Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours XIX.
Permalink: https://gams.uni-graz.at/o:mws.3689
Nível 1
Discours XIX.
Nível 2
On se plaint tous les jours des
parasites, & on a la foiblesse de les recevoir avec une
politesse qui ne sert encore qu‘à leur faire prendre de
nouvelles racines dans les maisons où ils ont jugé une fois de
s’établir. Je demanderai compte de cette ridicule pratique. Je
la condamnai toujours intérieurement, & j’en dis aujourd’hui
mon avis, parce que je suis fait pour avoir les yeux sur ce qui
peut ahérer <sic> la liberté particuliere ou
publique. Pourquoi se dévouer volontairement à l’esclavage le
plus insupportable ? est-ce que l’on peut croire que l’on n’est
pas le maître chez soi ? le bon sens est choqué de cette
pusillanimité singuliere ; car le mouvement qui porte à recevoir
constamment des importuns qui déplaisent, ne mérite que ce nom.
Je veux regner chez moi & les guerres civiles sont
détruites : or un parasite est un petit tyran qui vit
d’incursions tout-à-fait clandestines, & dont le projet est
de me chasser de mon domaine pour s’y établir ; je dois le
repousser vigoureusement, & j’y emploie toute mon
artillerie. Le monde a d’autres maximes ; aussi le monde est
malheureux & sot. Je connois mille maisons où la liberté ne
put jamais pénétrer ; on s’y est fait des devoirs ; l’habitude
ne permet plus d’en sentir le ridicule, & l’esclavage sera
éternel. Il est singulier qu’on croye ne devoir pas dire à un
barbare : je veux être libre aujourd’hui, j’ai mes
amis à dîner, ils ont à me parler de leurs affaires, ils
attendent de moi un service, & la présence d’un témoin les
désespéreroit. Si l’importunité est une barbarie, la tolérance
machinale est barbarie aussi. La politesse perd son nom si elle
n’est pas éclairée, & devient imbécillité : il n’y a que des
machines qui obéissent à un joug importun, sans l’autorité de la
loi ou de la raison. Or je dis qu’il n’y a point de raison à se
laisser désoler chez soi par un homme qui lui-même est le
premier contempteur de votre foiblesse, si d’ailleurs il n’a pas
de droits que l’humanité, la subordination, ou d’autres raisons
aussi puissantes, vous obligent de respecter. En général, ce qui
incommode, & na pas un appui dans la morale, dans l’humanité
ou dans la raison, doit être détruit ; & l’esprit humain
sera toujours bien loin de la sorte de perfection dont il est
capable, tant qu’il restera des choses à faire pour
le bonheur public. Il y a eu des esprits mâles & bien
ordonnés, qui ont fait quelques changemens dans les usages &
les abus : on les a crû hardis, c’est que le reste des hommes
est petit. Dans une Cour de l’Europe, l’étiquette avoit toujours
été de garder le chapeau sur la tête pendant les repas ; cette
étiquette étoit quelquefois très-incommode, parce que les
chapeaux chargés de plumes étoient d’une pesanteur affreuse. Un
jour qu’il faisoit très-chaud, le Roi portoit sans cesse la main
au front, & on voyoit qu’il étoit très-incommodé de son
chapeau ; un courtisan qui étoit assis à côté de lui, lui dit,
vous êtes bien bon de souffrir une chaleur aussi incommode ; j’y
aurois bientôt remédié si j’étois à votre place. Eh, que
feriez-vous, lui dit le Roi ? j’ôserois mon chapeau,
répondit-il, & je soulagerois en même-tems trente fronts qui
gémissent sous un poids accablant : le Roi
applaudit à ce conseil, jetta son chapeau & ne sua plus.
Voici un fait d’un autre genre, mais qui prouve également qu’il
faut se rendre indépendant autant qu’il est possible, &
qu’il y a une certaine liberté d’actions qui est non-seulement
très-naturelle & très-permise, mais qui honore l’esprit
ferme qui sçait en faire sa regle de conduite. Deux Romains
étoient amis : l’un des deux alla chez l’autre, dans l’intention
de lui faire visite, (je crois que c’étoit Scipion Nasica) &
ne put jamais parvenir à lui parler, l’esclave protestant que
son maître étoit absent. Scipion étoit sûr qu’il étoit chez lui,
& se retira pourtant sans faire connoître ce qu’il en
pensoit. Quelques jours après, son ami vint également chez lui ;
Scipion parut à la fenêtre & lui demanda ce qu’il
souhaitoit ; je souhaite vous voir & vous parler,
répondit-il ; je ne suis pas chez moi, lui dit Scipion, je suis
sorti : comment sorti ! reprit-il, eh, je vous
vois, c’est vous-même à qui je parle : cela ne fait rien,
répondit Scipion Nasica ; l’apparence doit être plus fausse que
mes discours ; & puisque j’ai cru votre esclave quand il m’a
dit que vous n’étiez pas chez vous, quoique je fusse bien
persuadé que vous y étiez, vous devez me croire encore plûtôt,
quand je vous dis que je ne suis pas chez moi, quoiqu’en effet
j’y sois. Scipion avoit ce procédé, parce qu’il étoit choqué que
son ami eût refusé de le recevoir. Il avoit aussi l’indépendance
naturelle, qui veut qu’on mesure la contrainte que la société
exige à celle dont les autres se montrent capables envers nous.
Je suis persuadé qu’un tel homme n’eût pas reçû trois fois un
parasite chez lui, sans lui faire vivement sentir qu’il seroit
mal reçû à y venir une quatrieme. Ami de l’humanité &
n’écrivant que pour elle, j’excepterai du nombre de ce qu’on appelle les parasites, ces gens malheureux que le
besoin a rendu tels : loin de les vouloir chasser des maisons
qu’ils importunent, j’y demanderai au contraire un azile pour
eux. Les malheureux doivent en trouver par-tout, & je
voudrois être riche pour me charger du-moins de la consolation
de ceux qui ne trouvent des consolations nulle part, parce
qu’ils ont des défauts qui les empêchent de toucher. Heureux
celui qui peut faire du bien, plus heureux celui dont l’ame
tendre lui permet de faire un bien que les autres ne feroient
pas. C’est pour lui que les maximes de la morale ont l’empreinte
de la Divinité ; c’est par lui que l’on peut apprendre combien
cette morale est belle : il prouve que les hommes peuvent
ajoûter quelque chose à l’ouvrage d’un Dieu. Mais après avoir
montré ma sensibilité & mon respect pour les malheureux ;
après avoir déclaré que les égards poussés jusqu’à la plus
grande gêne, ne me paroissent que suffisans pour
eux, je dirai que les gourmands, les curieux, les intriguans, ne
méritent aucune sorte de considération, & doivent être
chassés quand ils ennuient. Je leur dirai à eux-mêmes, objets de
haine & de mépris, fuyez, éloignez-vous d’un monde qui ne
peut vous voir qu’avec l’horreur ; que cette horreur que vous
inspirez vous en fasse à vous-mêmes, & vous ouvre les yeux
sur la bassesse de vos motifs. Faut-il qu’un vain plaisir, qu’un
foible avantage vous rende aussi infideles à tout ce que vous
vous devez ? Vous êtes méprisés, & l’honneur ne vous dit pas
que l’indifférence du mépris est infamie. Vous êtes abhorrés,
& l’amour propre ne tonne point contre votre constance à le
mériter ! Hommes lâches, je vous crois capables de tout en
voyant votre audace & votre sécurité. Je suis incapable de
souhaiter du mal à personne & d’en faire ; mais j’avoue qu’il m’est impossible de ne point haïr l’espece de
gens contre lesquels je m’emporte ici.
Metatextualidade
Une lettre que je reçus hier au soir & qu’on
va lire, est cause de toute cette mauvaise humeur. Elle a
réveillé un sentiment, une antipathie que j’éprouvai de tout
tems en pensant à cette secte vile : on verra par cette
lettre, qu’un parasite bien endurci, comme ils le sont
presque tous, contre les humiliations qu’on veut lui faire
éprouver, est un monstre domestique, contre lequel il n’y a
point de violence qui ne soit impuissante ; & c’est
encore ce qui a contribué à m’exciter à la colere que je
viens de montrer.
Nível 3
Carta/Carta ao editor
Monsieur, Vous êtes
Spectateur, & vous vous devez à tous ceux qui ayant
éprouvé des choses désagréables, vous portent des
plaintes & vous demandent du secours contre des
êtres que l’intérêt de la société dévoue à
votre judicieuse critique. Je me flatte que vous voudrez
bien me faire le même honneur que vous avez fait à des
personnes qui vous ont écrit, souvent pour des objets de
moindre valeur. J’ose dire que vous ne devez point
mépriser le sujet que je vous offre à traiter ; il
intéresse le public, & particulierement mille
honnêtes gens : vous-même êtes intéressé à saisir
l’occasion de montrer votre zèle patriotique : vous êtes
menacé d’éprouver les mêmes choses qui me mettent
aujourd’hui dans une si grande colere ; vous allez le
sentir très-bien en lisant ma lettre ; & je me
persuade qu’une considération particuliere vous portera
à partager mon courroux, & à faire un usage effectif
des réflexions qu’elle va vous fournir. J’étois engagé
aujourd’hui à dîner chez un galant homme, & je m’y
suis rendu, me promettant beaucoup de plaisir de cette
partie. Nous ne devions être que trois,
(trois amis intimes) & les ordres étoient donnés à
la porte si expressément, que nous comptions bien que
personne ne trouveroit le secret & n’auroit l’audace
de se la faire ouvrir malgré nous : notre espérance a
été cruellement trompée. A peine nous avions commencé à
manger des huitres, qu’une femme horrible, une mégére
intriguante, qu’on a malheureusement trop épargnée dans
cette maison, s’est fait annoncer malgré nos ordres : on
lui a fait dire qu’il n’y avoit point de dîner pour
elle, & que d’importantes affaires empêchoient mon
ami de pouvoir recevoir personne. Vous croyez peut-être,
Monsieur, qu’elle est revenue sur ses pas ! vous faites
trop d’honneur à un front d’airain. Elle a séduit le
Portier & est montée droit à l’appartement où nous
nous étions renfermés. Notre consternation, en la
voyant, lui a laissé le tems de s’asseoir, de choisir
les plus belles huitres, d’en avaler une
douzaine & de boire deux coups, sans être obligée de
nous regarder ; après quoi elle a levé les yeux sur
nous, & nous a adressé hardiment la parole.
L’impossiblité de douter de sa résolution, &
l’impossibilité plus grande de digérer son impudence,
nous a fait prendre un parti violent. Nous nous sommes
entendus pour jouer le vin, & sous ce prétexte nous
nous sommes permis tout ce que la débauche &
l’yvresse peuvent sugérer aux esprits les plus emportés
& les plus grossiers. Il n’y a pas de Crocheteur ou
de Marinier yvre, qui n’eût reculé d’horreur à nous voir
dans cet état, & j’en fais l’aveu avec un peu de
honte, quoiqu’assurément le tourment de notre situation
soit une excuse suffisante aux yeux de ceux qui pourront
la concevoir. Cependant cette femme ne s’est point
démentie, elle a pris patience en mangeant pour nous un
bon dîner qui nous est devenu odieux par
elle, & nous avons été obligés de nous jetter dans
des fauteuils, & d’y ronfler bien fort, pour faire
une derniere épreuve de sa constance ; un de nous s’est
même avisé de vomir sur sa robe, pour n’avoir pas à se
reprocher d’avoir négligé la moindre ressource ; mais
cette ressource même a été inutile : nous avons enfin
été forcés de sortir & de la laisser maîtresse des
liqueurs & des bisquits qu’elle a dévorés en notre
absence. Voilà, Monsieur, ce que nous avons éprouvé de
la gourmandise ; & jusqu’où la gent parasite peut
pousser la rage canine. Je conçois la foule des
réflexions qui se présentent à votre esprit en lisant
cette lettre fidelle ; je ne vous engage pourtant pas à
vous adresser aux parasites pour les corriger, je les
crois incorrigibles ; mais je vous invite à faire
comprendre aux maîtres de maison que la tolérance envers
d’aussi odieux insectes est pure ineptie. Mon ami, voyant l’opiniâtreté de cette femme à écouter
nos infames discours, devoit appeler ses gens & la
faire mettre à la porte, comme un objet indigne d’être
souffert un instant dans une maison honnête. J’ai
l’honneur d’être, &c.