Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours III.
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Nivel 1
Discours III.
Nivel 2
Deux hommes
étoient amis, & s’étoient donné mille
marques du retour le plus mutuel. Les gens
qui ne connoissoient point la trempe de
l’esprit humain, étoient persuadés que cette
amitié seroit éternelle. Florimond fait des
vers, & malheureusement aime le petit
honneur qui peut en revenir. Ariste n’aime
pas les vers, & consentiroit plutôt à
mourir que donner des louanges à ceux qui ne
sont pas bons. Florimond en fit ces jours
passés, & sa verve étoit dans un de ces
momens d’impuissance & de caprice, où
étoit celle des deux Corneilles lorsqu’ils
s’empruntoient mutuellement, l’un des pensées, l’autre des rimes. Il
les soumit, sans se nommer, au jugement
d’Ariste, & Ariste les jugea tout aussi
mauvais qu’ils étoient. Florimond depuis ce
jour est peut-être l’ennemi le plus
implacable que pût jamais avoir Ariste.
Voilà l’esprit humain.
Metatextualidad
Cette aventure qui ne demande
aucunes réflexions, me fait souvenir de
celle qui arriva au Maréchal de
Grammont, & qu’on lit dans le
Supplément aux Lettres de Madame de
Sévigné, qui parut il y a trois ans.
Laissons la s’exprimer elle-même, il
n’appartient qu’à elle de raconter.
Nivel 3
Relato general
« Il faut
que je vous conte une petite
Historiette, qui est très-vraie &
qui vous divertira. Le Roi se mêle
depuis peu de faire des vers ; Messieurs
de Saint-Agnan & Dangeau lui
apprennent comment il faut s’y prendre.
Il fit l’autre jour un petit madrigal
que lui-même ne trouva pas trop joli. Un
matin il dit au [Maréchal de
Grammont#U::Maréchal de Grammont] : Monsieur le Maréchal,
lisez, je vous prie, ce petit Madrigal,
& voyez si vous en avez jamais vu un
si impertinent ; parce qu'on sçait que
depuis peu j'aime les vers, on m'en
apporte de toutes les façons. Le
Maréchal après avoir lû, dit au Roi
Sire, votre Majesté juge divinement bien
de toutes choses : il est vrai que voilà
le plus sot & le plus ridicule
Madrigal que j'aie jamais lû. Le Roi se
mit à rire & lui dit : n'est-il pas
vrai que celui qui l'a fait est bien
fat ! Sire, il n'y a pas moyen de lui
donner un autre nom. Eh bien, dit le
Roi, je suis ravi que vous m’en ayez
parlé si bonnement, c’est moi qui l'ai
fait. Ah ! Sire, quelle trahison ! que
votre Majesté me le rende, je l’ai lû
brusquement. Non, Monsieur le Maréchal :
les premiers sentimens sont toujours les
meilleurs. Le Roi a fort ri de cette
folie, & tout le monde trouve que
voilà la plus cruelle petite
chose que l’on puisse faire à un vieux
courtisan. »
Relato general
Ce vieux
courtisan ne soutint point en cela la
gloire des Grammonts, fondée par le
très-célèbre héros de Saint-Evremond. Le
Comte de Grammont dont je veux ici
parler, se seroit tiré autrement de
cette aventure, & auroit dit au Roi,
c'est vous qui ayez tort puisque vous me
tendiez un piege. Il poussoit
quelquefois la sincérité plus loin. On
sçait qu’un jour entrant chez le même
Monarque qui jouoit ; & étant
interrogé par lui, sur un coup qu’aucun
des courtisans n’osoit décider, il
débuta par lui dire que c’étoit lui qui
avoit tort, avant qu’on lui eût rien
expliqué. Comment j’ai tort, lui dit le
Roi ; vous ne sçavez encore rien du coup
sur lequel je vous interroge ! j’en
sçais autant que j’en puis sçavoir, lui
dit le Comte ; puisque ces Messieurs
balancent, vous avez tort.