Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours Premier
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Ebene 1
Discours Premier.
Zitat/Motto
Pourquoi chercher si loin la gloire ?
Le plaisir est si près de nous.
Ebene 2
JE crois avoir déjà cité ces deux vers
dans mon Spectateur; mais ils viennent ici si à propos, que
j'ose me permettre de les citer encore. Oui le desir de la
gloire nous tourmente trop & nous emporte trop loin. Je l'ai
long-tems examinée, dans l'intention d'excuser tant de gens qui
lui sacrifient le repos, le bonheur, & souvent jusqu'à la
probité ; j'ai toujours été très-mécontent des idées
qu'elle m’a laissé prendre d’elle, & je ne sçais plus de
quel côté la considérer, pour trouver une raison de pardonner
aux hommes l’aveugle amour qu’ils ont pour elle. On, dira tout
ce qu'on voudra sur cette chimere imposante : je sçais tout ce
que l’on peut dire ; si j’avois à faire un discours public sur
son éclat éblouissant ; si j’étois capable de sacrifier ma
pensée, mes lumieres, le cri de ma conscience au très-illicite
talent de flatter l’oreille des hommes au dépens de la vérité,
je m'acquitterois de cet emploi avec fort peu de peine peut-être
avec beaucoup de succès; mais j'ai pris des engagemens qui' ne
me permettent plus de préférer quoique ce soit à l'utile &
au vrai, & c'est en renonçant à la gloire que j'apprens à la
mépriser. Ecrire ce qu'on ne pense pas, c'est faire un
mensonge ; l'écrire avec esprit dans le dessein de se faire un
nom, c'est tendre un piége, & se proposer la
gloire pour prix de l’imposture. J'abandonne l'honneur de ce
talent facile à ceux que le plaisir de faire du bruit peut
sauver du remords de faire du mal ; & me renfermant dans mes
devoirs, me contentant de mon estime après les avoir remplis, je
vais dire ce que je pense de la gloire, & ce que j’ai vu de
ceux qui se sont enivrés de ses vapeurs enchanteresses. L'amour
de la gloire est l'inquiétude la plus cruelle, la soif la plus
dévorante, la maladie la plus dangereuse, & la plus longue
que l’homme peut jamais éprouver. Les mouvemens & les accès
qu’elle cause, sont une sorte de rage meurtriere ; Saül dans ses
fureurs étoit moins cruel & moins redoutable qu’un
ambitieux. Dans quelque état que l’on suppose celui que cette
soif dévore, c’est le bien connoître que de se le présenter
toujours prêt à s’abreuver de sang ; tout ce qui l’environne se
plaint de son inhumanité & gémit autour de
lui. . . . . Mais cette soif peut du moins s'étancher;
l'ambitieux peut être une fois content, & jouir enfin du
fruit de ses travaux immenses, . . . . non, la gloire le
trompent de loin ; elle devoit l'attirer sans cesse &
s'éloigner toujours. Cependant quelques génies plus hardis, plus
séconds & plus heureux, ont sçu l’arrêter dans sa fuite,
& lui arracher ses faveurs ; mais, amante perfide, voyons
les maux qu’elle a sçu joindre aux dons qu’elle leur a faits. La
jalousie les a reçus dans ses bras en sortant de ceux de la
gloire : elle a soufflé dans leur cœur ses flammes
empoisonnées ; ils n’ont plus vu leurs rivaux qu'avec fureur,
& les faveurs qu’ils avoient reçues ont perdu tout leur prix
à leurs yeux. Heureux du moins si leur courroux, si leur mépris
éteignoit tout leur amour pour la perfide ; ils n'auroient, du
moins qu'à regretter d'avoir acheté un peu cher les avantages
d'un repentir utile; mais ils ne l'estiment plus
& ils l'aiment encore; que dis-je, ils l’aimoient inhumaine,
ils l'adorent parjure : voilà la gloire, voilà le sort de ceux
qu'elle a séduits. N'en disons pas davantage : on peut se
dispenser de s'étendre beaucoup sur un sujet qui fournit des
réflexions naturelles à tous les esprits.