Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours V.

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Discours V.

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IL a vécu à Lyon une femme digne des regrets de toute la ville, & du respect de tous les Philosophes. Il a manqué à mon bonheur & à mon Ouvrage, de la connoître & de pouvoir l'entendre tous les jours. J’aurois appris avec elle à pénétrer plus avant dans ce labyrinthe où je promene mes pas pour l’instruction des hommes dans ce monde où l'on voit si peu avec les meilleurs yeux ; ou chaque jour il naît un monstre d’autant plus difficile à définir qu’il ressemble à d’autres ; où l’on est si peu capable à contribuer à l’avantage & à la sagesse des êtres créés malgré le zèle & l'étude ; puisque l'on est pour soi-même si impuissant & si ignorant. Madame la Présidente de Fleurieu rassembloit chez elle des Philosophes, & ces Philosophes étoient ses amis ; ils l'aimoient plus qu'ils ne s'aimoient eux-mêmes ; ils y venoient pour elle, pour lui faire plaisir : ce motif avoit plus de pouvoir sur leur cœur que l'agrément qu'ils trouvoient dans sa maison. Cette maison, bien différente de celles qu'on ouvre au plaisir ou au bel esprit, & aux sciences, m'invite ici à des réflexions & à des comparaisons. Je promets d'en faire, mais il me semble que je dois commencer par faire connoître la femme incomparable qui va y donner lieu. J’ai lû son éloge dicté par le cœur, & écrit par une plume élégante. Qu’il m’a paru vrai ! j’ai senti le malheur de ceux à qui la fortune ne laisse plus que la triste douceur de déplorer à jamais une perte aussi cruelle. J’ai cru voir des ames rassemblées qui gémissoient autour d’une ombre gémissante comme elle, & qui les quittoit en versant des pleurs.

Metatextualidade

Cet éloge est imprimé, mais presque ignoré. J’ai sçu qu’il ne renferme rien que la flatterie puisse réclamer ; & puisque je n'ai pas connu celle qui en est l’objet ; puisque je ne puis pas moi-même jetter des fleurs sur un tombeau qui renferme tant de leçons pour nos Mécenes & pour nous : je crois devoir le rendre présent à ceux à qui il seroit si nécessaire pour leur gloire & pour celle des lettres de contempler le prodige qu’il renferme.

Eloge

Citação/Lema

De feue Madame la Présidente de Fleurieu.

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« Avec des qualités communes, on peut mériter d’être loué de son vivant ; il en faut de supérieures pour espérer de l’être après sa mort. Le tombeau qui égale tous les hommes fait leur différence : il ensévelit les uns & leur mémoire avec eux : il ne reçoit que la cendre des & laisse survivre à leur destin un souvenir précieux de ce qu'ils ont été. Madame de Fleurieu morte le 6 Novembre 1756 & qui étoit née le 13 Septembre 1705, vit encore dans tous les esprits & dans tous les cœurs de cette Ville1: elle avoit droit à leur divers hommages. La physionomie étoit sa beauté, les, grâces sa parure : ceux qui échappoient à la séduction de sa figure, ne pouvoient se soustraire à l’empire de son esprit. Sa justesse sa pénétration, son goût, son discernement s'étendoient à tout ; les arts aimables trouvoient en elle une protectrice éclairée ; les sciences même cherchoient à lui plaire. C’étoit un spectacle toujours nouveau, que le mélange de vivacité, & de décence, de saillies & de solidité, de gaieté & de politesse, qui animoit sa conversation ; on eût demandé volontiers où elle avoit appris l’art d'enchanter tout le monde : on s'appercevoit bientôt qu’il étoit né avec elle. Ce privilége le plus flateur de la nature, l’auroit distinguée dans tous les tems & dans tous les pays. La critique, la médisance, l'humeur, la licence, n'osoient se présenter dans cette société délicieuse qu'elle s'étoit formée, que sa bonté & sa complaisance lui attacherent toujours, & qui lui rend aujourd'hui un tribut de larmes & de regrets qui durera autant qu'elle. On n'apprenoit pas seulement à penser & à parler bien auprès d'elle ; c'étoit l'école & l’image du sentiment. Qui l’a jamais porté plus loin ! rien n'échappoit à son cœur ; il embrassoit les devoirs les plus difficiles & les plus agréables ; il ajoutoit au titre d'amie, de femme & de mere ; l'esprit ne lui faisoit rien perdre, il étoit difficile de décider lequel étoit supérieur à l'autre. De cet assemblage rare naissoient ces vertus qui tiennent des deux, qui honorent les Hommes, les Héros & les Philosophes. Sa fermeté & son courage alloient de pair, augmentoient avec les événemens qui en étoient les objets. La mort a été leur triomphe ; ce moment n'a été terrible que pour ceux qui l'environnaient. Sa fermeté a été sans nuage, sa liberté sans mélangé, sa résignation sans affectation, sa Religion sans petitesse. Persuadée de sa fin, elle s'y est préparée sans le dire ; elle l'a cachée comme si elle ne l'eût craint que pour sa famille ; elle n'en a parlé ouvertement que lorsque la vue de sa destruction prochaine ne pouvoit plus se dissimuler, & seulement quelques heures avant qu’elle arrivât. Inviterai-je avec Horace Melpomene à célébrer cette femme vraiment héroïque, par des chants dignes d’elle ! la fiction est inutile où la vérité abonde ; sans le secours des Muses, Madame de Fleurieu vivra dans le souvenir des hommes; elle leur inspiroit le desir de plaire : elle vivra dans celui des femmes que sa superorité n'offense plus, & dont elle restera le modele à tant d'égards. Témoin des merveilles de sa vie & de sa mort, j'ai cherché à lui donner un gage de mon respect & de ma reconnoissance. . . . . L'hommage que j'offre à son ombre, quelqu'imparfait qu'il soit, lui tiendra lieu des fleurs qui me manquent & dont je voudrois la couronner. »

Citação/Lema

Nos humilem feriemus agnam.

HORAT, Od. 17. Lib. 11.

Amie & Philosophe : voilà les points de vue sous lesquels je vais considérer Madame de Fleurieu. Je sens que le plaisir d'admirer dans son ame des qualités aussi belles que rares, me conduira à faire de tristes comparaisons ; mais si je puis par là produire un bien ou des réflexions unies, je serai assez dédommagé de la violence qu'il m’en coûta toujours pour écrire des choses qui ne dévoient pas plaire à tout le monde. Madame de Fleurieu avoit ouvert sa maison aux Lettres & aux Arts, & elle conserva toujours les qualités de la femme la plus retirée ; ses admirateurs purent être ses amis, & ils ne furent jamais obligés de prendre les défauts des Parasites pour se conserver auprès d'elle dans la place que leur mérite leur leur avoit d’abord assignée. Admirons-la, croyons avec justice qu’elle avoit une ame très-sensible & très-élevée ; & offrons sans aigeur son exemple à suivre à celles que la nature n‘a pas dispensés d’avoir besoin d’exemple dans le rang qu’elles occupent comme elle & qui se trouvent placées dans la même circonstance. Madame de Fleurieu fut amie ; elle ne voulut avoir que des amis, dans des hommes que sa réputation attiroit chez elle, & elle prouva, en dispensant des louanges, qu’elle exigeoit le sentiment. Reconnoîtra-t’on à ce portrait toutes les femmes qui ont accuelli journellement comme elle les talens, & les hommes de mérite ? Je ne jugerai pas par moi-même, n’ayant jamais eu d’habitude dans ces sortes d’Académies ; mais j’ai toujours entendu les bons esprits murmurer contre la plûpart de leurs usages ; si leur critique est fondée, ou peut conclure que l’institution de ces sociétés est l’ouvrage de l’orgueil, & déslors il faut croire que l’amitié s’y montre rarement. L’Hôtel de Rambouillet est resté en honneur, & je ne pense pas que le mépris du précieux & du jargon ait produit tous les anathemes qu’on a lancés contre lui. Je conviendrai qu'il peut y avoir de la sévérité dans le jugement qu'on a porté de cet Hôtel, & de ceux dont il a été depuis le modèle ; mais je dirai aussi que les choses le plus sévérement jugées, ont toujours de quoi justifier le jugement le plus sévere ; & je croirai que ces maisons sont dangereuses à l'esprit & contraires à l'amitié. Ne cherchons point à montrer une fausse politesse, & osons convenir de ce qui est. Quelle est l'intention de celles qui se plaisent à y rassembler les Aristarques, & quels sont les motifs de ces Aristarques, en brigant l'honneur facile d’y être admis ? Quelque répugnance que l'on ait à dire des choses qui puissent choquer, on est pourtant obligé de reconnoître l'ouvrage de l'orgueil dans cette réunion de vues & d'objets, par les effets qui s’ensuivent. Je ne m'expliquerai point ici, parce qu'il faudrait que je me jettasse dans des répétitions. On a dit cent fois ce que je ne dis pas. La réputation faite à beaucoup de mauvais ouvrages, une cruelle conjuration, contre de très-bons ; des esprits médiocres élevés au sommet du Parnasse, de très-grands hommes attaqués avec fureur sur le trône de la gloire, & réduits à prouver leurs titres par la force ; tout cela est un préjugé sensible contre l'institution de ces sociétés ; & s'il est des esprits à qui il faille apprendre la conclusion qu'on en doit tirer, le nombre en est petit, & le reste de la nation en juge du premier coup d'œil. S'il est démontré que la vanité du rang, de la domination, de la réputation, du bruit, a fondé ces aréopages dangereux, il n'est plus nécessaire de prouver que l'amitié s'en interdit d'elle-même l'entrée. Elle n'habite qu'avec la sincérité, ou du moins elle fuit les lieux d'où elle sçait que la vérité & la justice sont bannies. J'oserai donc dire qu'une femme au milieu de vingt complaisans (ennemis souvent les uns des autres) qui parlent pour lui plaire, décident pour la flater, & quelquefois ne l’entourent & ne la trompent, que dans des vues moins innocentes, n’a point d'amis & n'en sçauroit avoir. Elle-même n'aime pas, pour peu qu’elle ait d’esprit, parce qu'elle n'estime point ; elle lit au fond des cœurs ; quoique séduite, elle n’est pas bien aveuglée ; elle voit les Prêtres de son Temple ne faire brûler l'encens devant elle que pour en recevoir le salaire le plus commun. Dans Athalie, Joad dit à Joas, en parlant des flateurs, ils ont des Rois égaré le plus sage. La même pensée s'offre à mon esprit, en considerant quelques femmes qu'on doit distinguer parmi celles dont je parle. Elles étoient faites pour l’amitié & pour la simplicité ; peut-être étoient-elles destinées à devenir Philosophes : l'écrit pouvoit les rendre heureuses ; leur jugement eût été droite & l'on eût admiré la nature & la réflexion dans leurs arrêts équitables. Leurs flateurs les ont égarées. Elles ont voulu faire du bruit, & elles y ont employés jusqu’à l’injustice ; elles n’ont point eu d’amis, & elles ne se sont plus soucié d’en avoir , elles ont perdu le défit de se multiplier dans des cœurs sensibles & innocens ; au lieu de devenir Philosophes comme elles y étoient destinées par la nature, elles ont perdu la tranquillité, elles se sont jettées dans l’intrigue, elles ont fait du mal ; elles ont senti la jalousie, le dépit, l’humiliation, & se sont quelquefois repanties d’avoir sacrifié à un faux éclat, cette liberté inestimable, cette indépendance précieuse, qui est le premier des biens, & qui en s'évanouissant, nous laisse le regret d'avoir trop estimé les enfans de notre perfide imagination. Je ne les plains point, puisqu'elles ne sentent pas leur malheur ; mais je me plains à elles de ne le vouloir pas sentir ; je me plains du plaisir quelles goûtent à désoler les lettres ; je leur demande pour quoi elles ne veulent pas permettre qu'un bon Ouvrage qui n'aura pas été déposé à leurs pieds, ait dans le monde la réputation qu'il doit avoir ; je leur reproche enfin de ne pas ressembler à Madame de Fleurieu, qui ne mit jamais que du sentiment dans ses liaisons, de la vérité dans ses discours, de la bonté dans ses démarches, & de la raison dans le choix de ses amis.

1(Lyon)