Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours XX.
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Discours XX.
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Selbstportrait
Un Spectateur est un homme qui
examine ce qui se fait, & rapporte ce qui arrive. Pourvu
qu’il ait bien saisi le jeu des passions, il a fait sa
charge ; & si on vouloit lui reprocher de ne s’être pas
toujours proposé la morale ou la philosophie pour but de ses
discours, il pourroit répondre à ses juges, qu’ils n’ont pas
bien saisi l’objet qu’il se proposa en commençant son
Ouvrage.
Metatextualität
L’histoire qu’on va lire, est un
de ces événemens qui ne sont interessans, que parce qu’ils
sont vrais ; mais parce qu’elle est vraie, elle
a dû trouver place dans un livre dont le but est de
conserver à jamais la mémoire des actions des hommes dans un
siecle où les passions se ressentirent toutes des
révolutions heureuses & malheureuses, arrivées dans
l’esprit humain. Elle m’a été confiée par un homme
souverainement estimé & à jamais célebre ; il m’en a
garanti la vérité ; & sa parole, toujours fidelle, est
la caution que j’en donne : la Religieuse qui l’a écrite est
morte il y a plusieurs années, le manuscrit s’est trouvé
dans ses papiers ; & c’est par la volonté de la
Supérieure de la Maison, que mon Correspondant en est devenu
le propriétaire & le maître ; mais nous ne savons pas,
malgré nos recherches, si la Religieuse séduite par
l’amitié, n’avoit pas permis pendant sa vie, qui fut longue,
que l’on prît copie du manuscrit, & si cette copie n’a
pas passé depuis à l’impression : nous n’assurons rien à cet égard, mais nous osons assurer que
ce que nous pouvons craindre n’est gueres vraisemblable,
parce qu’après nous être informés de la plûpart des gens de
lettres, des gens du monde qui lisent, & des Libraires
ou Imprimeurs, nous n’avons trouvé nulle part aucun indice
du fondement de nos craintes.
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Histoire d’une religieuse,
Ecrite par elle-même.
Allgemeine Erzählung
Fremdportrait
Je suis née en Andalousie,
ma famille y tenoit un rang considérable, &
jouissoit de distinctions particulieres que lui
avoient méritées le courage & la fidélité
qu’elle avoit montrés dans les révoltes des Maures.
Mon pere & ma mere s’aimoient tendrement, &
leur bonheur auroit été sans égal, s’il n’eût pas
été traversé par le regret de voir passer dans des
mains étrangeres l’héritage de leurs ancêtres. Ils
n’avoient point d’enfans, & ma mere avoit
coutume de dire qu’elle auroit volontiers consenti
de donner à son mari, aux dépens de sa vie même, un héritier de ses biens, & un gage
de sa tendresse. Enfin, elle devint
enceinte : je fus le fruit tardif de leur amour ; mais
la joie que causa ma naissance fut bien-tôt troublée par
une maladie violente de ma mere ; ses couches ne furent
point heureuses, il sembla que le ciel n’avoit voulu
exaucer ses vœux qu’à la condition qu’elle y avoit mise
elle-même. En effet tout l’art des Médecins & les
soins de mon pere n’aboutirent qu’à lui faire traîner
pendant quelque-temps une vie languissante. Elle vit
approcher le dernier moment avec beaucoup de fermeté,
& même avec une sorte de joie ; mais la douleur que
mon pere en conçut fut si grande, qu’elle prit sur son
tempérament ; ma vue l’augmentoit encore. Je croissois,
& la ressemblance que j’avois avec ma mere étoit si
frappante, que mon pere ne pouvoit me regarder sans
verser des larmes. Il se rappelloit sans
cesse le souhait de ma mere, & se reprochoit, pour
ainsi dire, la tendresse qu’elle avoit eue pour lui.
Bien-tôt il succomba à son chagrin, & sentant ses
forces s’épuiser, il me fit venir un jour auprès de son
lit : son visage étoit serein, & son ame paroissoit
plus tranquille qu’à l’ordinaire. Je n’avois alors que
sept ans ; mais cet événement m’est toujours demeuré
présent. « Isidore, me dit-il, en serrant mes foibles
mains dans les siennes, vous êtes la cause innocente de
la mort de votre mere, & cette mort cause la mienne.
Souvenez-vous de la tendresse que nous avons toujours
eue l’un pour l’autre : chérissez-en la mémoire, &
quand vous serez en âge, fuyez tout engagement ; on n’en
peut former aucun que la mort ne puisse détruire. » Il
s’attendrit à ces morts, on m’arracha de ses bras :
quelques jours après il mourut. Mon pere
mort, je fus remise entre les mains d’une tante qui fut
chargée du soin de mon éducation & de mon
établissement. Dona Elvire, c’est le nom de ma tante,
n’avoit point d’enfants d’un mariage fort avantageux
qu’elle avoit contracté avec un Gentil-homme fort riche,
qui en mourant l’avoit laissé maîtresse de gros biens.
L’opulence où elle se trouvoit, & qu’elle comptoit
ajouter à ma fortune, lui sembloit un motif plus que
suffisant pour disposer de ma personne à sa fantaisie,
& pour faire de moi, comme elle le prétendoit, une
fille accomplie. Dona Elvire avoit été jolie autrefois,
mais il ne lui en restoit plus que les mines & les
grimaces ; elle s’exprimoit assez facilement sur toutes
sortes de matieres, ce qui faisoit croire aux sots,
& à elle-même la premiere, qu’elle les entendoit ;
son humeur n’étoit naturellement ni difficile ni
méchante ; mais elle avoit cru devoir la
gâter par étude, regardant comme indispensable à une
jolie femme d’avoir du caprice & des travers. Il
n’eût tenu qu’à elle d’éviter les ridicules qu’elle se
donnoit, si elle eût voulu se passer des graces qu’elle
n’avoit point ; mais elle aimoit mieux parler sans
penser, raisonner sans réfléchir, & minauder sans
plaire. Du caractere dont étoit Dona Elvire, on peut
juger de l’éducation qu’elle me donna. Les maîtres les
plus à la mode, & surtout les plus chers furent
employés en même-temps autour de moi, & en si grand
nombre, que les heures de la journée suffisoient à peine
pour les différens exercices auxquels ils m’occupoient.
On m’apprit à chanter avant que je sçusse lire, à danser
que je marchois à peine, & à parler les langues
étrangeres que je bégayois encore la mienne ; ma tante
d’ordinaire présidoit à mes leçons, &
ce n’étoit pas une petite affaire pour elle d’avoir en
même-temps à redresser les défauts naturels à mon âge,
& à endoctriner les maîtres eux-mêmes sur leur Art,
qu’elle prétendoit sçavoir infiniment mieux qu’eux. Elle
avoit banni de la danse ces mouvemens simples &
agréables qui donnent au corps de la noblesse & de
l’élégance ; & du chant, cette expression naturelle
& touchante, en quoi consiste le principal empire de
la voix sur nos sens. Elle auroit voulu que tous les pas
que je formois eussent été des entrechats, & tous
les sons de grands éclats & des roulemens. A onze
ans je passois déjà pour un prodige, & sans doute
que j’en aurois crû quelque chose moi-même, & que
j’aurois achevé de me gâter, si mon étoile ne m’eût fait
trouver l’antidote qui m’étoit nécessaire. D. Elvire
avoit retiré chez elle une de ses parentes un peu peu
<sic> plus âgée que moi, qui n’avoit
d’autre fortune que sa naissance & sa beauté ;
l’ostentation avoit eu plus de part à ce choix, que la
charité : l’une se montre souvent aux dépens de l’autre.
L’infortunée Pulcherie, (c’étoit son nom) étoit donc
destinée à être éternellement la complaisante de Madame,
à endurer les hauteurs de sa bienfaitrice, & à
porter le poids de la protection dont elle daignoit
l’honorer. C’est à cette charmante fille que je dois
tout ce que je suis, si je suis quelque chose : au moins
lui dois-je d’être exempte de bien des ridicules &
des défauts, & c’est lui devoir plus que je n’ai pu
lui rendre par le sacrifice de ma fortune. Pulcherie ne
devoit son éducation qu’à elle-même. Des talens
naturels, cultivés avec d’autant plus de soin, qu’elle
prévoyoit qu’ils devoient faire un jour toute sa
ressource ; un fond de raison & de droiture, que la
flatterie & les préjugés n’avoient
point obscurci ; des circonstances utiles puisées dans
des livres que la frivolité n’avoit point écrits ; une
égalité d’humeur à laquelle la nécessité de plaire &
de se contraindre l’avoir accoutumée de bonne heure :
telle étoit Pulcherie au dehors & pour ceux qui n’en
connoissoient que l’exterieur ; mais qu’elle gagnoit
encore aux yeux de ceux qui pouvoient lire plus avant !
quelles ressources de tendresse & de fermeté dans
son cœur ! quelle trésor de candeur, de vérité & de
vertu dans son ame ! Vertu, unique lien des cœurs, c’est
vous qui m’unîtes pour toujours à l’aimable Pulcherie !
quelles douceurs je goûtois dans ses entretiens ! quelle
consolation je trouvois jusque dans ses reproches ! Plus
je connoissois Pulcherie, plus je trouvois de vuide dans
moi-même & dans ces prétendues instructions que l’on
faisoit sonner si haut, & dont j’avois
conçu auparavant une si haute idée. Je m’apperçus qu’on
ne s’étoit attaché qu’à l’écorce de ce qu’on appelloit
mon éducation ; nuls principes, nuls détails, nul esprit
d’ordre & d’œconomie, comme si je n’eusse dû toute
ma vie faire usage que de mon gozier pour redonner un
air, de mes jambes pour découper un pas de menuet ;
& que je n’eusse pas eû, comme ceux d’un autre sexe,
une raison à éclairer, un esprit à orner, & un
caractere à conduire. La franche ignorance, me disoit
quelquefois Pulcherie, m’est-elle pas préférable à une
science qui nous aveugle ? puisqu’au moins celle-ci
amene ordinairement avec elle la docilité qui peut nous
adresser au lieu que l’autre entraîne nécessairement la
présomption qui nous égare. Cependant j’étois parvenue à
ma quinzieme année, on jugea à propos de me mettre en
Couvent ; j’obtins que Pulcherie m’y
accompagneroit. Ce séjour fut pour moi une fort belle
école du monde. L’oisiveté surtout & la tracasserie
y avoient fixé leur azile : c’étoit une de ces riches
Abbayes dont les Religieuses sont traitées de Dames,
& de conservent dans le Cloître tout l’ostentation
du siecle. J’y trouvai quelques-unes de ces filles
respectables qui ont immolé à l’époux leur cœur &
leur volonté ; mais le plus grand nombre, sans
contredit, étoit de ces Vierges folles qui ont gardé
toutes leurs passions. Comme je n’étois que spectatrice
de ces menées, j’en faisois mon instruction &
quelquefois mon divertissement ; j’en sortis au bout de
quelque tems très-au-fait de leurs divisions, &
médiocrement édifiée de leurs vertus. C’étoit-là le
moment que D. Elvire attendoit pour jouir de son
triomphe, c’étoit ainsi qu’elle appelloit le tems de mon
mariage, qu’elle se promettoit de conclure
au plûtôt. Le bruit de mon arrivée avoit déjà dit voler
autour de moi cet essain de jeunes désœuvrés qui
viennent étaler leur prétendu mérite aux yeux de toutes
les femmes qui se trouvent sur leur passage. Une jeune
héritiere qui débute dans le monde, joue un personnage
difficile. Sur ce théatre où les premiers ridicules sont
irréparables, tous les yeux sont fixés sur elle. Les
hommes lui veulent trouver des perfections, & les
femmes des défauts, à proportion de sa dot. J’eus le
bonheur de me tirer passablement de cette épreuve
rigoureuse & d’avoir un début heureux. Bientôt je ne
vis plus, dans tout ce qui m’environnoit, que des amans
& des rivales ; tout cela me touchoit peu.
Pulcherie, mes livres & mes petites occupations, me
dédommageoient amplement de la jalousie des unes &
de la fadeur des autres. Le tems étoit prêt d’arriver, où tout alloit changer de face pour moi,
& où j’allois me voir réduite à trouver du vuide
jusques dans l’amitié. Parmi cette foule de jeunes gens
que ma tante avoit crû devoir attirer chez elle, il y en
avoit un que j’avois distingué des autres, sans trop
m’en appercevoir, & sans prévoir ce que deviendroit
cette préférence. Dom Antonio étoit d’une naissance
illustre ; son courage & ses talens avoient paru
avec distinction à la guerre. Il avoit plus de sagesse
& de raison que n’en ont d’ordinaire les jeunes gens
de son âge & de la profession ; mais toutes ces
belles qualités étoient éclipsées par une timidité qui
ne venoit que de modestie. L’étourderie & la fatuité
de ses rivaux étoient au point qu’ils ne lui faisoient
pas l’honneur de le redouter. C’étoit précisément ce qui
m’avoit attachée à lui, car de quelle façon l’amour ne se glisse-t’il pas dans un cœur ? il vient
de tout, il vient de rien : le hazard souvent le fait
naître, & trop souvent aussi le hazard le détruit ;
je crois cependant que le hazard n’eut point de part au
penchant que je sentis naître pour D. Antonio, non plus
que le médiocre plaisir de contrarier des rivaux qui me
sembloient trop pleins de bonne opinion : tout cela
n’étoit que le prétexte dont je me servis d’abord pour
me déguiser à moi-même cette simpathie invicible qui
m’entraînoit malgré moi. Quand j’étois lasse de figurer
dans la brillante cohue des agréables & des petites
maîtresses, je retombois tout naturellement à D. Antonio
& à Pulcherie ; il étoit de nos promenades
particulieres & de nos entretiens secrets ; que de
charmes j’y trouvois ! c’étoit une satisfaction inconnue
pour moi jusqu’alors & que toute la tendresse de
Pulcherie n’avoit pû m’inspirer, & elle
étoit d’autant plus complette qu’elle étoit fondée sur
l’innocence & la sécurité. D. Elvire n’en prenoit
point d’ombrage, la probité & la discrétion de D.
Antonio lui étoient connues, & la médiocrité de sa
fortune ne lui laissoit pas soupçonner seulement qu’il
pût avoir des pércécutions. Cette femme ambitieuse
s’étoit mise dans la tête de se donner un reclus
personnel, par l’alliance brillante que mon bien &
le sien joints ensemble, la mettroient en état de
contracter avec les familles les plus puissantes du
pays, car c’est une autre prérogative attachée à la
qualité d’héritiere, que son établissement ne doit
jamais dépendre de son choix : plus malheureuse en cela
qu’une simple Bergere, elle doit se regarder comme une
marchandise où chacun peut mettre l’enchere. Il y a des
arrangemens de maison ausquels il est nécessaire qu’elle
soit sacrifiée : elle appartient à sa famille, à ses
amis, au public, et elle en est communément
la victime ; aussi ne me faisoit-on guere l’honneur de
me consulter. De tous ceux qui se mirent sur les rangs,
le plus considérable étoit Dom Pedre de Cinnéga ; son
pere étoit Gouverneur de la Province, possédoit à la
Cour des Charges considérables, & y jouissoit de la
plus grande faveur. Mon bien devoit être employé à
acquérir des possessions immenses dans les Indes : cette
affaire avoit paru de si grande conséquence au pere,
qu’il n’avoit pas cru indigne de son âge & de la
hauteur Castillane, de se transporter lui-même au fond
d’une Province pour la traiter en personne. Elle
flattoit trop ma tante, pour qu’elle n’y donnât pas
toutes les facilités qui dépendoient d’elle. La docilité
que j’avois toujours témoignée à ses volontés lui
répondoit de mon consentement : ce fut donc une chose
conclue, & seulement pour la forme D. Pedre voulut
bien consentir à m’adresser
quelques-uns de ces propos vagues que l’on répete par
habitude, & qui ne signifient que ce que l’on veut ;
mais en récompense il eut soin de faire parler pour lui
les airs & la suffisance d’un homme accoutumé aux
grandes manieres, & sur-tout la magnificence de son
train & la superfluité de ses bijoux. Quelques
chagrins que me dussent causer les poursuites de D.
Pedre & la conduite de ma tante, j’avoue cependant
que je n’étois pas fâchée de voir les choses s’avancer
jusqu’à un certain point. Le sacrifice que je comptois
faire à D. Antonio, en auroit été plus complet : cette
idée me séduisoit au point de me faire supporter
l’impertinence de D. Pedre, & de voir approcher sans
douleur des préparatifs odieux. D’ailleurs, j’avois
besoin d’une épreuve. Quoique D. Antonio ne se fût
jamais déclaré à moi, je ne pouvois douter
de ses sentimes ; mais le malheur des Grands est de
douter toujours si leurs amis n’encensent pas leur
grandeur ; & celui des femmes riches, d’ignorer si
leurs amans n’encensent pas leur fortune. Quelque sûre
que je crusse être de la façon de penser de D. Antonio,
j’étois bien-aise d’être témoin par moi-même de l’effet
que ces préparatifs feroient sur son cœur. Quels
auroient été mon triomphe & ma félicité, si j’avois
pu y pénétrer ! je l’aurois vu livré aux plus cruels
supplices à la vue de ces démarches funestes qui
m’alloient separer de lui pour toujours ; tourment
d’autant plus affreux ; qu’il s’efforçoit de le dérober
à tous les yeux mais sur-tout aux miens. Je ne lui avois
jamais laissé connoître ce que je sentois pour lui : sa
timidité naturelle & le peu de bonne opinion qu’il
avoit de lui-même, ne lui permettoient pas de rien
interpréter en sa faveur ; d’ailleurs toutes les
apparences lui étoient contraires :
l’aveugle soumission que j’avois toujours eue pour ma
tante, la tranquilité apparente avec laquelle je voyois
conclure les propositions de D. Pedre, & sur-tout
l’extrême disproportion qu’il y avoit entre la fortune
de ce courtisan & la sienne. Cette raison seule lui
sembloit suffisante pour le détourner d’un aveu au moins
inutile. La pauvreté est quelquefois plus fiere que
l’opulence même ; comme elle est plus voisinée du
mépris, elle l’apprehende davantage, & se tient plus
en garde contre lui. J’étois cependant dans de cruelles
inquiétudes, je ne m’étois jamais ouverte à Pulcherie au
sujet de D. Antonio ; & soit qu’elle ignorât mes
sentimens, soit qu’elle respectât mes sentimens, soit
qu’elle respectât mon silence & les dispositions que
faisoit ma famille pour mon établissement, elle ne me
fit de son côté aucune couverture. Vingt fois je fus sur
le point de lui confier tout, & de lui demander un conseil ; qui sans doute nous auroit
tous sauvés. Pour m’enhardir moi-même & l’engager
davantage à parler, je la mis sur les jeunes gens que
nous voyions, & je cherchai à sçavoir si quelqu’un
d’eux avoir sçû lui plaire : elle m’avoua naturellement
que Dom Francisque, cavalier des plus aimables & des
plus spirituels, l’avoit touchée, mais qu’elle lui
cachoit l’impression qu’il avoit faite sur elle, avec
d’autant plus de soin, qu’elle s’étoit apperçue de son
côté qu’elle ne lui étoit pas indifférente, &
qu’elle craignoit avec raison les suites d’une passion
malheureuse pour tous les deux, par la trop grande
ressemblance de leurs fortunes. Un aveu aussi ingénu de
sa par auroit dû en attirer un pareil de la mienne ; je
n’en eus pas la force, mon secret expira sur mes levres,
& je remis à une autrefois une confidence qui de
momens en momens devenoit plus indispensable. Cependant D. Antonio avoit pris son parti,
il étoit plus convaincu que jamais de son malheur ; il
ne voulut pas en être le témoin : on apprit un matin
qu’il étoit parti la nuit sans prendre congé, &
qu’il avoit pris la route de la garnison. La société qui
prenoit peur d’intérêt à lui, s’apperçut peu qu’il lui
manquât : il en fut quitte pour quelques mauvaises
plaisanteries sur la brusque échappée ; mais que devint
l’infortunée Isidore, abandonnée à ses reflexions &
à ses remords ? seule au milieu d’une multitude, je
m’apperçus pour-lors que l’univers entier ne sçauroit
nous remplacer la présence de l’objet aimé. Mille
pensées différentes m’agitoient sans cesse, je ne
sçavois si je devois attribuer le départ de D. Antonio
au desespoir ou à l’indifférence. Quelquefois je me
reprochois d’avoir pris trop légerement pour marques de
tendresse & d’attachement, ce qui
pouvoit n’être que l’effet de la politesse & de la
complaisance : quelquefois d’avoir rebuté par un refus
trop marqué de les entendre, des vœux que je ne pouvois
me dissimuler qui m’étoient adressés ; & par une
suite ordinaire des grandes passions, les deux
contraires trouvoient place tour à tour, avec la même
évidence, dans mon esprit troublé. Tantôt je voulois
écrire à D. Antonio, tantôt je voulois attendre de ses
nouvelles ; le tems étoit arrivé, cependant, de conclure
avec D. Pedre. C’est dans ces cruelles circonstances que
le secours de Pulcherie m’eût été nécessaire ; mais le
peu de confiance que je lui avois marqué jusques-là
m’arrêtoit : le dirai-je enfin ? j’en meurs de honte.
Pulcherie elle-même m’étoit devenue suspecte. D. Antonio
avoit toujours eu beaucoup d’attentions pour elle ; il
m’avoit paru même toujours moins embarrassé avec elle
qu’avec moi. Le jour de son départ qui
ne me sortoit plus de la pensée, j’avois cru surprendre
entre eux une intelligence qui m’éloignoit pour jamais
de la seule personne qui pouvoit me donner du
soulagement. Je ne prévoyois pas encore tous mes
malheurs ; D. Antonio dévoré du plus noir chagrin, avoit
comme je l’ai dit, pris la route de la ville où étoit
son régiment : nous étions en guerre alors. Chemin
faisant, il apprit que les ennemis venoient de
l’investir, & qu’ils se préparoient à en faire le
siege : leurs partis rodoient de tous côtés &
étoient répandus dans tous les environs ; mais D.
Antonio ne consulta que son zèle & son devoir ;
& à travers de mille dangers différens, il trouva
moyen de pénétrer dans la place. Quelques jours après
son arrivée, le Gouverneur fit une sortie considerable à
la tête de presque toute sa garnison. D. Antonio y fit
des prodiges de valeur ; mais il s’exposa
avec si peu de précaution, qu’il rencontra enfin la mort
qu’il cherchoit : on le ramena percé du coups, dont la
plûpart étoient mortels. Dès qu’il fut certain de l’état
où il se trouvoit, il demanda à écrire & chargea un
Domestique de confiance de me remettre, aussitôt qu’il
auroit rendu le dernier soupir, un billet cacheté, &
quelques bagatelles dont j’avois paru curieuse. Nous
étions alors au château de mon père ; c’étoit un lieu
qu’il avoit beaucoup aimé, & qu’il avoit pris
plaisir à décorer : sa situation & même sa
magnificence l’avoit fait regarder comme l’endroit le
plus propre à la cérémonie que l’on croyoit si
prochaine. Il y avoit dans ce château une chapelle de
structure gothique, que mon pere avoit toujours voulu
que l’on respectât dans les différentes réparations que
l’on avoit faites au château. Des statues informes de
mes ancêtres, des marbres & des bronzes
chargés d’inscriptions, en faisoient tout l’ornement.
Mon pere avoit ordonné que son corps y fût porté aussi,
& qu’il reposât auprès de celui de ma mere. C’étoit
là que je passois tout le tems que je pouvois dérober à
la bienseance & à la nécessité. Cet azile du silence
& de l’horreur convenoit à ma situation ; la pitié
& la tendresse filiale sembloient m’y conduire ;
mais hélas ! je n’y étois occupée que de mon amour. Un
soir que j’étois dans cette triste occupation, je vis
entrer un homme que je reconnus pour être à D. Antonio ;
la douleur l’empêchoit de parler, il tendit la main,
& m’offrit la lettre & le présent de son maître.
J’étois alors à genoux, tout mon corps frissonna,
j’ouvris la lettre d’une main tremblante, & j’y lus
ces paroles : « Je ne serai plus quand vous recevrez ce
billet. La vie m’étoit devenue à charge depuis que
j’avois perdu l’espérance de vous en
consacrer tous tous <sic> les instans. Dans la
situation où je suis, il m’est donc permis de dire que
je vous aime. . . . J’ignorerai toujours comment cet
aveu sera reçû ; c’est la seule inquiétude qui me reste
en mourant. » Les larmes du Valet, mieux que ses
paroles, m’instruisirent du sort de son Maître ; la peu
de force qui me restoit m’abandonna, & je tombai
sans connoissance auprès du tombeau de mon pere.
Pulcherie avoit remarqué avec la plus mortelle douleur
la froideur que j’avois peur elle depuis quelque tems,
& l’affectation avec laquelle je l’évitois ; elle en
ignoroit la cause, mais la grande habitude qu’elle avoit
de mon cœur l’avoit fait appercevoir que D. Antonio
étoit pour quelque chose dans le chagrin que je ne
pouvois plus dissimuler. Elle épioit l’occasion d’avoir
avec moi une explication ; ce fut elle qui
la premiere fut instruite de l’accident qui m’étoit
arrivé, & la premiere aussi elle vola à mon secours.
Quand je fus revenue de mon évanouissement, qui fut fort
long, je me trouvai entre les bras de cette tendre amie
qui me baignoit de ses pleurs. O ma chere Pulcherie !
m’écriai-je, je ne mérite plus vos soins ; suis-je donc
digne de vivre encore, puisque j’ai donné la mort au
plus tendre & au plus vertueux de tous les hommes,
& que j’ai pu soupçonner d’ingratitude la plus
sincere des amies. Tout le monde que le bruit de mon
aventure avoit fait accourir, s’attendrissoit autour de
moi, je fus prêtre une seconde fois à céder à la
douleur, je fis un effort sur moi. La vue de ces
tombeaux qui m’environnoient me rappella le néant des
choses humaines. Les dernieres paroles de mon pere par
lesquelles, il me recommandoit de fuir tout
engagement qui ne pourroit pas me rendre heureuse, se
présenterent à mon esprit : sur le champ je pris la
résolution de renoncer au monde & d’abandonner tout
mon bien à Pulcherie ; cette résolution me rappella à la
vie. Cependant la fiévre me prit, la nuit, avec des
symptomes très-dangereux, ma maladie fut longue ; &
pour achever de me rétablir, on me conseilla de venir
prendre les eaux de. . . . qui en effet me firent
beaucoup de bien. J’y fis connoissance avec les
Religieuses qui desservent l’Hôpital Militaire ; la vie
laborieuse & toujours occupée de ses filles
charitables, me plut beaucoup, & me parut propre au
dessein que j’avois. Je trouvai de la douceur à imaginer
que je serois employée toute ma vie au service de ces
glorieuses victimes de l’amour de la patrie, du nombre
desquelles avoit été mon cher Antonio. Je fis sçavoir à
D. Elvire que je m’étois retirée dans ce
Monastere, & la disposition que je faisois de mon
bien en faveur de Pulcherie. Cette fortune qui étoit
considérable l’a mise en état d’épouser D. Francisque,
& leur bonheur fait toute ma consolation.
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Histoire d’une religieuse,
Allgemeine Erzählung
Fremdportrait
Je suis née en Andalousie,
ma famille y tenoit un rang considérable, &
jouissoit de distinctions particulieres que lui
avoient méritées le courage & la fidélité
qu’elle avoit montrés dans les révoltes des Maures.
Mon pere & ma mere s’aimoient tendrement, &
leur bonheur auroit été sans égal, s’il n’eût pas
été traversé par le regret de voir passer dans des
mains étrangeres l’héritage de leurs ancêtres. Ils
n’avoient point d’enfans, & ma mere avoit
coutume de dire qu’elle auroit volontiers consenti
de donner à son mari, aux dépens de sa vie même, un héritier de ses biens, & un gage
de sa tendresse.