Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours VII.

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Discours VII.

Nivel 2

Metatextualidad

VOICI une Histoire qui mérite l'attention des gens du monde, si l’on peut toutefois demander de l'attention a des esprits consécutivement emportés par des tourbillons divers. On ne m'en a adressé qu'une partie, mais on m'assure que la suite ne se fera pas attendre plus de trois jours, & je la donnerai dans le cahier suivant. La matiere qu'on y traite est d'une conséquence infinie pour les jeunes gens ; pour ceux du moins à qui le don de plaire, le sentiment & l'opulence, donnent droit aux plaisirs. Je l'ai considerée en Spectateur ; & comme tel, je crois ne devoir pas perdre un moment à la publier.

Nivel 3

Relato general

Le Marquis de Forlieu étoit entré dans le monde avec tous les avantages qui peuvent y faire distinguer ; il avoit eu le sort de la plupart de ceux que la fortune a trop favorisés. Ces mêmes plaisirs qui l’avoient tant charmé, lui étoient devenus insipides, & il ne & les rappelloit plus qu'avec humeur, voyant combien il s'étoit trompé sur leur durée. Il avoir fait une chanson dont les deux premiers vers étoient,

Cita/Lema

Hélas, qu’on est à plaindre Quand on ne sent plus rien ! &c.
il chantoit toujours cette chanson ; & quelquefois après l'avoir long-tems répétée, il se retiroit dans sa chambre & ne vouloit pas que ses Domestiques même y entrassent. Après avoir vécu pendant quelque tems dans cet état il partit pour la campagne, où un ami, assez Philosophe pour vouloir être le compagnon d'un homme blasé, eût la générosité de le suivre. C’étoit dans une très-belle terre qu'il se retiroit & autrefois, quand tout lui plaisoit, il l’avoit consacrée au plaisir, & y avoit fait de fréquent voyages, mais il n'a plus les idées riantes qui l’y ont conduit si souvent : il n'y trouvera désormais que l'ennui. Il s'y est heureusement attendu, & n’est point étonné de voir sans goût & sans plaisir ces beaux jardins, ces ruisseaux argentés, ces bosquets odoriférans, lieux tant de fois vantés par le goût & embellis par le plaisir. Muraire (c'est le nom de son ami) l'examine, le plaint, & redoute les suites d'un ennui aussi profond. Il pense cependant que le mal n'est pas incurable, & il essaie le remede commun des raisonnemens, en attendant que quelque heureuse occasion en puisse offrir de moins incertains ; mais il est bientôt convaincu que les maximes, comme les plaisirs, ont besoin de trouver une ame encore un peu sensible pour pouvoir se faire goûter. L'unique fruit de ces conversations, c’est de faire désirer à Forlieu qu'on le laisse seul, & qu'on renonce à l'espoir de lui faire aimer quelque chose. Muraire connoît l'esprit humain, & sa philosophie lui sert à comprendre que si son ami peut guérir, ce n'est plus par des remedes. Il renonce à lui parler raison, il sçait que l'importunité est cachée sous cette raison auguste ; & il ne veut pas que son ami puisse lui reprocher le plus grand de ses maux, qui seroit d'abhorrer les conseils. Il monte à cheval, va faire des visites dans le voisinage qu'il connoît, parce qu'il a fait autrefois des voyages chez Forlieu, & est quatre jours sans reparoître chez l'homme malheureux qu'il est obligé de fuir. Forlieu s'est apperçu de son absence & le revoit avec quelque satisfaction. Il le questionne sur le sujet de son long voyagé. Muraire lui répond, j'ai voulu revoir vos voisins dont j'avois été si content quand vous me fîtes connoître : j'ai été chez le Comte de Genoncour, & le plaisir m'a arrêté. Le plaisir! dit Forlieu ; y a-t'il encore des plaisirs ? oui, mon ami, répondit Muraire, il y en a, même pour ceux qui doutent sincerement, comme vous, qu’il puisse y en avoir. Les circonstances les écartent & les reproduisent. Considérez ce que nous sommes, & pour quelle fin nous pouvons être nés ? Sans le plaisir, qui nous soulage du poids de la vie, nous pourrions accuser la nature de ne nous avoir jettes sur la terre que pour l'engraisser de nos larmes. Vous avez raison, reprit le Marquis ; l'intérêt personnel dictoit ma question ; je ne m'oublie pas assez, & je tombe dans l'injustice. Oui, il y a des plaisirs, mais il n'y en a plus pour moi. Il y en auroit encore si vous vouliez, reprit Muraire ; je crois pouvoir vous en répondre : je viens de voir quelque chose. . . . le Marquis l'arrêta. Il appartient à ceux qui n'ont pas tout vu de croire que tout est possible, lui dit-il, en le fixant ; mais une expérience sans bornes ne souffre plus d'illusions, & je suis dans ce cas : j'ai tout vu, tout goûté, & je sçais que je ne goûterai jamais plus rien. Vous en êtes menacé ; j'en conviens, mon ami : je vous examine, & en vous voyant, je suis presque obligé de croire que la nature n’est pas inépuisable. Mais ce que j'ai vu me fait naître d'agréables doutes, & je veux penser que la nature, qui s'est surpassée dans le prodige que je viens d'admirer, eut ses vues quand elle le fit naître, & pensoit à vous en l'offrant à mes yeux. Vous me faites moins malheureux que je ne sois, reprit Forlieu en souriant ; au surplus, cela ne m'étonne pas ; les Philosophes penchent tous un peu vers le roman. Mais sçachons ce que vous avez vu. . . . la fille du Comte de Genoncour, répondit Muraire ; il n'y a rien de si beau sur la terre. Vous l'avez vue enfant ; elle se formoit pendant que vous vous détruisiez, & elle se formoit pour vous. Pour moi ! poursuivit le Marquis ; elle seroit donc née pour avoir une étrange destinée : non, si elle est belle comme vous dites, je serois assez généreux pour refuser sa main, quand même cette main seroit la seule à qui il ne seroit pas défendu de me rendre la vie. Muraire insista, & obtint enfin du Marquis qu'ils feroient une visite ensemble à M. de Genoncour. Cette visite n'aboutit à rien. Muraire peu accoutumé à voir des femmes, ne connoissant ni leurs charmes ni leurs défauts, & par conséquent fait pour être séduit par l'éclat de la beauté, n'avoit vu dans Mademoiselle de Genoncour que de grands yeux noirs, une taille élégante, un beau teint. Mais Forlieu blasé & insensible aux charmes, ne pouvoit plus être touché que par l'esprit, le caractere, le sentiment ; & ce n'étoit pas par où [Mademoiselle de Genoncour#U::Mademoiselle de Genoncour] pouvoit faire des impressions. Il la vit sans plaisir, & la jugea avec sévérité. Sa beauté étoit ordinaire parce qu'elle n'avoit rien de touchant, son esprit étoit commun, parce qu'il ne lui fournissoit rien d'agréable. Elle avoit d'ailleurs une sorte de fierté capable de repousser un homme empressé. Ce n'étoit pas là ce qui pouvoit ranimer l’ame de Forlieu ; il lui falloit un objet que la nature eût traité avec plus de complaisance, & à qui l'amour propre eût laissé ignorer ses avantage. Sa visite à M. de Genoncour fut très-courte & lui parut très-longue. Il brûloit de se retrouver dans ses allées sombres, & il signifia à Muraire qu'il falloit partir. Le Philosophe n'étoit pas de cet avis. Mademoiselle de Genoncour avoit fait sur lui une impression qui ne souffroit déjà plus qu'il la laissât outrager par l'indifférence de ceux qui la voyoient. Il gronda sérieusement le Marquis, & ne voulut pas consentir à ce départ précipité. Vous resterez donc, lui dit Forlieu, & je partirai sans vous, car je vous déclare que votre idole m'accable, & que je ne la regarde que comme une masse prête à fondre sur moi. Vous êtes un étrange homme ! reprit Muraire avec humeur : quoi ces beau yeux, ce teint vermeil, cette innocence, qualité de tout tems adorée, n'ont pu vous inspirer qu'une brusque aversion ? Oui, mon ami, répondit le Marquis ; je vous en demande pardon de tout mon cœur ; je sens que je vous déplais par cet aveu, mais je ne sçaurois vous abuser ; la sincérité est le partage des gens ennuiés. Je ne disconviens pas que Mademoiselle de Genoncour n'ait quelque beauté ; mais la beauté ne peut plus me toucher sans les grâces, & elle n’en a aucune ; elle en a d'autant moins, qu'elle croiroit s’abaisser en se faisant l'air aimable qu'elles donnent. C'est une prude qui veut plaire sans aimer, & à qui les deux regards des hommes n'ont inspiré que de l'orgueil. Cette définition passoit l'intelligence de Muraire. Il s'emportait contre sou ami & à l'exemple de Don Quichotte, ne voulait pas que Mademoiselle de Genoncour ne fût pas la plus belle & la plus aimable personne du monde. Les Philosophes, tout gens d'esprit qu'ils peuvent être, ne considerent jamais les femmes qu'avec les yeux de la machine, & n'en peuvent même jamais avoir d'autres, par la nature de leur esprit. Forlieu en voyant son enthousiasme, comprit qu'une surprise d'amour en étoit la principale cause. Il vit avec un peu de jalousie cette facilité à s'enflammer, & il eut l'injustice de plaisanter un homme, dont la foiblesse devoit lui être respectable, puisqu’il étoit son ami ; mais Muraire ne s'offensa point d'une raillerie qui partoit d'humeur ; il sçavoit que l'humeur est le droit des malheureux. Il remontoit à la source des choses pour s'imposer autant d'indulgence que la douleur de son ami pouvoit en exiger. Le principe de cette douleur eût paru moins grave & moins respectable à d'autres que lui : des Philosophes plus superficiels ou moins humains auroient pensé qu'un homme qui se désesperoit d’avoir perdu sa sensibilité, étoit un fou qui regrettoit la faculté de faire des sotises ; mais Muraire avoit étudié la nature, la connoissoit, sçavoit que ce n'est point aux hommes à la juger, & n'y condamnoit rien, parce qu'il étoit convaincu que tout y est émané d’un ordre de choses nécéssairement justifié par le systême du mieux. Il n’étoit d'ailleurs: point amoureux de Mademoiselle de Genoncour ; elle l'avoit touché par ses charmes, mais, son ami le touchoit plus par sa douleur ; & il étoit moins fâché d'être raillé par lui sur son amour, que de voir, par cette raillerie, qu'il étoit lui-même incapable d'en prendre pour une personne dont il regardoit les charmes comme un remede sûr à son insensibilité. Leur conversation finit plus agréablement qu'elle n'avoit commencé : Muraire généreux & juste, oublia que Forlieu l'avoit plaisanté ; & jugeant de l'avantage qu'il trouveroit à aimer Mademoiselle de Genoncour, par les sentimens qu'elle lui inspiroit à lui-même, il voulut le forcer à l'aimer, au mépris de ses propres sentimens. Ce procédé fait l'éloge de Muraire & de la philosophie. Il insista pour que le Marquis restât quelques jours dans cette maison. Ce ne fut pas sans peine qu'il l’obtint. Forlieu avoit jugé le père & la fille, avec cette mauvaise humeur qu'ont les gens qui se plaisent dans l'ennui & qu'on invite au plaisir ; & il ne pouvoit plus entendre prononcer le nom de Genoncour sans frissonner. Il resta cependant, & quoique ce né <sic> fût pas sans beaucoup de violence, il eut l'attention de prendre un ton doux avec Muraire, dont il ne pouvoit s'empêcher d'admirer le procédé. Un reste de courage le porta à se contraindre, & fit réussir cette contrainte. Il fut poli, & parut prendre part aux amusemens qu'on inventa pour lui. Mademoiselle de Genoncour élevée dans un Couvent avec beaucoup de dépense, & sortie de ce Couvent depuis six mois, possédoit les talens ; & pouvoit passer à cet égard pour un prodige. Forlieu les possédoit aussi, & avoit toujours plû par la voix & par le goût ; ils concerterent ensemble, & ils parurent se plaire l’un à l’autre. Mademoiselle de Genoncourt chanta avec une expression admirable ce Monologue de Zaïde, témoins de mon indifférence, morceau dont le goût exquis a si souvent servi à tromper les oreilles des amans crédules. Le Marquis l’écouta avec attention, Muraire, qui étoit auprès de lui, prit cette attention pour une louange tacite. Touché de ce qu'il voyoit, ou du moins flatté de voir son engouement justifié aux yeux de celui à qui il avoit paru si ridicule, il le tira ingénument par l'habit, & lui demanda comment il trouvoit qu'elle avoit chanté : très bien, lui dit Forlieu d'un ton ironique, si vous êtes son Almanzor, vous devez être très-content. . . . Je ne suis rien à ses yeux, répliqua Muraire ; que n'est-elle quelque chose aux vôtres ! je vois que vous la raillez, & je vous plains ; elle mérite moins d'injustice. Je ne suis point injuste, répondit lé Marquis, & vous l’êtes vous-même ; songez qu'elle vous a séduit & que vous ne pouvez plus me juger : je vous parlerai quand nous serons libres ; je vous dévoilerai des mysteres qui ne vous frapperoient pas en mille ans ; mais croyez que je vois mieux que vous, & que le juge le plus sévére de l'agrément & du mérite des femmes, même les plus aimables, est toujours plus près du vrai, que l'esprit crédule & tendre qui les encense. Tous les discours de Forlieu, fondés sur une connoissance que Muraire n'avoit pas, étonnoient ce dernier, & l'auroient choqué, s'il avoit moins chéri celui qui le forçoit à les écouter. Il ne voulut rien répondre parce qu'il croyoit qu'on ne pouvoit pas mieux défendre Mademoiselle de Genoncour, qu'en invitant ceux qui ne l'estimoient pas assez à la regarder & à l'entendre. Elle chanta encore quelques morceaux, & Forlieu l'écouta avec la même attention. Muraire ne concevoit pas ce contraste entre les apparences & les sentimens. Après le concert elle proposa de danser. Le Marquis s'en défendit sous des prétextes qu'elle ne voulut pas croire sinceres. Elle déploya des graces singulieres à l'en prier, & il fut obligé de céder ; mais il ne prit pas même la peine de former des pas, & elle n'en fit aucun qui n'eût été applaudi par Marcel. Après s'être reposée, elle souhaita de se promener. Ce fut à Forlieu qu'elle s'adressa en le proposant & il fut obligé de lui offrir son bras. La compagnie étoit peu nombreuse, & Muraire eut soin, en marchant, de rassembler autour de lui toutes les personnes qui la composoient, afin que personne ne songeât à aller troubler un tête-à-tête dont il espéroit tout pour son ami. La promenade dura une heure. Il espéra qu'au retour il apprendrait des choses qui le dédommageroient des sacrifices qu'il faisoit. Il n'eut rien en effet de plus pressé, que d'interroger le Marquis dès que l'on fut rentré. Mais celui-ci affectant un air mystérieux, lui dit : ce n'est pas le moment de vous parler. Je suis touché de votre générosité, & elle m'arracheroit tous mes secrets. Non, répondit Muraire, avec un transport qui paraîtra incroyable, je n'aime plus Mademoiselle de Genoncour, & le plaisir que je goûte à voir que vous l'aimez vous-même, me fait sentir que le goût qu'elle m'inspira, n'étoit que le sentiment d'une ame juste qui s'attendrit par pitié sur le sort de la beauté outragée. Si vous aviez moins méprisé ses charmes, je les aurois peut-être moins remarqués : Aimez-la donc, mon cher Marquis, aimez-la autant qu'elle peut le mériter ; vous y êtes condamné, & moi j'en suis ravi. C'est votre ami qui vous parle ainsi, & qui ne fut jamais plus sincere. Forlieu attendri, leva les yeux au Ciel, & lui dit : vous me confusionnez, mais je vous parlerai, & je trouverai le moyen de m'acquitter. Il ne continua pas, parce qu'il fut abordé par Mademoiselle de Genoncour, qui vint lui proposer de chanter un duo avec elle. Il y consentit & parut en être enchanté ; Muraire aussi dégagé qu'il venoit de protester qu'il l'étoit, se promettoit un grand plaisir à les entendre chanter ensemble, dans la circonstance où il les supposoit tous deux ; mais il eut un plaisir plus grand, ce fut celui de leur voir oublier leur projet, pour se livrer à une conversation très-vive, qu’un mot venoit de faire naître, & dans laquelle, tout ce qu’ils se dirent l’un à l’autre, paroissoit autant d’aveux des sentimens qu’il leur supposoit. L’amitié jouissoit d’un triomphe flatteur ; cependant sa victoire n’étoit pas pure. Il paroissoit sur les traits de Forlieu je ne sçais quel air d’ennui & de contrainte, qui inquiétoit Muraire & lui faisoit souhaiter vivement un entretien avec son ami. Il ne put se procurer cette satisfaction le soir même, parce qu’il étoit trop tard lorsqu’on se sépara ; mais il espéroit bien s'en dédommager le lendemain. Son espérance fut déçue d'une façon qui lui parut bien étrange. A son réveil, il demanda si Forlieu étoit levé, & on lui dit qu'il étoit parti à quatre heures du matin, & qu'il avoit laissé une lettre pour lui à un Domestique de la maison. Il ordonna qu'on éveillât promptement ce Domestique, ne sçachant ce que ce départ pouvoit signifier, craignant quelque malheur, & n'osant pas montrer son inquiétude, par un esprit de prudence qui prévoit tout. On lui apporta la lettre un moment après; & il fut fort étonné d'y lire ce qui suit:

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Carta/Carta al director

« Je prévois que vous serez fâché contre moi, en apprenant que je suis parti brusquement. Ne me jugez pourtant pas sans m'entendre. Je vous promets une justification entiere d'un procédé que vous ne pourrez plus condamner quand je me serai expliqué librement. Excusez-moi auprès du père & de la fille ; dites leur que je vous avois prévenu sur mon départ ; que des affaires très-pressées le rendoient indispensable ; & que je suis parti sans prendre congé y parce que j'ai craint ma séduction. Mademoiselle de Genoncour ne sera pas trop contente, & vous essuierez pour moi des reproches très-vifs; mais je vous promets de détruire aisément l'impression triste qu'ils pourront faire sur vous, & je vous prie de ne vous pas inquiéter des regrets dont elle vous paroîtra pénétrée. Je ne vous trompe point; tout ce que je vous dis ici, quoiqu'inexplicable, est dans la plus exacte vérité ; je vous attends pour vous en convaincre & pour vous prouver que la raison me conduit encore. Adieu. »
Muraire ne comprit rien à toute cette lettre. Il ne sçut s'il devoit commencer par parler à Mademoiselle de Genoncour, ou lui dérober le sentiment d'un procédé choquant, en courant vers son ami pour le ramener. Cette derniere idée lui parut la plus raisonnable. Il demanda promptement un cheval sans communiquer son dessein à personne. Il crut pourtant devoir dire un mot à Mademoiselle de Genoncour. C'est par où il commença. Elle fut trompée par l'air sincere dont il lui parloit. Il lui dit que Forlieu ne seroit absent que jusqu'au soir, & n'étoit parti sans la prévenir, que pour s'épargner le chagrin de quitter un moment une personne aussi aimable qu'elle lui avoit paru. Elle crut aisément ce qu'il lui disoit, parce que l'amour propre en garantissoit tout bas la sincérité. Cependant elle parut fâchée de ce depart, & il profita de la tristesse qu'elle lui montroit, pour exécuter encore mieux son projet. Je vois que l'absence de mon ami vous étonne, lui dit-il, j’ose même deviner qu'elle vous afflige! Rassurez-vous, Mademoiselle ; je vais monter à cheval pour vous l'amener, & ce soir il sera lui-même à vos pieds pour mériter l'honneur que vous daignez lui faire. Il promettoit plus qu'il ne pouvoit peut-être tenir ; mais il ne songeoit pas qu'il s'engageoit légérement. L'air triste de Mademoiselle de Genoncour le pénétroit lui-même de tritesse & il espéroit que ce sentiment actif lui donneroit toute l'éloquence que de pareilles circonstances peuvent demander. Mademoiselle de Genoncour n'avoit rien répondu, mais il avoit très-bien compris qu'elle n’étoit pas fâchée d'être devinée, & il en conclut que Forlieu étoit adoré & ne devoit pas balancer à revenir auprès d'elle. Il monta à cheval, & en moins d’une heure, il eut rejoint le transfuge. Vous avez juré de me déespérer, lui dit-il en l'abordant ; quel rôle me faites-vous jouer! je ne conçois rien à votre conduite. Je le crois, répondit Forlieu ; la philosophie laisse ignorer mille choses que le seul usage des femmes peut apprendre ; & quand on ne soupçonne pas les causes, on doit être étonné des effets ; mais tout va être éclairci, & vous allez perdre le petit courroux dont je vous vois animé contre moi. Entrons dans cette allée ; le jour n'y distraira pas nos philosophiques réflexions, car je vous préviens que je vais être Philosophe avec vous..... Muraire y consentit volontiers, & lui dit en souriant: je souhaite que vous puissiez devenir Philosophe comme moi ; mais j'ai bien peur que vous ne définissiez mal la philosophie. Son nom est partout : on la croiroit commune, on croiroit que les hommes y puisent leurs principes ; mais en voyant leurs actions injustes, leur sentimens tristes, leur amour pour le plaisir, leur haine pour la douleur, on est bien aisément détrompé. Le Marquis ne répondit rien & devint rêveur. Nous voilà loin des témoins & loin du jour, poursuivit Muraire, ouvrez votre cœur à votre ami; il souffre de vos chagrins ; il est prêt à excuser vos caprices ; parlez-lui, & vous êtes justifié, pour peu qu'il y ait de lueur de raison dans ce que vous avez fait. La raison y est toute entiere, répondit Forlieu, daignez m'écouter. Vous avez souhaité que je m'attachasse à Mademoiselle de Genoncour ! mon état malheureux y a d'abord contribué plus que ses charmes ; vous me voyez sur le bord du précipice affreux de la douleur, le plaisir pouvoit m'en arracher, vous avez cru que tout ce qui pouvoit me donner du plaisir me convenoit : une taille élégante, de beaux yeux, un teint fleuri, sont venus à l'appui de vos idées & ont fait un projet de ce qui n'étoit d'abord qu'un desir. Tout le reste d'ailleurs concouroit également à vous tromper. Sa naissance est égale à la mienne, & son bien est considérable. Vous me proposâtes d'aller voir une femme qui vous avoit touché, & en qui se réunissoient pour moi tant d'heureuses circonstances! J'y allai, & vous crûtes devoir chanter victoire. Je vis votre joie intime, & j'atteste ici le Ciel qu'un sentiment inconnu dont elle me pénétrait, me fit souhaiter de trouver Mademoiselle de Genoncour assez aimable, pour pouvoir, en devenant amoureux d'elle, vous payer d'un zèle aussi tendre. Mais je ne trouvai point ce que vous m'aviez annoncé, & j'en eus du regret par rapport à vous ; ce fut votre intérêt qui m’occupa, je dis cet intérêt qui vous faisoit souhaiter mon bonheur : Mademoisselle de Genoncour ne me parut point belle ; je lui trouvai des traits irréguliers, un air commun, & je l’aurois volontiers haïe de s'offrir à moi avec cet air là, puisqu'il détruisoit votre ouvrage & alloit détruire votre espoir..... Il poursuivoit, Muraire l'arrêta. Comment, dit-il, cette fille n'est pas jolie ! Vous lui trouvez l'air commun !..... Oui, mon ami, l'air commun & très-commun. Je voudrais vous épargner ces jugemens rigoureux y ils m'affligent moi-même pour vous ; mais transplantez-vous dans la circonstance où je me trouve, vous ne me trouverez plus si sévere; ou si je ne vous persuade pas du moins, vous trouverez que ma prévention ne mérite que de la pitié. Vous n'avez jamais vu de femmes, mon cher Muraire ; vos yeux ont à peine parcouru de loin des charmes plus ou moins vrais, plus ou moins touchans : toute femme passable vous a paru jolie, & la plus jolie ne vous a pas paru plus séduisante que celle qui n’étoit précisément qu'agréable. C’est le sentiment, c'est l'usage, ce sont les intrigues qui apprennent à distinguer, à apprécier ; & tout cela vous a manqué pour connoître les femmes & pour les comparer, mais sortez aujourd'hui de votre célibat, mettez-vous à la place d'un homme qui les vit toujours de très-près, qui les connut par leur art, par leur inimitié respective & si indiscrete ; qui en les voyant dans toutes les situations apprit au plus juste, & ce qu'elles étoient, & ce qu'il falloit qu'elles fussent; qui en devenant connoisseur a acquis le droit de plaire aux plus jolies, & à qui ces plus jolies ont enfin dévoilé par leur tendresse tous les charmes de la beauté. Devenez cet homme aujourd'hui, pénétrez-vous bien de son expérience & de ses souvenirs, & vous serez difficile comme lui, & même inexorable. . .. Je conviens de cela, répondit Muraire ; mais j'ai toujours oui-dire qu'excepté un très-petit nombre de femmes que la nature a pris plaisir à former, tout ce qu'il y a de plus jolies parmi les autres, n'a presque que des charmes trompeurs. Oui, on dit cela, reprit Forlieu ; mais défiez-vous de cette accusation, quoiqu'elle soit répétée par tout, & croyez qu'elle n'est vraie que jusqu'à un certain point. D'ailleurs soyez encore persuadé que les femmes, qu'une médisance maligne voudroit vouer au mépris & au dédain, sont plus habiles que vaines, & que leur imposture est pleine d'adresse : on dit bien qu'elles employent des ressources; on spécifie même ces ressources qu'elles employent; mais le Spectateur le plus malin, le Pyrrhonien le plus pénétrant, y sont trompés comme le vulgaire, & l'art triomphe, même après l'yvresse. Comment ne serions nous pas trompés ! nous souhaitons de l'être ; nous avons des sens, il leur faut des objets ; nous sommes tristes, quand nous ne sentons plus rien; & plutôt que de tomber dans cette indifférence affreuse, nous voulons au devant d'une imposture qui en recule l'instant fatal Mais revenons à Mademoiselle de Genoncour. Je ne dirai pas qu'elle soit dépourvue de toute beauté ; la nature ne lui a pas été aussi cruelle que moi, j'en conviens. Dans d'autre tems, elle eut pu me plaire jusqu’à un certain point ; alors nous songeons plus à plaire aux femmes, qu'à examiner si elles méritent de nous enflammer ; nous nous trouvons dans un train de vanité qui ne nous permet pas d'être difficiles ; & pourvu qu'elles consentent d’être affichées, nous avons toute l'indulgence qu'il faut pour les trouver charmantes. Mais ce tems n'étoit plus lorsque je la vis. Elle me parut ce qu'elle étoit; & comme vous me l'aviez vantée, que vous m'aviez fait faire une démarche, que vous m'aviez inspiré je ne sçais quelle confiance, je sentis que je la haïrois de ne pouvoir me plaire, & je voulus la fuir pour ne la pas outrager. J'avois d'ailleurs remarqué des défauts dans l'esprit & un vice dans le caractere ; des idées communes, de l'hypocrisie, & un excessif amour propre ; tour cela me choqua, & je la fuyois comme je viens de vous dire ; mais vous étiez prévenu pour elle, elle vous avoit frappé, & vous ne pûtes souffrir que mon dédain éclairât votre illusion : le sentiment entra pour beaucoup dans cet entêtement, mais la vanité n'y contribua pas moins. Nous nous attachons aux objets, par les louanges que nous leur avons données ; & quand la froideur des yeux étrangers vient contrarier ces louanges, l'amour propre est blessé, & sollicite un triomphe sous tous les prétextes qu'il peut imaginer. Vous vous entêtâtes donc, & je restai auprès de Mademoiselle de Genoncour ; je m’y imposai la loi de lui dérober mon humiliante indifférence ; je respectois votre zèle; je voyois même que vous l'aimiez, & que tous vos vœux tendoient à me la sacrifier : ce procédé étoit si admirable & me frappoit pour vous d'un si grand respect, que j'aurois consenti à lui dire que je l'aimois pour m'accoutumer à la souffrir. Mais vous aviez prévenu tout ce qui pouvoit arriver de ma complaisance; je vis du moins que vous lui aviez parlé, que vous lui aviez fait la leçon ; car tout-à-coup son air changea ; de fiere qu'elle étoit, je la vis tomber dans la coquetterie ; de la froideur elle passa à l'excès contraire ; tous ses talens furent déployés, & elle voulut paroître moins sensible à mes louanges qu'à mon plaisir. Je compris qu'il y avoit beaucoup d'artifice dans cette conduite. J'allai aux informations ; nos Valets sont toujours malgré nous nos confidens & nos ennemis ; elle a une Femme-de-Chambre qui sçait tout voir & ne peut rien taire ; je connoissois cette femme, je la fis parler, & j'appris que j'étois le troisième depuis un an, avec qui on exerçoit le même manége. Je conclus de tout cela, qu'on s'étoit attendue à recevoir mon hommage, & que voyant qu'il ne venoit pas, instruite par vous qu'il viendrait difficilement sans le secours de l'art; on avoit trouvé moins dur de s'humilier par l'artifice, que de laisser humilier par l'indifférence. Forlieu se tut, & Muraire pétrifié ne songeoit pas à répondre. Il s'appercut enfin que son ami ne parloit plus : oui, dit-il, je ne connoissois pas les femmes ; je vois un indigne projet dans toute cette conduite, & j'abandonne cette coquette à tout votre mépris. Vous ne vous êtes pas trompé, poursuivit-il, en pensant que je lui avois parlé ; mais ajoutons qu'elle m'avoit questionné, que par ses questions, j’avois dû croire qu'elle s'étoit éprise de vous ; & ce n'est pas un petit surcroît d'infamie à mes yeux, que d'avoir voulu nous tromper l'un & l'autre : mon amitié lui reprochera toujours, comme un crime, d'avoir voulu se servir de moi pour vous rendre peut-être malheureux. Ils ne parlerent plus de cette aventure, & se contenterent d'envoyer à Mademoiselle de Genoncour, pour s’excuser de ne pouvoir la revoir aussitôt qu'ils s'en étoient flattés. Cette attention étoit indispensable, mais c'étoit la seule qu'elle méritât. Muraire la jugeoit digne de mépris, parce que n'ayant jamais vécu avec les femmes, il jugeoit une coquette en Philosophe, & conséquemment la regardoit comme un monstre. Forlieu étoit plus indulgent, parce qu'il avoit plus d'expérience ; il ne méprisoit pas Mademoiselle de Genoncour; il la haïssoit de n'avoir pas été assez adroite pour lui donner des sentimens qu'il avoit souhaité de pouvoir prendre. Ces sentimens lui devenoient à chaque instant plus nécessaires ; ce n'étoit que par eux qu'il pouvoit retrouver le plaisir. Rien ne l'intéressoit dans la nature. Son éducation avoir été négligée ; il n'avoir aucune connoissance, aucuns talens, aucune philosophie, & par conséquent, ne pouvoit s'occuper à rien. Il n'étoit pourtant pas né sans esprit, mais l'esprit tout seul n'est rien quand on est devenu malheureux Ce n'étoit donc que par l'amour qu'il pouvoit cesser d'être machine ; car ne sentant plus rien & ne sçachant rien, il n'etoit plus que cela. Muraire en étoit convaincu ; aussi l'avoit-il poussé vers Mademoiselle de Genoncour & s'étoit-il bien gardé de traiter les hautes matieres dans la conversation ; il sentoit qu’en lui développant les idées du systême du monde, les ressorts des passions des hommes, les mysteres de la politique, les maximes de la philosophie, les secrets des arts ; il ne feroit qu'alimenter l'ennui, ce monstre jaloux de lui-même & qui souffre si peu d'être attaqué par les armes de la raison. Il se proposoit cependant de saisir les occasions qui pourroient se présenter de raisonner avec lui ; mais son premier objet, sa grande ressource, étoit l'amour, & il prévoyoit que sans ce remede le mal étoit incurable ; aussi se promettoit-il de se répandre dans le monde, & de ne pas perdre l'occasion de lui faire connoître une femme aimable. Forlieu n'étoit pas persuadé de la possibilité de sa guérison, & le remede que Muraire vouloit y employer, lui paroissoit le plus incertain de tous. Vous faites aux femmes plus d'honneur qu'elles ne méritent, lui disoit-il ; n'en attendez rien pour moi y elles m'inspirent un mépris dont tous leurs charmes ne sçauroient triompher, & c’est ce mépris qui fait mon insensibilité. Je le conçois, répondoit Mu-raire raire <sic>, leurs charmes doivent vous être insipides, puisqu'ils vous ont trompé autant que leurs saveurs ; mais je veux que ce soit par leurs vertus que vous renaissiez. Leurs vertus ! reprit Forlieu ; ah, vous croyez donc qu'elles en ont ! mon ami, nous raisonnerons quand vous voudrez sur cela ; & je vous prouverai par l'histoire de toute ma vie, par l'expérience de tous mes amis, que la femme vertueuse est plus rare, plus introuvable que cet être de raison que cherchoit Diogéne. Vous ne me prouverez pas cela, reprit Muraire avec chaleur, & malheur à vous si votre prévention rendoit impossible la preuve du contraire ! Mon ami, croyez que Dieu n'a pas maudit les hommes en les formant ; vous m'en donneriez cette idée si vous me prouviez qu'il n'y a point d'honnêtes femmes. Voyez ce que nous sommes, pourquoi nous sommes nés !analisez la nature, recherchez ses besoins, considérez ses fonctions ; la femme est sans cesse à nos côtés, elle est le but de nos premiers desirs ; elle nous forme, nous anime, nous sommes nourris de son lait, liés avec elle en naissant, par la nécessité des générations : que sçais-je enfin, je l'ai dit, elle est nécessaire à l'homme, & ce mot renferme tout ; une nécessité qui est émanée de la volonté d’un Dieu, ne peut être qu'un principe de bonheur pour l'humanité. Ce raisonnement que l'impie même ne sçauroit nier sincérement, prouve qu'il y a des femmes vertueuses ; les hommes de votre âge, les gens qui ont vécu dans le plaisir & dans les excès ignorent jusqu'où peut s'étendre la probabilité de mon systême ; dans la fougue des passions, ils n'ont jamais cherché que le vice, & les femmes estimables se sont écartées d'elles-mêmes ; après le dépérissement de leurs organes, ils ont également évité de les connoître, pour s'épargner la honte de leurs réflexions, & l'amertume de leur repentir. Ils ont dit, il n'y a point d'honnêtes femmes, afin qu'on ne leur: dît pas, misérables, rougissez ; & à force de le répéter, ils ont fini par le croire. Mais ils se sont trompés, & n'ont trompé que leurs semblables. Les vœux de Dieu sont connus : il nous a fait naître pour jouir en nous du spectacle de sa sagesse, & de cette harmonie touchante qui vient du concours du bien & du mieux ; il a donc senti une nécessité de sentimens qui liassent les deux sexes, & par conséquent il les a fait naître vertueux. Forlieu écoutoit sans attention & dédaignoit de répondre. Muraire s'en apperçut, & jugea qu'il devoit interrompre la conversation. Il y avoit ce jour là une fête dans le village, & tous les Paysans étoient rassemblés dans la prairie pour y danser au son des instrumens. Le Philosophe proposa à son ami d'y aller prendre part. Oh, que voulez-vous que j’aille faire là, dit Forlieu, voir des coquins plus heureux que moi ! la chose n’est pas assez plaisante. Elle ne l'est point en la considérant comme vous faites, répondit Muraire ; mais, mon cher, tout a deux faces, & je m’imagine que des jeux innocens, des plaisirs vrais, des graces naturelles pourroient égayer l’imagination d’un homme qui a appris à se détromper des plaisirs bruyans & pénibles. Eh, mon Dieu, reprit le Marquis, je sçais cela aussi-bien que personne ; la nature sera toujours belle, & plaira toujours aux yeux qui ne considéreront que ses charmes ; mais il faut, pour regarder ainsi, s'en promettre un plaisir, & moi je n'espere plus aucun plaisir ; je suis voué à l'ennui ; je ne puis former aucuns vœux agréables ; trop heureux si je ne finis pas par en former d’injustes. C'est ce qui ne sera pas, lui dit tristement Muraire ; l'ennui sans humeur est un phénomène aussi rare que l'humeur sans injustice : vous êtes menacé des sentimens les plus cruels ; prévenez-les, mon cher, ami, il en est encore tems ; vous avez encore cette équité naturelle qui dirige nos pensées vers le bien ; vous avez un consolateur qui ne vous abandonnera pas ; ne négligez pas vos ressources, faites un effort & vous êtes sauvé : je vous propose d’aller voir danser ces Paysans ; que risquez-vous à m’écourer ! Vous vous ennuirez ! je le veux croire, mais vous vous ennuyez ici ; vous aurez du moins changé de place, & le mouvement est toujours une action raisonnable, quand on est réduit à se fuir soi-même, Forlieu se rendit. Tous ses Vassaux enchantés de l’honneur qu’il daignoit leur faire, le recurent avec des marques de joie & de respect extraordinaires, mais cela ne le toucha point. Il s’assit sur l’herbe & il bâilla. Muraire étoit à côté de lui. Il apperçut la fille du Fermier qui effaçoit les plus jolies Paysannes, par une taille & une figure charmantes. Il voulut qu'on la fît danser, présumant qu'elle s'en acquitteroit bien. Louise dansa, & ses graces naturelles auroient amusé le Marquis qui la connoissoit, mais un inconvénient renversa toute l’espérance de Muraire. Cette fille dansoit avec un Fermier lourd, dont la mauvaise grâce étoit risible : Forlieu la trouva choquante : il demanda qui il étoit ; on lui dit que c'étoit l’Amoureux de Louise. Quoi, dit-il, cette fille aime un bœuf de cette espece ! elle a un bien mauvais goût. L'humeur le gagna à l'instant, il se leva & ne voulut plus rien voir. De retour au château, Muraire le vit préoccupé. Il lui fit des questions sur ce qu'ils venoient de voir ensemble, & il n'y eut pas moyen de lui arracher un mot. Vous vous êtes ennuyé, lui dit Muraire, je vois cela à votre air, & vous en disconviendriez en vain : cependant, je vous jure, que je m'y suis amusé. Eh oui, Monsieur, répondit le Marquis, tout amuse quand on est heureux. Voilà de l'humeur, reprit Muraire ; voilà un ton qui me choqueroit si je vous plaignois moins. J'en conviens, poursuivit tristement le Marquis ; je vous offense souvent, & ma réflexion vient toujours trop tard ; mais mon ami concevez ma situation, je suis assez malheureux pour ne pouvoir vous offrir de meilleure excuse. Je sçais que votre situation est affreuse, répondit Muraire ; mais encore une fois, croyez qu'elle n'est pas telle que vous soyez dispensé de vous opposer à ses tristes progrès. Vous le pourriez & vous ne le voulez pas. Vous venez de voir, par exemple, des automates grossiers ; il est tout simple qu'ils ayent blessé vos regards, & je ne suis pas assez sot pour vous demander des louanges pour eux ; mais vous avez vu Louise en même-tems. Sa taille, sa légéreté, ses jolies jambes, son air naïf, auroient dû vous faire oublier tout le reste ; je sens que cela est possible, & pour moi je vous avoue que je n'ai vû qu'elle. Forlieu étoit étendu dans un fauteuil, ses regards parcouroient le vaste contour de l'appartement, & il paroissoit que Muraire eût pû parler encore long-tems sans risquer d'être interrompu. Le Philosophe éleva la voix & demanda enfin à son ami, à quoi il rêvoit. Je vous l'avouerai ingénument, répondit-il ; je rêve au bonheur de tous ces coquins que je viens de voir : qu'ont-ils fait au Ciel pour avoir un sort aussi désirable ! Des bras nerveux, un estomac docile, des joies pures ; tous les biens dont puisse dépendre la félicité ! je les ai vus dans le travail, ils chantoient leurs amours ; je les ai vus dans le plaisir ils m'ont prouvé que les fêtes, les bals, les festins, ne font pas les vrais heureux : encore une fois, qu’ont-ils fait au Ciel ! des machines, des sauvages, des ours déguisés, devroient-ils avoir l’avantage de nous réduire à ne pouvoir même nous peser avec eux dans la balance du bonheur, malgré nos richesses, nos talens & notre génie…. Vos réflexions sont naturelles, répondit Muraire ; mais ce qui vous frappe, est la suite d’une compensation éternellement admirable, qui étonneroit moins les gens du monde, s’ils cheroient moins à s’en dissimuler la cause. Tous les biens sortis d’une même source, & distribués pas une main juste, ont dû être répandus sur la terre avec une sorte d’égalité. Ces Paysans sont des hommes ; leur ectérieur grossier ne doit pas les priver de l’héritage commun : cet héritage est annexé à l’espece. Songez que ce que vous regardez en eux comme un titre d'exclusion, leur fourniroit des argumens contre vous, s'ils avoient à prouver la légitimité de leur droit. Ils vous diroient que la nature fut de tout tems grossiere comme eux ; qu'ils sont faits sur les premiers modeles ; que vous qui les méprisez, vous êtes plus méprisables qu'eux ; que vous abandonnez chaque jour la nature, pour courir vers les sources de l’art & le mettre à contribution ; & qu'enfin le premier droit au plaisir, c'est la fatculté de le sentir, avantage dont vous êtes obligés de convenir, puisque vos mépris continuels pour eux prouvent que vous en êtes jaloux.... J'ai assez sacrifié à cet art fatal dont vous parlez, répondit Forlieu, j'en éprouve assez sensiblement les suites, pour avouer qu'il nous dégrade & ne sert qu'à nous défigurer. Mais ne parlons pas de nous, ne parlons que de ces gens-là ; il y a dans leur bonheur quelque chose que je ne puis expliquer & qui me rend furieux. Leurs plaisirs appartiennent à l'innocence, puisqu’ils sont simples ; cependant il y a peu de rustres qui ne soient des coquins. Rendez-moi raison du systême qui a fondé ce contraste, vous ne le pourrez pas, vous serez obligé de convenir que cette main qui distribue les vrais biens, les a traités trop favorablement. Non, dit Muraire, je n'en conviendrai pas, & vous ne l'exigerez plus quand je me serai expliqué, si vous pouvez encore vous rendre aux faits & à la raison. Tous les Paysans sont des coquins, dites-vous; il y a ici exagération, & il faut prendre garde que souvent on les prend pour méchans quand ils ne sont que bêtes ; mais je veux les croire fidelement rendus dans le portrait que vous m'en faites : prenez garde encore que ce sont nos exemples, notre mépris, notre dureté, qui leur ont fait l’ame & l'esprit que vous leur reprochez. Ils sont méchans quand ils nous voyent, et bons quand ils nous oublient ; leurs vices sont donc de situation, & leurs plaisirs, de caractere. Je suis même persuadé qu'ils pourroient vous rendre compte de leurs sentimens si opposés. Si vous les interrogiez sur leurs mauvaises actions, ils vous diroient, notre Seigneur nous a fait assigner, nous a battus, nous a fait travailler inhumainement sans nous accorder le moindre salaire, tandis qu'il nourrissoit le bœuf moins utile que nous. Si vous les questionniez ensuite sur leurs plaisirs, ils répondroient, nous dansons & nous chantons, parce que le bruit de nos voix & du violon nous empêche d'entendre les menaces & les ordres rigoureux de notre Seigneur. Vous sçauriez donc en un moment que cette innocence que vous réclamez, peut habiter dans un Paysan avec la méchanceté, par une réunion de circonstances qui ont tout pouvoir sur un homme sans éducation. Forlieu se leva, impatienté d'entendre des raisonnemens ausquels <sic> il n'avoit insensiblement plus rien à répondre. Il se promena pendant un quart-d'heure dans l'appartement, levant les yeux au Ciel, disant & répétant des injures aux rustres trop heureux, & murmurant sans doute aussi contre la philosophie, qui ne vouloit pas que ces injures fussent légitimes. Après avoir fait trente tours dans la chambre, il sortit par la porte du jardin, & alla se promener. Muraire sortit aussi, mais ne prit pas la même route. Il rouloit dans sa tête un projet qui demandoit une prompte exécution. Les choses s'arrangerent à son gré, & l'on verra bientôt quel effet il s’en promettoit. Forlieu revint après une heure de promenade. L’idée de Louise lui étoit revenue, & étoit encore présente à son esprit, lorsqu’il fut abordé par elle, au détour d'une allée qui aboutissoit au parterre. Ah ! ah ! Louise ici, s’écria-t’il ; où va-t'elle, & quel sujet la conduit ! le desir de vous présenter ces fleurs, Monsieur, lui dit-elle ; nous avons pensé que nous vous devions bien cela pour l'honneur que vous avez daignez nous faire, & j'ai osé prendre la liberté de vous aborder dans cette intention. Il n'y a point de liberté à cela, répondit Forlieu en la regardant, on m'aborde quand on veut, & vous avez ce droit plus que personne. Je serai toujours ravi de vous voir. Il prit le bouquet, & lui présenta un louis qu'elle ne voulut pas recevoir. Prenez, Mlle lui dit-il, cela servira à avoir deux violons de plus le jour de votre nôce ; car on m'a dit que vous déviez bientôt vous marier. Louise rougit & détourna la tête. Il ne faut pas rougir pour cela, reprit Forlieu, tout le monde se marie, & je me marierois bien aussi si je trouvois quelqu’un qui me plût. On dit que vous aimez celui que votre pere vous destine ; je crois l'avoir vu danser avec vous: m'a-ton dit la vérité ? est-il vrai que vous l'aimiez ? Je l'aimerai du moins, Monsieur, quand je l'aurai épousé, répondit-elle en baissant les yeux. Ah, vous n'osez pas m'avouer vos sentimens! mais c'est un enfantillage que cela ; vous voyez bien que je vous en parle par intérêt pour vous; votre pere est un honnête homme qui m'a toujours bien servi quand j'ai eu besoin de lui, & je suis bien-aise que sa fille puisse être heureuse. Perdez donc cette timidité, & ne croyez pas devoir me cacher ce que tout le monde sçait. Louise ne se rassuroit pas. Elle n'étoit pourtant pas naturellement timide ; mais Forlieu étoit un homme du grand monde, & une jeune fille élevée dans les champs croit qu’un homme qui a de beaux équipages, & n'aime, par état, que des femmes couvertes de diamans & de rouge, regarde l’amour simple du village comme une bêtise. Il devina ce qu'elle pensoit, & la prenant par la main : eh bien reprit-il, ne me direz-vous pas si vous aimez votre prétendu ; je sçais bien que vous l'aimez, mais je vous le demande parce que j'ai quelque chose à vous dire là-dessus…..

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Avis
Je reçois en ce moment une lettre, par laquelle on m'apprend que je ne dois point espérer de recevoir la suite de cette histoire. Les raisons que l'on m'en donne, quoique bonnes, ne me consolent point d'être obligé de manquer au Public. Pour me disculper auprès de lui, autant, du moins, qu’il est possible, je lui proteste que j’ai été dans la bonne foi, quand j’ai donné le commencement de cette histoire, & que je ne retomberai jamais dans le cas d’être dupe de ma confiance, comme je viens de l’être.