Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours XVII.
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Ebene 1
Discours. <sic>
Zitat/Motto
Qualis ubi eudito vexantum murmure
tigris,
Zitat/Motto
Horruit in maculas.
Stat.Theb.I.II.128.
Elles ressemblent à une tigresse qui, à l’ouïe du bruit que font les chausseurs, frémit de rage, & dont la peau se couvre de nouvelles taches.
Ebene 2
Nous sommes tous exposés aux horreurs
de la jalousie de la part d’une femme qui nous aime & que
nous n’aimons pas. Combien cette passion furieuse n’a-t’elle pas
produit de malheurs & de crimes ? Elle vient d’entraîner au
plus horrible excès la femme la moins capable peut être d’un
crime, si elle n’avoit pas aimé. C’est une passion, & la
morale ni la raison ne suffiront jamais pour l’éteindre dans le
cœur qu’elle consume. C’est donc aux hommes à en prévenir les
tristes effets par une conduite toute prudente.
Ils doivent éviter de plaire à des femmes qu’ils se sentent
incapables d’aimer ; ils doivent s’effrayer des moindres marques
d’amour dans une femme à qui ils auront malheureusement plu,
s’ils sentent que leur cœur ne leur dira jamais rien pour elle ;
& dès-lors faire cesser toute liaison, toute communication
avec une malheureuse qui ne demande plus que des prétextes pour
se livrer au barbare plaisir de désoler un cœur qui aura fui le
sien. Il n’y a point de jalousie si horrible, qu’elle n’ait une
sorte d’excuse dans la négligence qu’on apporta d’abord à
prévenir ou à détruire le sentiment dont elle est l’effet
inévitable. Les hommes accusent les femmes de coquetterie, &
ils ont raison ; mais ils se dissimulent que ce défaut est aussi
commun & plus honteux en eux, & ils ont tort.
L’amour-propre ne veut rien perdre des avantages qu’il
s’exagere. On reçoit un coup-d’œil ; on accorde un
regard, on a une conversation, on dit des fadeurs : on va plus
loin ; on est flatté de plaire sans aimer, c’est une conquête de
plus, & la vanité a soin de les compter. Je dis que ce
manége est méprisable & tient de la cruauté ; il peut avoir
des suites dont on soit un jour désespéré, & alors on doit
se regarder comme l’artisan de son propre malheur. Il y a des
femmes qui se livrent à l’amour sans espérance & sans
illusion, on n’a rien fait pour les rendre sensibles, & dans
le malheur d’en être un jour persécuté, on n’a du moins aucun
reproche à se faire ; c’est une grande consolation ; mais il
faut même éviter d’avoir recours à ce foible dédommagement de la
douleur ; il faut prévoir qu’on pourra plaire, & pousser la
prudence jusqu’à se rendre choquant plutôt que de risquer de
paroître aimable, si l’on peut juger que la femme dont la
tendresse deviendroit funeste, soit capable d’en
prendre aisément. Ces conseils sont tout pleins de sévérité ;
j’en conviens, mais je me plains moi-même d’être réduit à
pousser quelquefois les choses à l’extrême. Je vois tout à
réformer dans la société pour le bonheur, & je reproche aux
hommes de nous réduire à cet immense travail par un aveuglement
dont les reptiles même sont incapables pour leur intérêt. Si
chaque individu de l’espece humaine s’attachoit à corriger en
lui, de tems en tems, un petit défaut ; les Moralistes
n’auroient bientôt plus le ton pédant, parce que leur censure ne
porteroit plus que sur des choses graves dont l’importance
ennobliroit toujours leurs fonctions. Mais tout le monde
s’endort sur ses défauts, comme sur ses vrais intérêts ; tout
est à corriger, conséquemment il y a bien des miseres à dire.
Mais ne regardons point comme une misere le malheur
épouvantable qu’entraîne la funeste passion qui fait l’objet de
ce chapitre. J’ai traité jusqu’à présent peu de sujets aussi
essentiels. L’histoire, toute remplie des plus affreuses
révolutions, nous a appris à trembler sur le sort dont nous
sommes tous menacés à cet égard ; & j’ai à raconter une
aventure récemment arrivée qui prouvera que je n’envisage point
les choses avec trop de terreur. Avant que d’en commencer le
récit, j’offrirai un autre tableau non moins frappant, &
pris dans le dépôt même de la vérité, qui est l’histoire. On ne
peut s’appuyer de trop d’autorités quand on veut faire du bien
aux hommes. Il parut il y a quelques années un ouvrage intitulé,
Histoire de la Princesse de Gonsague. Je le lus, & je fus
frappé des événemens affreux qu’y produisent l’amour effréné
& la jalousie d’une femme. Cette vive impression que
j’éprouvois me porta à réduire tout l’ouvrage à ce qu’il avoit
d’intéressant pour moi. Ce fut le travail d’un
jour. J’insérai ce précis dans le Mercure, & je l’offre
aujourd’hui à mes lecteurs, qui ne l’ont pas lu, maître d’en
disposer à mon gré, puisqu’il est mon ouvrage, & qu’il peut
produire un bien.
Allgemeine Erzählung
Fremdportrait
Marie-Louise de Gonsague,
petite niece de Marie de Médicis, & parente d’Anne
d’Autriche, étoit née avec toutes les qualités de la
plus grande Princesse & toutes les vertus de la plus
aimable femme. Elle n’avoit jamais aimé, parce qu’elle
regardoit l’amour comme une passion funeste ; & sans
perdre sa prévention, elle aima Cinqmars, ce Cinqmars si
célébre sous le regne de Louis XIII. dont tant
d’Ecrivains ont parlé avec complaisance, & qui, par
son esprit, sa figure & ses grands talens, étoit
encore au-dessus de l’amour de son maître & de
l’amour des femmes. Gonsague commença à sentir toute la
force de sa passion par le murmure de la
vertu. L’amour ne paroît point dangereux qu’il ne
paroisse criminel. Elle combattit, & succomba.
L’attrait des confidences s’offrit comme une
consolation. Une femme de la cour, déguisée ici sous le
nom de Flora, avoit sçu gagner son amitié. Ce fut à elle
qu’elle ouvrit son cœur : mais cette amie perfide, née
avec tous les vices, jalouse de tous les sentimens,
étoit d’autant plus intéressée à abuser de la confiance
de la Princesse, qu’une jalousie secrete lui faisoit des
tourmens des vertus de son auguste rivale, titres de
préférence, toujours redoutés à proportion qu’on est
vicieux. Le triomphe de Cinqmars seroit toujours resté
entre Gonsague & Flora, s’il n’avoit été
qu’aimable ; mais il aimoit, & une femme n’a plus
assez de force pour taire son secret, lorsqu’elle n’est
plus défendue par la crainte de n’être pas sincérement
aimée. Ce mérite brillant, qui n’auroit pas suffi pour éboulir une raison éclairée, suffit pour
embraser un cœur justifié par le retour. Rassurés tous
deux par ce rapport, par cette voix sympatique du cœur,
qui bannit en même-temps la crainte des rigueurs &
la crainte de l’imposture, tous deux se prêterent encore
des forces par les plus tendres regards, & tous deux
en se jurant qu’ils s’aimeroient toujours, sentirent
autant la persuasion que l’amour. La Princesse n’ayant
jamais aimé, croyoit peut-être que tout l’amour est dans
le sentiment. Elle fut bien-tôt détrompée par un amant
qu’elle mettoit elle-même, par sa tendresse, hors d’état
de respecter son erreur. Cinqmars tomba malade, &
privé de voir tout ce qu’il aimoit, il osa solliciter
cette vue précieuse. L’amour fut consulté, mais la
décence l’emporta. La Princesse confia tous ses regrets
au papier & à Flora, qu’elle chargea de consoler son
amant par l’expression de tout ce qu’elle souffroit à se priver d’aller chez lui.
Cinqmars sentit intérieurement qu’il ne devoit pas se
plaindre, & ne s’en plaignit pas moins. Lorsqu’il
fut rétabli, il exigea un tête-à-tête. La plainte fait
mille droits à un amant aimé. Gonsague consentit à le
recevoir chez elle dans la nuit. Respectée jusqu’alors
par un amant moins scrupuleux qu’habile, elle ne croyoit
accorder qu’une faveur. Il arrive ; c’est par elle-même
que la porte lui est ouverte : ce premier bienfait
décide tout son danger. Cinqmars qui n’apperçoit point
de témoins, qui voit toute la foiblesse d’une femme, ne
sent & n’écoute que les raisons d’en abuser. Son
premier transport annonce toute sa résolution : mais le
plus tendre amour est dans ses yeux, & Gonsague n’y
voit point le crime. Il embrasse ses genoux, la serre
dans ses bras : toute sa passion parle à la fois, toute
sa personne l’exprime. La Princesse en voit les
mouvemens, & n’en est point effrayée,
en adore les expressions, & les sent passer dans son
cœur : le trouble les suit : il écarte la réflexion ;
les yeux sont eux-mêmes troublés. Cinqmars l’entraîne
vers un canapé ; elle ne le voit point, elle ne sçauroit
le voir : tous ses sens lui font une égale trahison. Il
n’y a qu’une derniere témérité qui puisse ramener ses
esprits : Cinqmars ose se la permettre, & Gonsague
est sauvée. Quel moment succede à un moment si doux ! La
vertu en détruisant son bonheur, ne lui en paroît pas
moins respectable : elle la sent agir dans son cœur,
& tout son plaisir, toute l’ivresse de son amant
sont sacrifiés à l’autorité des remords. Elle se plaint
d’un égarement qu’elle ne conçoit que parce qu’elle en
rougit, & elle a la consolation de n’avoir point à
menacer pour se voir respectée. Cinqmars accoutumé aux
faveurs, instruit par les femmes, de la foiblesse des
femmes ; aimé, adoré, amoureux de celle de
toutes en qui la passion lui ait jamais paru plus vraie
& plus vive, n’en distingue pas moins la vérité dans
ses reproches. Il s’accuse, s’impose les peines qu’il
paroît mériter, & quoique conservant dans les yeux
le regret de n’avoir pu se rendre plus coupable, il se
fait pardonner de l’être devenu. Gonsague honteuse &
triste, se retira dans un Couvent : si près encore du
précipice où elle avoit failli de tomber, elle ne
croyoit pas pouvoir fuir assez tôt. Cinqmars étoit
charmant, & il n’y avoit que la suite qui pût être
une résistance certaine. Mais elle éprouva bien-tôt que
l’amour devance dans la solitude les cœurs que la
crainte de son pouvoir y conduit. Cinqmars désespéré,
écrivoit les lettres les plus passionnées : il falloit
le rejoindre ou le perdre par un désespoir qu’elle ne
pouvoit blâmer. Quelle alternative quand on est aussi
vertueuse que sensible ! Pour concilier l’amour & la
vertu, elle prit la résolution de
l’épouser. Les plus grandes Charges, l’excessive amitié
du Cardinal Ministere, & l’amour déclaré de son
Maître, répandoient sur lui un si grand éclat, qu’il
devenoit permis à une grande Princesse de l’élever
jusqu’à elle. Sans lui dire d’abord sa résolution, elle
lui écrivit tout ce que la passion peut dicter de plus
consolant ; & dans cette lettre, elle lui en
annonçoit une qu’il recevroit bientôt, & dans
laquelle il trouveroit un secret qui l’étonneroit &
combleroit son bonheur. Elle n’eut pas la même
discrétion avec Flora, à qui elle confioit aveuglément
toutes ses pensées & tout son amour. Celle-ci qui
nourrissoit une violente passion pour Cinqmars, & à
qui la jalousie & l’amour effréné du plaisir
donnoient le courage de toutes les trahisons, ne songea
plus qu’à se satisfaire & à se venger. Cinqmars
vivoit dans l’impatience de recevoir cette lettre, qui
devoit renfermer sa destinée : il la reçut,
& ce qu’elle contenoit rendit son étonnement plus
grand encore que son bonheur. Gonsague lui apprenoit que
vaincue par ses desirs, elle consentoit à les partager :
elle l’invitoit à se présenter dans la nuit à la porte
de son appartement. C’est par Flora qu’il reçoit cette
lettre : elle est dans la confidence, & rien n’est
moins équivoque. Il se laisse en tout conduire par elle.
Le moment qui doit couronner sa flamme n’arrive point
assez-tôt au gré de la perfide confidente. Il arrive
enfin : le crime qu’il couronne est couvert des voiles
les plus impénétrables, & Cinqmars n’est désabusé
que par les rayons du jour. Il éclate en voyant Flora à
la place de Gonsague : il veut se porter à toutes les
extrêmités ; mais il est jeune, elle est belle ; il est
adoré ; il vient de goûter des plaisirs vrais qu’il se
rappelle, des plaisirs que Gonsague lui refuse & que
Flora doit inspirer. Il écoute la coupable après l’avoir menacée, il la plaint d’aimer si
vivement, & la pitié lui donne autant de foiblesse
que Flora peut en espérer. Sans l’aimer, il consent à un
commerce secret avec elle : ce commerce le perd. Il est
surpris par Gonsague dans les bras de Flora : il est
jugé avec toute la sévérité par une amante avilie. Il a
beau faire éclater ses remords, il n’est ni cru, ni
écouté : il ne doit point l’être, il le sent, & tout
son désespoir se tourne en fureur contre Flora :
celle-ci devient son ennemie ; elle a trop de vices pour
se rendre justice, & la soif de la vengeance succede
à la soif du plaisir. Il va lui devenir facile de le
perdre : elle a des intelligences avec le Cardinal,
& le Cardinal jaloux du grand mérite & de la
prodigieuse faveur de Cinqmars, le déteste autant qu’il
l’a aimé. Elle confie à ce Ministre tous les sentimens
de la Princesse, sa passion & son courroux. Celui-ci
souhaitoit ardemment son mariage avec Casimir, Roi de Pologne, auquel elle n’avoit jamais
voulu consentir. Connoissant le cœur humain & ses
contrastes trop naturels, il espere que dans son dépit
elle acceptera la main qu’elle a obstinément refusée. Il
n’est point trompé dans son attente. Gonsague n’étant
plus à elle-même, donne sa parole & croit souhaiter
que ce mariage s’accomplisse. Le bruit en est bientôt
répandu. Cinqmars veut mourir, & ne cache point sa
résolution. Gonsague l’aime toujours ; mais son amour
même est ce qui contribue le plus à son inflexibilité.
Flora ne hait point encore Cinqmars : un reste d’amour
fait naître une espérance folle ; elle s’imagine que ce
malheureux amant, perdant la Princesse sans retour,
pourra consentir à l’épouser, si elle peut trouver un
moyen de l’y contraindre : ce moyen s’offre bientôt.
Depuis que le Cardinal haïssoit Cinqmars, Cinqmars le
haïssoit à son tour, & d’autant plus que ce Ministre impérieux & vindicatif cherchoit
tous les jours à l’accabler des débris de son pouvoir.
Dans un des accès de cette haine tumulteuse, il étoit
entré dans une conjuration faite par l’Espagne contre
son ennemi. Par une suite d’événemens imprévus, la liste
des conjurés tombe dans les mains de l’indigne Flora :
elle peut espérer d’asservir un amant, elle peut perdre
une victime. Elle lui montre les armes dont elle est
pourvue, & lui laisse le choix de son supplice.
Cinqmars répond avec toute la colere d’un homme au
désespoir, qui la déteste & la méprise : son refus
est l’arrêt de sa mort. Elle porte au Cardinal la liste
fatale : Cinqmars est arrêté. Gonsague instruite,
employe tout pour sauver un amant qu’elle aime alors
plus que jamais, & qu’elle sçait n’avoir été
infidele que par les artifices de Flora. Elle va se
jetter aux genoux du Roi, & réveille en effet en lui
les sentimens si tendres qu’il a eus pour
son favori. Mais Cinqmars désespéré d’avoir perdu par
son crime tout ce qu’il aimoit, a trop négligé le soin
de son pardon ; & lorsque Louis voudroit lui
pardonner, il est déja la victime du Cardinal. Louis
pénétré du douleur, accable de reproches son Ministere,
dont la mort prochaine est attribuée au chagrin qu’il
eut de se voir maltraiter par un Roi dont il avoit été
si long-tems le maître. Flora meurt aussi par une chûte,
que l’on regarde, assez naturellement, comme une
punition de ses crimes.
Metatextualität
J’avois promis une seconde
aventure, & elle étoit, en effet déjà composée ; mais je
reçois en ce moment une lettre qui ne me permet pas de
remplir mes engagemens, je prie le lecteur de me pardonner
une infidélité que l’humanité & l’honneur rendent
indispensable.