Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours IV.

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Discours IV.

Metatextualidad

Voici une Lettre à laquelle trop peu de gens feront peut-être attention.

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Carta/Carta al director

MONSIEUR, JE suis de très-mauvaise humeur, & ma lettre s'en ressentira ; je sçais que cela n'est pas bien; je vous en demande pardon d'avance : mais en vérité il y a des choses qu'on ne peut digérer & qui feroient déserter le monde si elles étoient sans remede. Heureusement votre Livre devenant le dépôt des ressentimens publics, peut servir à la correction de beaucoup d’esprits, qui ne sont déplaisans & à charge, que parce qu’on ne les a pas encore mis sur la voie de leurs défauts. On dit que les hommes sont incorrigibles ; cela n’est pas exactement vrai. Il y a une façon de les reprendre qui généralement est infaillible ; & cette façon, votre Livre est d'une merveilleuse invention pour nous la faciliter. Je suis convaincu que tout avis détourné doit produire son effet, si l’on ne parle pas absolument à de la matière. Je me souviens que j'avois de terribles défauts quand j'entrai dans le monde : une femme qui s'intéressoit à moi, voulant me corriger, & connoissant l'impertinence de l'amour propre, qui s’offense toujours de tous les avis directs, s'y prit de la façon que je viens de dire & réussit merveilleusement. Elle paya un bel esprit pour lui fabriquer une histoire dans laquelle je fusse peint au naturel, en observant toutefois d'inventer des circonstances qui empêchassent que je ne fusse aussi reconnoissable aux autres qu'à moi-même. On lut cette histoire dans une société où je venois le soir végéter avec ma maîtresse ; car un homme qui a beaucoup de défauts, végète & n'ai- me point. Je me reconnus, je soupçonnai la main de l'amour d'avoir fait ou ordonné ce portrait. Le cœur fut touché du procédé, l'amour propre n'y chercha, même que le motif qui étoit flatteur, & j'adorai celle qui avoit craint de perdre ma tendresse en voulant me rendre digne de la sienne. Je citerois ici trente exemples de la même ruse & du même succès. Molière corrigea certainement mille sots par les portraits ; & enfin, quand cela ne seroit pas, je dirois toujours que cela doit être, & j'en attribuerais toute la difficulté à la maladresse de ceux qui se mêlent ou se sont mêlés de corriger les hommes. Or, cela posé, je vais tâcher de m’essayer moi-même, & nous verrons si tout mon esprit consiste à faire de beaux projets. Avez-vous vu quelquefois, Monsieur, de ces gens qui entrent dans une maison, s’y établissent, & y démeurent jusqu’à ce que toutes les pendules aient sonné minuit, sans qu'aucune affaire, aucun intérêt, aucune politesse même aient du les y engager ? c'est à ces gens là que j'en veux aujourd'hui. En vérité je les trouve insupportables. Premièrement, leur air désœuvré me choque & me glace. Ils ne pensent point, ne sentent rien, & je veux qu'on sente & qu'on pense. Je m'imagine être avec un mort, quand je suis avec un homme qui n'est qu'un treizieme fauteuil dans un appartement. Secondement, ce fauteuil a des oreilles & des yeux, & je lui reproche ses sens, qui ne pouvant jamais être utiles à mon plaisir, peuvent cent fois par jour lui nuire & l'étouffer. Je suis auprès de ma maîtresse, par exemple, le fauteuil y est aussi ; je voudrois dire à ce que j'aime, combien un regard, un mot charmant vient de m'enflammer, & ce chien de fauteuil qui voit & écoute, fait expirer mon transport dans mes yeux, parce que je suis prudent. J'ai éprouvé ce que je vous dis là, Monsieur, je l'éprouve souvent, & je sors toujours furieux d'une maison où les bienséances font qu'on ne peut pas dire à un honnête homme, Monsieur, voudriez-vous me permettre de vous mettre à la porte. J'allai au bal il y a quelque tems. Un masque m'aborda & me demanda pourquoi je n’allois plus dans certaine maison : parce, que j’y ai été, lui répondis-je ; les gens dont je parle n'auront jamais une semblable réponse à faire. Au nom de Dieu, Monsieur, regardez-moi en pitié. Je suis réellement à plaindre. J'adore ma maîtresse, & tout en elle me porte à l'aimer ; mais je prévois pourtant que je la perdrai, si vous ne m'aidez à dissiper la conjuration dont je gémis. Je suis né incapable d'une certaine modération, & certainement il faudrait en avoir beaucoup pour supporter patiemment une tyrannie qui seroit odieuse à tout esprit même que l’amour n'auroit pas rendu libre.

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Carta/Carta al director

Réponse Je vous plains, Monsieur, & je conçois très-bien qu'il est difficile que vous ne parliez pas de votre tourment avec une certaine vivacité, mais je suis assez charitable pour vous dire que vous vous livrez trop à la cause qui le produit. Il faut que vous vous persuadiez que notre bonheur dépend toujours un peu de notre modération, & que notre modération est un bonheur directement émané de nos réflexions & de nos comparaisons. Vous êtes-vous jamais imaginé que l’on pouvoit être sans chagrin dans le monde ? les objets semblent destinés à y former une chaîne de désagremens & de douleurs. On pourroit demander où finit-elle ? je n'ai encore vû personne qui n’y eût beaucoup à souffrir ; mais j’ai vû quelquefois' des gens qui n'y souffroient beaucoup que parce qu'ils réfléchissoient peu. Vous êtes dans ce cas, & je vais vous le prouver. Je conviens avec, vous que les gens contre lesquels vous vous emportez dans votre lettre, méritent un peu le courroux qu’ils vous inspirent. Leur sorte de tenacité est presque insupportable, & vous en avez donné toutes les preuves que j’en pourrois apporter moi-même, en disant qu’ils ne sentent point & qu’ils ne pensent pas. Mais donnez-vous la peine de faire des comparaisons, & vous découvrirez aisément de plus grands maux, qui vous seroient bien plus gémir si vous les éprouviez. Je suppose qu’au lieu de ce fauteuil qui regarde & écoute, vous eussiez à redouter les regards pénétrans d’un jaloux, ne seriez-vous pas cent fois plus malheureux ? & je suppose encore que ce jaloux eût des droits dans la maison, qu’il fût le mari de votre maîtresse, ou qu'il eût été préféré avant vous : n'auriez-vous pas mille douleurs que votre situation, toute triste qu'elle est, vous laisse ignorer ! c'est par ces suppositions que vous devez vous consoler ; & si vous trouvez de la difficulté à y réussir, je vous dirai que vous ne connoissez pas l'horreur qu'inspire la jalousie, les tourmens & tous les sentimens affreux qu'elle traîne après elle. Un fâcheux impatiente, mais un jaloux désole : on le hait, on le méprise, on l'abhorre; & tous ces sentimens sont plus horribles à éprouver que l'ennui & l’impatience. Il est encore de plus grands maux que d'autres amans, aussi tendres & aussi prompts que vous, éprouvent tous les jours. Le fâcheux dont vous vous plaignez, ne devine pas qu'il vous obsede ; mais il est des méchans qui suivent les amans à la piste, & sont charmés de les obséder. Si c'étoit à quelque esprit de cette trempe, que vous eussiez affaire, ne seriez-vous pas plus à plaindre ?. . . . Il est des gens cruels pour qui le bonheur des autres est un supplice, qui n'ont jamais surpris le secret d'une intelligence, sans chercher à en altérer les charmes par d'odieux rapports & qui s'enivrant des larmes qu'ils font couler, ne craignent pas d'y employer les moyens les plus violens. Si le Ciel avoit placé un de ces monstres auprès de votre maîtresse, à pour vous désoler, au lieu de l’objet simplement incommode que vous avez tant de peine à y souffrir, combien ne gémiriez-vous pas davantage ! vous n'avez point tout cela à endurer, vous en êtes quitte pour un peu d'ennui; vous n'avez point à nourrir la haine, à combattre la vengeance, sentimens qu'inspirent toujours les êtres monstrueux que je viens de vous présenter, & qu'on ne doit point éprouver avec des gens qui ne sont qu’importuns. Regardez-vous comme infiniment moins malheureux, qu’un million d’amans que la jalousie & la méchanceté font gémir sur la terre, & vous retrancherez de votre lettre tout ce qui peint une situation horrible, car le vôtre ne l’est pas.

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Carta/Carta al director

Monsieur le Spectateur, Un bon caractere à peindre, c’est un homme plein de foiblesse & d’avarice, qui s’imagine toujours que les politesses qu’on lui fait sont intéressées, qui craint toujours qu’on ne le séduise, & qui donne de peur de donner.

Relato general

J’étois il y a quelques jours chez un de ces originaux. Son neveu entra & aborda avec un empressement plein de respect. Bon jour, mon oncle, comment vous portez-vous ? fort bien, Monsieur, fort bien, que venez-vous faire ici ? je viens rendre ce que je dois au meilleur des oncles. Le meilleur des oncles est occupé & vous dispense de vos visites. Je ne croirai jamais qu’elles ne vous soient pas agréables, mon oncle ; je me reprocherois de juger de votre cœur par une vivacité. Mon cœur, mon cœur, il n’est pas question de mes sentimens dans tout ceci ; je vous dis que je suis occupé & cela finit là. Je reviendrai donc, mon oncle, je prendrai un moment plus favorable ; je pars satisfait, cependant, de vous avoir vû le meilleur visage du monde. Ah, vous aimeriez mieux avoir vû le fond de ma bourse ! Eh bien, de quoi s’agit-il ! c’est un habit pour la saison ? j’entens cela à merveille : eh bien, que faut-il pour cela ! est-ce dix louis ? tenez, en voilà douze, & partez. L’effet fut aussi prompt que la parole ; la même brusquerie conduisoit le bras & la langue. Le neveu sauta sur l’argent, & crut devoir se sauver au plus vite après l’avoir reçu, pour rassurer un homme qui étoit encore tout tremblant après avoir donné.
J'ai été témoin de cette scene comique, Monsieur ; j'ai admiré un contraste qui a servi à me faire connoître un cœur qui vaut encore mieux, malgré ses défauts, que la plupart des cœurs que la générosité peint si faussement dans le monde. Je n'ai trouvé dans cet homme que des imperfections qui partent de la nature, au lieu que dans la plus grande partie de ces hommes que l’on vante comme des prodiges de bonté, j'ai presque toujours trouvé, en les examinant un art méprisable qui veut assujettir l'estime des crédules mortels. Si ces sortes de portraits, Monsieur, peuvent vous amuser, & remplir utilement une place dans votre Livre estimable, je prendrai de tems en tems la liberté de vous en adresser de nouveaux. Il s’en présente même un à mon esprit en ce moment ; de peur qu'il ne s'efface de m'a mémoire, je vais vous le tracer avant que de finir. Je connois un autre avare qui ne craint rien tant que de faire de nouvelles connoissances, & de les recevoir chez lui ; mais en qui l'avarice se cache sous l'air de la cordialité. C’est un homme d’un état ordinaire, & dont les mœurs parfaitement ressemblantes à celles de nos yeux, entrent dans toutes les politesses qu'il fait ou qu'il paroît faire. Il a une gouvernante qui a tout l’ascendant possible sur lui, & qui conséquemment doit être née avec bien de la finesse & de la constance pour avoir sçu s’assurer le plus difficile empire du monde ; car un avare qui ne sent point, qui se défie de tout, qui est dur, & qui jouit d’une liberté d’actions & de pensées, dont une ame cruelle est toujours idolâtre, n’est pas né pour être séduit & pour dépendre. Catherine l’a subjugué en flatant sa passion ; elle a eu l'esprit de feindre encore plus d'avarice qu'il n'en a, & il la regarde comme son ange tutelaire. Ils s'entendent à merveille pour les petites tricheries d'avare. J'ai eu quelquefois le plaisir de voir leur manège, & il n'y a certainement rien de si comique. Malheureusement ces choses-là perdent à être écrites, & vous n'en pourrez jouir qu'imparfaitement, malgré ma bonne volonté. Quelqu'un vient chez Harpagon. Il le reçoit avec une politesse étonnante. Catherine est là, car ils n'ont généralement que le même feu, ou le même air. Après les premiers complimens, il propose de se rafraîchir ; on répond qu'un verre de vin n'est pas de refus. Catherine allez-nous chercher du vin. Catherine ne bouge pas, & la conversation continue. On se jette dans les nouvelles. On dit ce qu’on veut, on parle beaucoup, & l’on ne raisonne pas. Cependant le gosier s’échauffe, & il faut se rafraîchir. Catherine, allez-nous chercher du vin, Monsieur boira bien un coup, il a assez bien parlé pour cela. Catherine se leva, mais ne sort pas. On revient aux choses que l'on a déjà dites. L'esprit s'anime, une bonne réflexion qui échappe est applaudie avec enthousiasme. Le plaisir, le sentiment commencent à se former. On se parle avec plus d'action, l'intérêt se fait sentir vivement, & la chaleur du gosier fait tourner les idées sur cette bouteille qui ne vient point. Harpagon demande une troisieme fois à boire ; mais pour le coup la politesse est sincere. Catherine, rinsez-nous des verres, allez-nous chercher du vin, je vous en demande depuis une heure, faut-il répéter ces choses là ? Catherine sort, descend à la cave, apporte la plus petite bouteille, & les plus petits verres; & mes nouvellistes boivent à petits traits le nectar tant attendu, qu’une Hébé refrognée leur verse lentement. J’ai l’honneur d’être, &c.
Ces caracteres singulieres font plaisir à voir, & je pense que le public me sçaura gré de lui en offrir de tems en tems. Je parviendrai insensiblement à former une sorte de galerie, où l’on aimera à promener ses regards. Il est d’autres caracteres, non moins singuliers, mais qui font horreur. Il faut qu’on les connoisse. Je fais un Livre pour les mœurs, pour les jeunes qui entrent dans le monde avec tant d’ignorance & tant de sécurité ; il faut tout dire à qui doit tout sçavoir.

Metatextualidad

Voici une Lettre qui leur apprendra à connoître quelques femmes trop capables de les désoler un jour.

Nivel 3

Carta/Carta al director

« Je voulois vous sauver le désagrément d’un aveu qui, quels que soient vos principes, si vous en avez, doit nécessairement vous humilier ; mais vos étourderies & vos méchans propos me donnent le courage d’exercer toute ma sincérité, & je mériterois le mépris du monde entier, si je vous laissois abuser plus long-tems de celui que vous m'inspirez vous même. Eh quoi, Madame, déjà vous vous fâchez ! Attendez pour vous emporter, que je vous aie appris tous les torts que vous avez avec moi ; vous pourrez à ce prix manquer sans scrupule aux égards que toute femme doit à un homme qu'elle a aimé, & qui comme moi a bien voulu se sacrifier à une fantaisie de tout tems fatale & inspirée malgré lui. Je vous entends & je vous vois furieuse. Vous ne pouvez digérer la honte de n'avoir jamais été aimée ! Effectivement cela fait une aventure désespérante, & à votre place je ne m’en consolerois pas. Oui, Madame, je ne vous ai jamais aimée ; oui, jamais : j’aurois mieux fait de vous le dire il y a quinze jours, que de me contenter de vous l'apprendre par les marques de la plus humiliante indifférence ; mais j'étois encore humain, & il m'étoit permis de l'être. Vous chercherez peut-être à approfondit le mystere d'une indifférence dont vos transports, du moins, sembloient devoir me garantir ? vous aurez tort : vous trouveriez peut-être que ce sont ces transports même qui ont dû me rebuter. Ecoutez cette maxime & gravez-la sur vos tablettes. Il est toujours dangereux de chercher à se connoître quand on n'a pas sçu se faire aimer, à moins qu'on ne soit bien sûre de ne pouvoir jamais rougir. . . . . . Malgré la contrainte où me jettoient les sacrifices que je voulois bien vous faire je n’aurois pourtant jamais rompu indécemment avec vous, si je n'avois été forcé de rompre précisément de cette manière, pour prouver que je n’avois jamais consenti à mon avilissement, que par un excès de bonté. C’est vous qui avez conduit ma plume & mes pas dans le parti que j'ai pris ; c'est votre indignité qui a tout fait. Vous me donniez tous les jours de nouvelles raisons de vous abandonner ; tous les jours j'apprenois de misérables propos que vous faisiez sur mon compte ; que vous païez les valets de certaines femmes pour les engager à répandre sur moi des bruits deshonorans, afin qu'elles me refusassent des sentimens qui m'auroient probablement éclairé sur vos défauts : quels outrages ne me faisiez-vous pas dans ces conversations clandestines avec Mademoiselle de ** ! & tout cela sans amour, sans motif excusable, ou simplement naturel, & uniquement pour faire dire que vous étiez une femme singuliere. Je sçavois tout, Madame ; je sentois tout & je vous laissois faire, parce que je ne voulois pas diminuer le plaisir que je me promettois à vous punir ; mais vous avez si parfaitement abusé de ma dissimulation, que je me suis vu contraint à la faire cesser. Vos nouvelles liaisons avec le Marquis m'en ont fourni le moyen ; je vous ai traitée durement pour me faire quitter : ce n'est pas comme vous avez eu la vanité de le croire, que je fusse jaloux : quand même mon indifférence pour vous m'auroit permis de l'être, de la façon dont je sçais que vous pensez tous deux, je n'aurois jamais regardé votre infidélité que comme une fantaisie, & je sçais les pardonner, comme je veux qu'on me les pardonne ; mais j'avois besoin d'outrer mes sentimens, de m'en prêter & d'en feindre, & je profitai de l'occasion que vous faisiez la sotise de m'offrir. Je ne doute point, comme vous dites, que vous ne m'aïez regretté, mais votre douleur n'est en vous qu'une sotise de plus ; elle est une preuve que vous avez autant de caprices que de défauts, & qu'on ne pourra jamais vous croire aussi étourdie & aussi inconséquente que vous l’êtes en effet. J'ai l'honneur d'être, &c. »

Metatextualidad

Cette lettre a été réellement écrite; c'est une femme de qualité qui l'a reçue, & qui a été obligée d'en dévorer en secret les impertinences, pour ne pas faire rire de la sienne, que l'on connoît, & qui est si forte qu'elle ne doit plus blesser personne. Je n'applaudis point au ton de la lettre; je sçais que l'on doit des égards au rang ; mais je sçais aussi qu'on fait oublier sa naissance quand on ne s'en souvient pas.