Sugestão de citação: Jean-François de Bastide (Ed.): "Discours XX.", em: Le Nouveau Spectateur (Bastide), Vol.4\020 (1759), S. 399-429, etidado em: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): Os "Spectators" no contexto internacional. Edição Digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2122 [consultado em: ].
Nível 1►
Discours XX.
Nível 2► Autorretrato► Un Spectateur est un homme qui examine ce qui se fait, & rapporte ce qui arrive. Pourvu qu’il ait bien saisi le jeu des passions, il a fait sa charge ; & si on vouloit lui reprocher de ne s’être pas toujours proposé la morale ou la philosophie pour but de ses discours, il pourroit répondre à ses juges, qu’ils n’ont pas bien saisi l’objet qu’il se proposa en commençant son Ouvrage. ◀Autorretrato
Metatextualidade► L’histoire qu’on va lire, est un de ces événemens qui ne sont interessans, que parce qu’ils sont vrais ; mais parce [400] qu’elle est vraie, elle a dû trouver place dans un livre dont le but est de conserver à jamais la mémoire des actions des hommes dans un siecle où les passions se ressentirent toutes des révolutions heureuses & malheureuses, arrivées dans l’esprit humain.
Elle m’a été confiée par un homme souverainement estimé & à jamais célebre ; il m’en a garanti la vérité ; & sa parole, toujours fidelle, est la caution que j’en donne : la Religieuse qui l’a écrite est morte il y a plusieurs années, le manuscrit s’est trouvé dans ses papiers ; & c’est par la volonté de la Supérieure de la Maison, que mon Correspondant en est devenu le propriétaire & le maître ; mais nous ne savons pas, malgré nos recherches, si la Religieuse séduite par l’amitié, n’avoit pas permis pendant sa vie, qui fut longue, que l’on prît copie du manuscrit, & si cette copie n’a pas passé depuis à l’impression : nous n’assurons [401] rien à cet égard, mais nous osons assurer que ce que nous pouvons craindre n’est gueres vraisemblable, parce qu’après nous être informés de la plûpart des gens de lettres, des gens du monde qui lisent, & des Libraires ou Imprimeurs, nous n’avons trouvé nulle part aucun indice du fondement de nos craintes. ◀Metatextualidade
[402] Nível 3► Histoire d’une religieuse,
Ecrite par elle-même.
Narração geral► Retrato alheio► Je suis née en Andalousie, ma famille y tenoit un rang considérable, & jouissoit de distinctions particulieres que lui avoient méritées le courage & la fidélité qu’elle avoit montrés dans les révoltes des Maures.
Mon pere & ma mere s’aimoient tendrement, & leur bonheur auroit été sans égal, s’il n’eût pas été traversé par le regret de voir passer dans des mains étrangeres l’héritage de leurs ancêtres. Ils n’avoient point d’enfans, & ma mere avoit coutume de dire qu’elle auroit volontiers consenti de donner à son mari, aux dépens de sa vie même, [403] un héritier de ses biens, & un gage de sa tendresse. ◀Retrato alheio
Enfin, elle devint enceinte : je fus le fruit tardif de leur amour ; mais la joie que causa ma naissance fut bien-tôt troublée par une maladie violente de ma mere ; ses couches ne furent point heureuses, il sembla que le ciel n’avoit voulu exaucer ses vœux qu’à la condition qu’elle y avoit mise elle-même. En effet tout l’art des Médecins & les soins de mon pere n’aboutirent qu’à lui faire traîner pendant quelque-temps une vie languissante.
Elle vit approcher le dernier moment avec beaucoup de fermeté, & même avec une sorte de joie ; mais la douleur que mon pere en conçut fut si grande, qu’elle prit sur son tempérament ; ma vue l’augmentoit encore. Je croissois, & la ressemblance que j’avois avec ma mere étoit si frappante, que mon pere ne pouvoit me regarder sans verser des larmes. Il se rappelloit [404] sans cesse le souhait de ma mere, & se reprochoit, pour ainsi dire, la tendresse qu’elle avoit eue pour lui. Bien-tôt il succomba à son chagrin, & sentant ses forces s’épuiser, il me fit venir un jour auprès de son lit : son visage étoit serein, & son ame paroissoit plus tranquille qu’à l’ordinaire. Je n’avois alors que sept ans ; mais cet événement m’est toujours demeuré présent.
« Isidore, me dit-il, en serrant mes foibles mains dans les siennes, vous êtes la cause innocente de la mort de votre mere, & cette mort cause la mienne. Souvenez-vous de la tendresse que nous avons toujours eue l’un pour l’autre : chérissez-en la mémoire, & quand vous serez en âge, fuyez tout engagement ; on n’en peut former aucun que la mort ne puisse détruire. » Il s’attendrit à ces morts, on m’arracha de ses bras : quelques jours après il mourut. [405]
Mon pere mort, je fus remise entre les mains d’une tante qui fut chargée du soin de mon éducation & de mon établissement. Dona Elvire, c’est le nom de ma tante, n’avoit point d’enfants d’un mariage fort avantageux qu’elle avoit contracté avec un Gentil-homme fort riche, qui en mourant l’avoit laissé maîtresse de gros biens. L’opulence où elle se trouvoit, & qu’elle comptoit ajouter à ma fortune, lui sembloit un motif plus que suffisant pour disposer de ma personne à sa fantaisie, & pour faire de moi, comme elle le prétendoit, une fille accomplie.
Dona Elvire avoit été jolie autrefois, mais il ne lui en restoit plus que les mines & les grimaces ; elle s’exprimoit assez facilement sur toutes sortes de matieres, ce qui faisoit croire aux sots, & à elle-même la premiere, qu’elle les entendoit ; son humeur n’étoit naturellement ni difficile ni méchante ; [406] mais elle avoit cru devoir la gâter par étude, regardant comme indispensable à une jolie femme d’avoir du caprice & des travers. Il n’eût tenu qu’à elle d’éviter les ridicules qu’elle se donnoit, si elle eût voulu se passer des graces qu’elle n’avoit point ; mais elle aimoit mieux parler sans penser, raisonner sans réfléchir, & minauder sans plaire.
Du caractere dont étoit Dona Elvire, on peut juger de l’éducation qu’elle me donna. Les maîtres les plus à la mode, & surtout les plus chers furent employés en même-temps autour de moi, & en si grand nombre, que les heures de la journée suffisoient à peine pour les différens exercices auxquels ils m’occupoient.
On m’apprit à chanter avant que je sçusse lire, à danser que je marchois à peine, & à parler les langues étrangeres que je bégayois encore la mienne ; ma tante d’ordinaire présidoit à [407] mes leçons, & ce n’étoit pas une petite affaire pour elle d’avoir en même-temps à redresser les défauts naturels à mon âge, & à endoctriner les maîtres eux-mêmes sur leur Art, qu’elle prétendoit sçavoir infiniment mieux qu’eux. Elle avoit banni de la danse ces mouvemens simples & agréables qui donnent au corps de la noblesse & de l’élégance ; & du chant, cette expression naturelle & touchante, en quoi consiste le principal empire de la voix sur nos sens. Elle auroit voulu que tous les pas que je formois eussent été des entrechats, & tous les sons de grands éclats & des roulemens.
A onze ans je passois déjà pour un prodige, & sans doute que j’en aurois crû quelque chose moi-même, & que j’aurois achevé de me gâter, si mon étoile ne m’eût fait trouver l’antidote qui m’étoit nécessaire.
D. Elvire avoit retiré chez elle une de ses parentes un peu peu <sic> plus âgée [408] que moi, qui n’avoit d’autre fortune que sa naissance & sa beauté ; l’ostentation avoit eu plus de part à ce choix, que la charité : l’une se montre souvent aux dépens de l’autre. L’infortunée Pulcherie, (c’étoit son nom) étoit donc destinée à être éternellement la complaisante de Madame, à endurer les hauteurs de sa bienfaitrice, & à porter le poids de la protection dont elle daignoit l’honorer.
C’est à cette charmante fille que je dois tout ce que je suis, si je suis quelque chose : au moins lui dois-je d’être exempte de bien des ridicules & des défauts, & c’est lui devoir plus que je n’ai pu lui rendre par le sacrifice de ma fortune.
Pulcherie ne devoit son éducation qu’à elle-même. Des talens naturels, cultivés avec d’autant plus de soin, qu’elle prévoyoit qu’ils devoient faire un jour toute sa ressource ; un fond de raison & de droiture, que la flatterie [409] & les préjugés n’avoient point obscurci ; des circonstances utiles puisées dans des livres que la frivolité n’avoit point écrits ; une égalité d’humeur à laquelle la nécessité de plaire & de se contraindre l’avoir accoutumée de bonne heure : telle étoit Pulcherie au dehors & pour ceux qui n’en connoissoient que l’exterieur ; mais qu’elle gagnoit encore aux yeux de ceux qui pouvoient lire plus avant ! quelles ressources de tendresse & de fermeté dans son cœur ! quelle trésor de candeur, de vérité & de vertu dans son ame !
Vertu, unique lien des cœurs, c’est vous qui m’unîtes pour toujours à l’aimable Pulcherie ! quelles douceurs je goûtois dans ses entretiens ! quelle consolation je trouvois jusque dans ses reproches !
Plus je connoissois Pulcherie, plus je trouvois de vuide dans moi-même & dans ces prétendues instructions que l’on faisoit sonner si haut, & dont [410] j’avois conçu auparavant une si haute idée. Je m’apperçus qu’on ne s’étoit attaché qu’à l’écorce de ce qu’on appelloit mon éducation ; nuls principes, nuls détails, nul esprit d’ordre & d’œconomie, comme si je n’eusse dû toute ma vie faire usage que de mon gozier pour redonner un air, de mes jambes pour découper un pas de menuet ; & que je n’eusse pas eû, comme ceux d’un autre sexe, une raison à éclairer, un esprit à orner, & un caractere à conduire.
La franche ignorance, me disoit quelquefois Pulcherie, m’est-elle pas préférable à une science qui nous aveugle ? puisqu’au moins celle-ci amene ordinairement avec elle la docilité qui peut nous adresser au lieu que l’autre entraîne nécessairement la présomption qui nous égare.
Cependant j’étois parvenue à ma quinzieme année, on jugea à propos de me mettre en Couvent ; j’obtins que [411] Pulcherie m’y accompagneroit. Ce séjour fut pour moi une fort belle école du monde.
L’oisiveté surtout & la tracasserie y avoient fixé leur azile : c’étoit une de ces riches Abbayes dont les Religieuses sont traitées de Dames, & de conservent dans le Cloître tout l’ostentation du siecle. J’y trouvai quelques-unes de ces filles respectables qui ont immolé à l’époux leur cœur & leur volonté ; mais le plus grand nombre, sans contredit, étoit de ces Vierges folles qui ont gardé toutes leurs passions.
Comme je n’étois que spectatrice de ces menées, j’en faisois mon instruction & quelquefois mon divertissement ; j’en sortis au bout de quelque tems très-au-fait de leurs divisions, & médiocrement édifiée de leurs vertus.
C’étoit-là le moment que D. Elvire attendoit pour jouir de son triomphe, c’étoit ainsi qu’elle appelloit le tems de mon mariage, qu’elle se promettoit de [412] conclure au plûtôt. Le bruit de mon arrivée avoit déjà dit voler autour de moi cet essain de jeunes désœuvrés qui viennent étaler leur prétendu mérite aux yeux de toutes les femmes qui se trouvent sur leur passage.
Une jeune héritiere qui débute dans le monde, joue un personnage difficile. Sur ce théatre où les premiers ridicules sont irréparables, tous les yeux sont fixés sur elle. Les hommes lui veulent trouver des perfections, & les femmes des défauts, à proportion de sa dot.
J’eus le bonheur de me tirer passablement de cette épreuve rigoureuse & d’avoir un début heureux. Bientôt je ne vis plus, dans tout ce qui m’environnoit, que des amans & des rivales ; tout cela me touchoit peu. Pulcherie, mes livres & mes petites occupations, me dédommageoient amplement de la jalousie des unes & de la fadeur des autres. Le tems étoit prêt [413] d’arriver, où tout alloit changer de face pour moi, & où j’allois me voir réduite à trouver du vuide jusques dans l’amitié.
Parmi cette foule de jeunes gens que ma tante avoit crû devoir attirer chez elle, il y en avoit un que j’avois distingué des autres, sans trop m’en appercevoir, & sans prévoir ce que deviendroit cette préférence.
Dom Antonio étoit d’une naissance illustre ; son courage & ses talens avoient paru avec distinction à la guerre. Il avoit plus de sagesse & de raison que n’en ont d’ordinaire les jeunes gens de son âge & de la profession ; mais toutes ces belles qualités étoient éclipsées par une timidité qui ne venoit que de modestie. L’étourderie & la fatuité de ses rivaux étoient au point qu’ils ne lui faisoient pas l’honneur de le redouter.
C’étoit précisément ce qui m’avoit attachée à lui, car de quelle façon [414] l’amour ne se glisse-t’il pas dans un cœur ? il vient de tout, il vient de rien : le hazard souvent le fait naître, & trop souvent aussi le hazard le détruit ; je crois cependant que le hazard n’eut point de part au penchant que je sentis naître pour D. Antonio, non plus que le médiocre plaisir de contrarier des rivaux qui me sembloient trop pleins de bonne opinion : tout cela n’étoit que le prétexte dont je me servis d’abord pour me déguiser à moi-même cette simpathie invicible qui m’entraînoit malgré moi.
Quand j’étois lasse de figurer dans la brillante cohue des agréables & des petites maîtresses, je retombois tout naturellement à D. Antonio & à Pulcherie ; il étoit de nos promenades particulieres & de nos entretiens secrets ; que de charmes j’y trouvois ! c’étoit une satisfaction inconnue pour moi jusqu’alors & que toute la tendresse de Pulcherie n’avoit pû m’inspirer, & [415] elle étoit d’autant plus complette qu’elle étoit fondée sur l’innocence & la sécurité. D. Elvire n’en prenoit point d’ombrage, la probité & la discrétion de D. Antonio lui étoient connues, & la médiocrité de sa fortune ne lui laissoit pas soupçonner seulement qu’il pût avoir des pércécutions.
Cette femme ambitieuse s’étoit mise dans la tête de se donner un reclus personnel, par l’alliance brillante que mon bien & le sien joints ensemble, la mettroient en état de contracter avec les familles les plus puissantes du pays, car c’est une autre prérogative attachée à la qualité d’héritiere, que son établissement ne doit jamais dépendre de son choix : plus malheureuse en cela qu’une simple Bergere, elle doit se regarder comme une marchandise où chacun peut mettre l’enchere. Il y a des arrangemens de maison ausquels il est nécessaire qu’elle soit sacrifiée : elle appartient à sa famille, à ses amis, [416] au public, et elle en est communément la victime ; aussi ne me faisoit-on guere l’honneur de me consulter.
De tous ceux qui se mirent sur les rangs, le plus considérable étoit Dom Pedre de Cinnéga ; son pere étoit Gouverneur de la Province, possédoit à la Cour des Charges considérables, & y jouissoit de la plus grande faveur. Mon bien devoit être employé à acquérir des possessions immenses dans les Indes : cette affaire avoit paru de si grande conséquence au pere, qu’il n’avoit pas cru indigne de son âge & de la hauteur Castillane, de se transporter lui-même au fond d’une Province pour la traiter en personne. Elle flattoit trop ma tante, pour qu’elle n’y donnât pas toutes les facilités qui dépendoient d’elle. La docilité que j’avois toujours témoignée à ses volontés lui répondoit de mon consentement : ce fut donc une chose conclue, & seulement pour la forme D. Pedre voulut [417] bien consentir à m’adresser quelques-uns de ces propos vagues que l’on répete par habitude, & qui ne signifient que ce que l’on veut ; mais en récompense il eut soin de faire parler pour lui les airs & la suffisance d’un homme accoutumé aux grandes manieres, & sur-tout la magnificence de son train & la superfluité de ses bijoux.
Quelques chagrins que me dussent causer les poursuites de D. Pedre & la conduite de ma tante, j’avoue cependant que je n’étois pas fâchée de voir les choses s’avancer jusqu’à un certain point. Le sacrifice que je comptois faire à D. Antonio, en auroit été plus complet : cette idée me séduisoit au point de me faire supporter l’impertinence de D. Pedre, & de voir approcher sans douleur des préparatifs odieux.
D’ailleurs, j’avois besoin d’une épreuve. Quoique D. Antonio ne se fût jamais déclaré à moi, je ne pou-[418]vois douter de ses sentimes ; mais le malheur des Grands est de douter toujours si leurs amis n’encensent pas leur grandeur ; & celui des femmes riches, d’ignorer si leurs amans n’encensent pas leur fortune. Quelque sûre que je crusse être de la façon de penser de D. Antonio, j’étois bien-aise d’être témoin par moi-même de l’effet que ces préparatifs feroient sur son cœur.
Quels auroient été mon triomphe & ma félicité, si j’avois pu y pénétrer ! je l’aurois vu livré aux plus cruels supplices à la vue de ces démarches funestes qui m’alloient separer de lui pour toujours ; tourment d’autant plus affreux ; qu’il s’efforçoit de le dérober à tous les yeux mais sur-tout aux miens. Je ne lui avois jamais laissé connoître ce que je sentois pour lui : sa timidité naturelle & le peu de bonne opinion qu’il avoit de lui-même, ne lui permettoient pas de rien interpréter en sa faveur ; d’ailleurs toutes les apparences [419] lui étoient contraires : l’aveugle soumission que j’avois toujours eue pour ma tante, la tranquilité apparente avec laquelle je voyois conclure les propositions de D. Pedre, & sur-tout l’extrême disproportion qu’il y avoit entre la fortune de ce courtisan & la sienne. Cette raison seule lui sembloit suffisante pour le détourner d’un aveu au moins inutile. La pauvreté est quelquefois plus fiere que l’opulence même ; comme elle est plus voisinée du mépris, elle l’apprehende davantage, & se tient plus en garde contre lui.
J’étois cependant dans de cruelles inquiétudes, je ne m’étois jamais ouverte à Pulcherie au sujet de D. Antonio ; & soit qu’elle ignorât mes sentimens, soit qu’elle respectât mes sentimens, soit qu’elle respectât mon silence & les dispositions que faisoit ma famille pour mon établissement, elle ne me fit de son côté aucune couverture. Vingt fois je fus sur le point de lui confier tout, & de lui demander [420] un conseil ; qui sans doute nous auroit tous sauvés. Pour m’enhardir moi-même & l’engager davantage à parler, je la mis sur les jeunes gens que nous voyions, & je cherchai à sçavoir si quelqu’un d’eux avoir sçû lui plaire : elle m’avoua naturellement que Dom Francisque, cavalier des plus aimables & des plus spirituels, l’avoit touchée, mais qu’elle lui cachoit l’impression qu’il avoit faite sur elle, avec d’autant plus de soin, qu’elle s’étoit apperçue de son côté qu’elle ne lui étoit pas indifférente, & qu’elle craignoit avec raison les suites d’une passion malheureuse pour tous les deux, par la trop grande ressemblance de leurs fortunes. Un aveu aussi ingénu de sa par auroit dû en attirer un pareil de la mienne ; je n’en eus pas la force, mon secret expira sur mes levres, & je remis à une autrefois une confidence qui de momens en momens devenoit plus indispensable. [421]
Cependant D. Antonio avoit pris son parti, il étoit plus convaincu que jamais de son malheur ; il ne voulut pas en être le témoin : on apprit un matin qu’il étoit parti la nuit sans prendre congé, & qu’il avoit pris la route de la garnison.
La société qui prenoit peur d’intérêt à lui, s’apperçut peu qu’il lui manquât : il en fut quitte pour quelques mauvaises plaisanteries sur la brusque échappée ; mais que devint l’infortunée Isidore, abandonnée à ses reflexions & à ses remords ? seule au milieu d’une multitude, je m’apperçus pour-lors que l’univers entier ne sçauroit nous remplacer la présence de l’objet aimé.
Mille pensées différentes m’agitoient sans cesse, je ne sçavois si je devois attribuer le départ de D. Antonio au desespoir ou à l’indifférence. Quelquefois je me reprochois d’avoir pris trop légerement pour marques de tendresse [422] & d’attachement, ce qui pouvoit n’être que l’effet de la politesse & de la complaisance : quelquefois d’avoir rebuté par un refus trop marqué de les entendre, des vœux que je ne pouvois me dissimuler qui m’étoient adressés ; & par une suite ordinaire des grandes passions, les deux contraires trouvoient place tour à tour, avec la même évidence, dans mon esprit troublé. Tantôt je voulois écrire à D. Antonio, tantôt je voulois attendre de ses nouvelles ; le tems étoit arrivé, cependant, de conclure avec D. Pedre.
C’est dans ces cruelles circonstances que le secours de Pulcherie m’eût été nécessaire ; mais le peu de confiance que je lui avois marqué jusques-là m’arrêtoit : le dirai-je enfin ? j’en meurs de honte. Pulcherie elle-même m’étoit devenue suspecte. D. Antonio avoit toujours eu beaucoup d’attentions pour elle ; il m’avoit paru même toujours moins embarrassé avec elle [423] qu’avec moi. Le jour de son départ qui ne me sortoit plus de la pensée, j’avois cru surprendre entre eux une intelligence qui m’éloignoit pour jamais de la seule personne qui pouvoit me donner du soulagement.
Je ne prévoyois pas encore tous mes malheurs ; D. Antonio dévoré du plus noir chagrin, avoit comme je l’ai dit, pris la route de la ville où étoit son régiment : nous étions en guerre alors. Chemin faisant, il apprit que les ennemis venoient de l’investir, & qu’ils se préparoient à en faire le siege : leurs partis rodoient de tous côtés & étoient répandus dans tous les environs ; mais D. Antonio ne consulta que son zèle & son devoir ; & à travers de mille dangers différens, il trouva moyen de pénétrer dans la place. Quelques jours après son arrivée, le Gouverneur fit une sortie considerable à la tête de presque toute sa garnison. D. Antonio y fit des prodiges de valeur ; mais il [424] s’exposa avec si peu de précaution, qu’il rencontra enfin la mort qu’il cherchoit : on le ramena percé du coups, dont la plûpart étoient mortels.
Dès qu’il fut certain de l’état où il se trouvoit, il demanda à écrire & chargea un Domestique de confiance de me remettre, aussitôt qu’il auroit rendu le dernier soupir, un billet cacheté, & quelques bagatelles dont j’avois paru curieuse.
Nous étions alors au château de mon père ; c’étoit un lieu qu’il avoit beaucoup aimé, & qu’il avoit pris plaisir à décorer : sa situation & même sa magnificence l’avoit fait regarder comme l’endroit le plus propre à la cérémonie que l’on croyoit si prochaine.
Il y avoit dans ce château une chapelle de structure gothique, que mon pere avoit toujours voulu que l’on respectât dans les différentes réparations que l’on avoit faites au château. Des statues informes de mes ancêtres, des [425] marbres & des bronzes chargés d’inscriptions, en faisoient tout l’ornement. Mon pere avoit ordonné que son corps y fût porté aussi, & qu’il reposât auprès de celui de ma mere. C’étoit là que je passois tout le tems que je pouvois dérober à la bienseance & à la nécessité. Cet azile du silence & de l’horreur convenoit à ma situation ; la pitié & la tendresse filiale sembloient m’y conduire ; mais hélas ! je n’y étois occupée que de mon amour.
Un soir que j’étois dans cette triste occupation, je vis entrer un homme que je reconnus pour être à D. Antonio ; la douleur l’empêchoit de parler, il tendit la main, & m’offrit la lettre & le présent de son maître. J’étois alors à genoux, tout mon corps frissonna, j’ouvris la lettre d’une main tremblante, & j’y lus ces paroles :
« Je ne serai plus quand vous recevrez ce billet. La vie m’étoit devenue à charge depuis que j’avois perdu [426] l’espérance de vous en consacrer tous tous <sic> les instans. Dans la situation où je suis, il m’est donc permis de dire que je vous aime. . . . J’ignorerai toujours comment cet aveu sera reçû ; c’est la seule inquiétude qui me reste en mourant. »
Les larmes du Valet, mieux que ses paroles, m’instruisirent du sort de son Maître ; la peu de force qui me restoit m’abandonna, & je tombai sans connoissance auprès du tombeau de mon pere.
Pulcherie avoit remarqué avec la plus mortelle douleur la froideur que j’avois peur elle depuis quelque tems, & l’affectation avec laquelle je l’évitois ; elle en ignoroit la cause, mais la grande habitude qu’elle avoit de mon cœur l’avoit fait appercevoir que D. Antonio étoit pour quelque chose dans le chagrin que je ne pouvois plus dissimuler. Elle épioit l’occasion d’avoir avec moi une explica-[427]tion ; ce fut elle qui la premiere fut instruite de l’accident qui m’étoit arrivé, & la premiere aussi elle vola à mon secours.
Quand je fus revenue de mon évanouissement, qui fut fort long, je me trouvai entre les bras de cette tendre amie qui me baignoit de ses pleurs. O ma chere Pulcherie ! m’écriai-je, je ne mérite plus vos soins ; suis-je donc digne de vivre encore, puisque j’ai donné la mort au plus tendre & au plus vertueux de tous les hommes, & que j’ai pu soupçonner d’ingratitude la plus sincere des amies.
Tout le monde que le bruit de mon aventure avoit fait accourir, s’attendrissoit autour de moi, je fus prêtre une seconde fois à céder à la douleur, je fis un effort sur moi. La vue de ces tombeaux qui m’environnoient me rappella le néant des choses humaines. Les dernieres paroles de mon pere par lesquelles, il me recommandoit de fuir [428] tout engagement qui ne pourroit pas me rendre heureuse, se présenterent à mon esprit : sur le champ je pris la résolution de renoncer au monde & d’abandonner tout mon bien à Pulcherie ; cette résolution me rappella à la vie.
Cependant la fiévre me prit, la nuit, avec des symptomes très-dangereux, ma maladie fut longue ; & pour achever de me rétablir, on me conseilla de venir prendre les eaux de. . . . qui en effet me firent beaucoup de bien. J’y fis connoissance avec les Religieuses qui desservent l’Hôpital Militaire ; la vie laborieuse & toujours occupée de ses filles charitables, me plut beaucoup, & me parut propre au dessein que j’avois. Je trouvai de la douceur à imaginer que je serois employée toute ma vie au service de ces glorieuses victimes de l’amour de la patrie, du nombre desquelles avoit été mon cher Antonio. Je fis sçavoir à D. Elvire que je m’étois [429] retirée dans ce Monastere, & la disposition que je faisois de mon bien en faveur de Pulcherie. Cette fortune qui étoit considérable l’a mise en état d’épouser D. Francisque, & leur bonheur fait toute ma consolation. ◀Narração geral ◀Nível 3 ◀Nível 2
Fin du quatrieme Tome. ◀Nível 1