Le premier m’a plu, le second m’a touchée, le troisieme
me fixe : son amour décide mon choix ; c’est le seul avantage qu'il ait sur ses rivaux,
mais il suffit pour me décider. Je mets cependant une
condition à sa victoire : j'exige qu'il ait une figure
qui puisse ramener mes yeux ; sur lui avec
complaisance ; si la nature la lui a refusée, mon aveu
est nul & j'ai prononcé contre lui. C'est à lui á
s'examiner, pour ne pas risquer une entrevue qui nous
affligeroit tous deux. Je serai jeudi prochain au bal de
l'Opéra ; j'y verrai volontiers l'homme estimable qui a
sçu me plaire par ses sentimens s'il veut sy trouver. »
La lettre étoit partie ; son cœur commença à éprouver
une agitation inconcevable. Elle venoit de s'engager.
Ses vœux dévoient être satisfaits, elle trouvoit un
homme qui l'adoroit, & qui lui convenoit M ;
cependant elle étoit bien loin de cette plénitude de
satisfaction qu'il seroit naturel de lui supposer. Il sembloit qu'elle pressentît ce qui alloit
bientôt lui arriver. Elle étoit ce jour-là invitée à
souper chez une amie de sa maison : sa mere voulut s’y
rendre de bonne heure. Lucinde comptant s'ennuyer, se
plaignit de cette impatience ; mais elle ne s'en
plaignit pas long-tems. Elle étoit à peine arrivée à la
porte de l'appartement, qu'elle apperçoit une figure
charmante, un jeune homme extrêmement bien fait, à qui
la nature a prodigué toutes ses grâces. Ce moment lui
donne une ame nouvelle. Il a fallu des lettres
séduisantes pour la toucher ; ici un seul regard
l'enchaîne : son cœur vole au devant du trait le plus
rapide, il s'agite, ses genoux tremblent, elle sent
qu'elle aime, qu'elle adore. Ses engagemens s'offrent
bientôt à elle. Il n'est plus question de s’occuper des
douceurs qu'elle s'en est promises : heureuse si elle
pouvoit seulement y trouver des secours
contre le charme fatal qui l'entraîne ! Elle se peint
les sentimens, les douleurs, les reproches d'un homme
qu'elle va rendre malheureux ; elle est effrayée de son
injustice. Ses résolutions sont aussi promptes que ses
remords ; elle se promet de détourner les yeux. . . .
Mais, que pouvoit-elle se promettre qu'il fût en son
pouvoir d'effectuer ? La passion a ses progrès
inévitables ; les causes qui doivent l'irriter,
s'arrangent quelquefois au mépris des efforts de la
raison. Lucinde fut obligée d'apprendre tout le détail
de la fortune, des espérances, du mérite du Comte de
Volban. Il étoit dans une maison où on l’adoroit :
toutes les louanges qu'on lui donna, tout ce qu'on dit
de lui eût suffi pour déterminer le cœur le moins
tendre ; comment Lucinde, déjà si éprise, eût-elle pu
s'opposer à sa séduction ? Elle n'étoit
point placée à table à côté de lui : elle ne put point
lui parler ; mais elle le regarda souvent malgré sa
résolution, & elle surprit quelquefois ses regards
sur elle. On demanda des nouvelles à Volban, on lui fit
des plaisanteries, on lui prodigua des louanges ; il
répondit toujours avec cet esprit qui plaît, qui engage,
qui va au cœur, même en ne parlant qu'à la raison. Cette
figure si attrayante s'animoit de concert avec les yeux
qu'elle animoit elle-même ; mais il n'étoit réservé qu'à
ceux de Lucinde d’y imprimer ce riant du plaisir, &
ce tendre du sentiment que la régularité des traits
exclut presque toujours, & qu'on n'attend point d'un
beau visage. C’étoit un sujet de comparaison flatteuse,
& par conséquent un dernier sujet de séduction. Avec
combien de plaisir elle contempla l’ouvrage de ses
regards ! avec combien de peine elle en eût
arrêté les progrès, si elle avoit pu s'y résoudre !
Après le souper, ils se trouverent moins séparés. Volban
lui adressa la parole. Ce qu'il lui dit n'étoit rien ;
la réponse qu'elle fit leur prouva à tous deux qu'il n'y
a plus rien d'indifférent, lorsqu'on a commencé à se
plaire. Toute leur personne sembla s'être donné le mot.
L'esprit, le cœur, les yeux y tout partit à la fois pour
former cette intelligence, ce concert délicieux qui
renferment toutes les déclarations, tous les sermens,
toutes les certitudes de l'amour. Le mot n'en fut pas
prononcé ; mais ils ne se souvinrent ni l'un ni l’autre,
qu'il existoit un mot consacré par la bouche des amans.
Leurs sentimens extraordinaires n'avoient plus besoin
des signes usités. Il fallut se séparer. Quelle
contrainte ! quel moment pour Lucinde ! avoit-elle assez
dit qu'elle aimoit ? étoit-elle assez sûre
d'être aimée? Ce fut alors que ce mot, qui n'avoit point
été proféré y revint à son esprit ; elle regretta de ne
l'avoir point entendu ; elle se reprocha de ne l'avoir
pas employé. Dans l'abondance des premiers discours, on
le néglige comme commun ou comme inutile ; dans
l'absence, on le regrette comme nécessaire, comme
indispensable. Elle ne revit point Volban le lendemain,
& le jour d'après étoit celui qu'elle avoit fixé
pour son entrevue avec l'inconnu. Elle n'y pensa point
sans frémir. Il ne lui étoit plus possible d'entretenir
les espérances qu'elle avoit données ; mais elle ne s'en
croyoit pas moins obligée de les respecter. Elle y
sentoit son honneur engagé. Comment pourroit-elle se
décider entre deux partis également combattus ? Enfin
elle prit celui que la raison protégeoit le plus. Elle
se rendit au bal : elle fut bientôt abordée
par un Juge redouté. Le déguisement le plus galant
cachoit ses traits. Lucinde n'avoit plus qu'une
ressource, c'étoit qu'il n'eût point cette figure
qu'elle avoit exigée. Pendant qu'il lui parloit, elle
portoit des yeux séveres sur toutes les parties du
visage que le masque ne couvroit pas. Elle crut
appercevoir des défauts, un teint livide, une joue
creuse, des yeux éteints. Elle sentit redoubler son
courage. Le masque la pressa de confirmer la réponse
presque positive qu'elle avoit daigné lui faire ; elle
lui dit qu'elle ne s’expliqueroit qu'après qu'il se
seroit démasqué. Vous sçavez nos conditions,
continua-t'elle ?. . . Elles sont bien dures,
Mademoiselle, répondit-il ; vous exigez une figure qui
puisse vous plaire : on n'impose de pareilles loix que
lorsqu'on est très-difficile : si la vanité m'abandonne,
je dois me croire perdu ; & dans un moment tel que celui-ci ; dans un moment où je vous
adore, où ma destinée dépend de vous, puis-je avoir de
la vanité ?. . . Lucinde insistoit, & faisoit assez
connoître qu'elle ne se rendoit qu'à ce prix. Je répugne
à me démasquer, répondit l'inconnu, & vous concluez
sans doute que je suis affreux ? Je lis vos pensées dans
vos yeux ; votre ton froid les décele : je pourrois
peut-être les faire changer. Sans avoir de la vanité,
sans y recourir, je m'imagine que je ne suis pas indigne
de paroître devant vous, mais un motif délicat me
retient ; je voudrois jouir sans distraction du plaisir
que votre cœur m'a déjà préparé; je suis connu de tout
le monde ici ; si j’ôte mon masque, une foule importune
m’abordera bientôt. De grace, Mademoiselle,
dispensez-moi. Le parti de Lucinde étoit pris. Elle
voulut passer dans un endroit écarté ; il la suivit plein d'impatience. Il prit ses mains, qu'il
dévora. Voici, lut dit-il, le moment le plus doux, &
en même tems le plus critique de ma vie. Prononcez sur
mon sort, il ne peut plus dépendre que de vous. . . .
Arrêtez, lui dit-elle, votre confiance me désespere ;
épagnez-moi des transports qui ne peuvent plus que me
confondre : j'ai été touchée de la lettre que vous
m'avez écrite ; j'ignorois mon cœur; je vous ai choisi,
j'ai cru vous aimer, un instant m'a appris à me
connoître, un instant m'a donné une ame nouvelle &
des remords. J'ai vu le Comte de Volban ; vous n'avez
plus été aimé ; j'ai senti le trouble, la passion,
l'asservissement ; il m'a parlé : son amour étoit déjà
égal au mien ; j'ai sçu ce qu'il sentoit, ce qu'il
étoit, ce qu'il méritoit. Je n'ai rien de plus à vous
dire : plaignez-vous ; cependant estimez-moi. Vous allez
être malheureux, vos peines troubleront
mon bonheur ; cet aveu & ce regret sont le dernier
effort de l'estime, dans un moment où le cœur vient de
recevoir des loix. Vous l'aimez donc beaucoup, demanda
l'inconnu, en serrant sa main d'une main tremblante ?
Oui, je l'aime tendrement ; vous m'interrogez, je dois
répondre sans dissimulation : je l'aime autant qu'on
peut aimer, je sens que ma tendresse sera
immortelle. . . Plaignez-vous, j'y consens. . . Ah ! je
ne me plains point, dit-il en arrachant son masque,
connoissez votre époux & mon bonheur. . . . C'étoit
Volban lui-même, & l'inconnu tout à la fois. Lucinde
fit un cri que tout le monde put entendre ; le Comte eut
bientôt changé sa surprise en transport. C'étoit lui qui
avoit écrit les trois lettres. L'amour de l'expérience
lui avoient suggéré ce moyen infaillible. Il sçavoit que
toutes les femmes naissent avec une sympathie secrete
pour un objet quelconque ; il avoit essayé
de montrer tous les caracteres, tous les esprits, pour
s’assurer une victoire certaine. . . . . Vous étiez bien
né pour me plaire, lui dit tendrement Lucinde ; car vous
m'avez plu sous toutes les formes que vous avez
prises. . . Mon bonheur est d'autant plus grand,
reprit-il amoureusement, que je ne puis avoir aucune
sorte de scrupule. Mon artifice avoit ébranlé votre
cœur ; mais c'est mon amour qui l'a vaincu. . . . il n'a
fait que confirmer votre victoire, répondit-elle ; le
charme de vos traits l'avoit déjà décidée ; ainsi vous
êtes certain de tous mes sentimens. Les engagemens
ordinaires sont formés par un seul lien, vous
m'enchaînez par tous, vous regnez sur tous mes sens.
Lucinde, maîtresse de son choix, se hâta de couronner un
Amant adorable. Tout le monde admira un moyen aussi
infaillible que nouveau.
Nivel 3
Relato general
Le Moyen
infaillible,