Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours XII.

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Nível 1

Discours XII.

Nível 2

Metatextualidade

ON lira avec plaisir, je crois, une petite anecdote, remarquable en ce qu’elle peint un caractere, & intéressante en ce qu’elle prouve le pouvoir des circonstances sur les esprits les plus philosophes.

Narração geral

Dorimont & Moncade étoient amis, & vivoient en très-bonne intelligence, dans une société aimable, mais sérieuse. Leur étroite union étonnoit ceux qui en étoient témoins, & l’étonnement étoit fondé. Ils différoient entiérement de façon de penser, & ils avoient même des maximes, des vues, des goûts totalement opposés. Moncade est un jeune homme de vingt-cinq ans, à qui la nature a donné tout ce qui peut rendre aimable : une figure, de l’esprit, & une ame ; mais l’amour propre a gâté le bienfait de la nature. Moncade a mal digéré la maxime des Philosophes, & la mienne surtout, qu’il faut se conduire par l’amour propre ; & il est tombé dans des défauts, qui quelquefois deviennent des excès. Il a constamment l’air & le ton avantageux, affectant de penser singulierement pour faire briller son esprit dans la dispute, & ne songeant pas qu’il y a une certaine singularité, qu’on ne peut presque attribuer qu’au défaut de goût, de connoissance, & de raison. Une imagination bouillante l’entraîne souvent à ne se pas écouter, & alors ne s’appercevant pas qu’on ne l’écoute plus lui-même sans humeur ou sans ennui, il bavarde, crie, étourdit sans pitié & sans pudeur : le génie même de Fontenelle ou de Montesquieu auroit peine à arrêter le torrent de mots qui gronde dans sa bouche. Il est impossible que cet amour de la domination lui laisse la politesse des manieres. Il faudrait un génie bien supérieur pour pouvoir penser tout autrement que les autres, & ne les pas choquer quelquefois. Moncade qui n’a qu’un esprit ordinaire, quoique brillant, est obligé de sacrifier tout au desir d’en montrer ; il aime d’ailleurs trop la dispute pour conserver les égards. Incapable de modération, la dissimulation lui devient impraticable, & par conséquent la politesse impossible. Ses traits volent avec une extrême rapidité ; & s’ils ne blessent pas sensiblement, c’est qu’on s’attend à en être atteint, dès qu’on lui voit dresser son arc. Cependant il blesse toujours plus ou moins, parce qu’un trait se fait toujours sentir, aussi a-t’it des ennemis ; & dans ces ennemis des juges très-séveres ; & si on lui accorde de l’esprit sans peine, c’est que l’on pense avec satisfaction aux critiques & aux vengeances que ce même esprit mal employé va fournir contre lui. Tel est Moncade. Le vœu de l’honnête homme qui le connoît est qu’il vieillisse ; c’est un fruit qui n’est pas encore mûr : il y a mille hommes aimables, aujourd’hui très-vantés, qui ne vaudront jamais ce que vaudra Moncade, malgré ses grandes imperfections. Il a des momens de raison, & dans ces instans, sa conversation est délicieuse, parce que l’ame, qu’il a noble & sensible, vient s’y placer d’elle-même. Il ne se connoît point, & n’est pas plus connu des autres ; ses amis l’estiment trop, ses ennemis ne l’estiment pas assez ; moi qui voit le présent & l’avenir tout ensemble, je dis qu’un temps rachetera l’autre. Tout le succès de ma prédiction peut dépendre peut-être d’une femme raisonnable. Je soupçonne ce jeune homme de n’avoir encore connu que des folles; & si cela est, une preuve qu’il peut devenir très-estimable, c’est que tout ce que l’on condamne en lui avec le plus de justice, ne mérite que le nom de défaut, & les folles donnent des vices à ceux qui ne sont pas faits pour avancer vers la perfection. Une femme raisonnable lui apprendra à ne rien faire que d’honnête, à ne rien dire que d’obligeant, parce qu’une véritable & juste inclination fait souhaiter un bonheur qui ne peut subsister sans l’estime de soi même. Ce n’est pas assez qu’elle nous corrige de ce que nous condamnons en nous, elle nous éclaire encore sur ce que nous devons y condamner ; & certainement quand on a vu ses défauts, & qu’on attache un grand avantage à s’en corriger, il est impossible que bien-tôt on ne s’en corrige : c’est ce qui fait qu’un véritable amant devient le plus honnête homme du monde, le meilleur ami, le meilleur pere, le juge le plus équitable, quand il trouve lui-même, dans l’objet de ses sentimens, un juge que ses passions injustes sont obligées de respecter. Dorimont est un homme de beaucoup d’esprit, en qui les passions ont long-temps imprimé ce caractere d’humeur qui les caractérise presque toujours dans un homme d’esprit. Il s’en plaignoit lui-même quelquefois, & sentoit qu’il troubloit les charmes de la société. Mais c’étoit un humeur indomptable, un empire plus fort que la raison. Tout lui déplaisoit, tout le choquoit, & ses amis même n’étoient pas exempts des traits de sa critique ; aussi ne comptoit-il pas en avoir un seul. Un fonds de maladie contribuoit à ces violences continuelles, & c’étoit ce qui faisoit la constance de ses amis à les endurer. Il guérit, en avançant en âge, & alors il devint beaucoup plus humain ; mais comme son mal avoit été de critiquer les défauts avec passion, sa guérison le conduisit à les voir avec indifférence. Rien ne le choqua plus, & sa patience dans certains momens alla jusqu’à faire douter à ceux qui l’avoient connu, s’il lui restoit des yeux & des oreilles. Ce fut dans ce temps-là qu’il se lia avec Moncade. Il ne mit rien du sien dans cette liaison ; Moncade le rechercha, le prévint ; peut-être même fallut-il qu’il l’importunât ; car Dorimont ne sentant plus rien, étoit, je crois, bien incapable de se rendre à de simples prévenances : on voyoit, dans ce dernier, un homme qui se laisse entraîner à une habitude. Moncade, sans avoir l’humeur & le caractere qu’avoit eu Dorimont, avoit cependant une partie de ses anciens défauts. Il tranchoit, critiquoit, méprisoit, parce qu’il avoit pour lui une estime qui n’en souffroit pour rien au monde. Dorimont lui-même n’étoit pas exempt de la sorte de despotisme qu’il exerçoit universellement. Ce caractere blesse l’amitié, & la détruit ; mais Dorimont, qui ne sentoit plus rien, & n’avoit plus de trait, le laissoit faire, & rioit quelquefois avec lui des plaisanteries les plus fortes. Je voyois ce dernier dans quelques maisons, & je le trouvois si différent de ce qu’il m’avoit paru autrefois, que je ne pouvois m’empêcher de le questionner sur les causes de sa métamorphose. Une indépendance bien entendue, me disoit-il, fait cette profonde indulgence dont vous vous étonnez ; j’ai passé ma vie à critiquer, & n’ai joui de rien : j’ai senti qu’un jugement trop exact nous rendoit esclaves des défauts des hommes, & j’ai voulu devenir indulgent, pour devenir libre. J’applaudissois à cette philosophie, & je la croyois aussi solide que le sort communément les partis que l’on a pris d’après des combinaisons dont l’avantage est démontré par l’expérience. Mais je ne connoissois pas tous les secrets & tous les caprices renfermés dans le vaste sein de la nature humaine. Cet être devenu si indifférent au desagrément des choses, ne l’étoit qu’autant que ces choses elles-mêmes n’auroient pas droit de lui déplaire par des circonstances particulieres ; & il pouvoit arriver tel événement qui lui rendît toute sa premiere humeur. C’est ce qui arriva en effet ; & tout ce que j’ai dit jusqu’à présent, n’est que pour amener une aventure qui prouvera combien il est difficile que ce qu’on appelle le vieil homme reçoive jamais, sans retour, la loi de l’anéantissement. J’ai parlé d’une société aimable, mais sérieuse, dans laquelle ils passoient une partie de leur vie : depuis six mois Moncade y brilloit, & Dorimont y végétoit. Tout amusoit l’un, & rien n’intéressoit l’autre ; & ce dernier, content d’y avoir une place, & d’être quelque part, ne s’appercevoit pas même qu’il n’étoit compté pour rien. Mais l’instant vint où l’amour-propre trouva à faire entendre ses justes murmures. Ce fut par la voix de Fanni qu’il commença à s’expliquer. Fanni venoit d’etre admise dans cette société, & comblée des dons de la nature & de la raison, elle avoit paru très-aimable aux yeux de Dorimont. Le desir de plaire à cet objet charmant, lui avoit fait sentir que son indifférence pour les louanges, & l’engourdissement de son esprit y devenoient un obstacle insurmontable. Fanni elle-même confirma l’opinion qu’il en avoit ; elle lui reprocha une langueur qu’elle feignoit adroitement d’attribuer à du mépris pour elle. Ce mot retentit dans le cœur de Dorimont ; il s’éveilla, & s’apperçut que Moncade avoit usurpé le droit de parler seul, de décider seul, de plaire seul: il voulut rentrer en maître dans ses états ; mais il sortoit d’une profonde léthargie, & n’avoit pas des forces préparées contre un usurpateur, dont les troupes étoient en haleine par un continuel exercice. Dès-lors il détesta celui qu’il ne pouvoit vaincre. Une jalousie cruelle s’empara de son cœur ; & dès qu’il pouvoit placer un mot, Moncade étoit sûr d’entendre une injure. Il est vrai que ce dernier disoit bien des absurdités : Dorimont sans prétention, sans jalousie, & seulement avec un peu de jugement, eût été fondé à le railler sévérement, mais la raillerie & l’offense sont deux choses, & Dorimont qui avoit beaucoup d’esprit & d’usage, ne les confondoit ici, que parce qu’il vouloit choquer. Après avoir dit son mot, il se taisoit ; & Moncade, ou ayant le bonheur de sentir peu, ou ayant le bonheur plus commun de digérer aisément, reprenoit le fil de ses propos, & la verbosité triomphoit. On reprocha un jour à Dorimont sa taciturnité. Vous avez raison, dit-il, en regardant son rival avec fureur, je ne conçois pas comment Moncade, qui est si aimable, m’empêche toujours de l’être. Moncade feignit de ne pas entendre cette satyre. Pour empêcher même que les esprits ne s’y arrêtassent, il eut recours à toute la légereté de sa langue : contes plaisans, chansons, saillies, épigrammes, tout fut mis en usage, & Dorimont fut humilié d’avoir perdu le mauvais compliment qu’il venoit de lui faire. Malheureusement encore Moncade, placé à côté de Fanni, qui rioit volontiers, & avec qui il avoit pris un ton de familiarité, quelquefois poussé trop loin, acheva d’abuser de son usurpation, en lui parlant vingt fois à l’oreille, & éclatant de rire chaque fois ; cela outra Dorimont, qui crut peut-être qu’on se moquoit de lui. La bile fermenta si prodigieusement, qu’il ne fut plus le maître de ses mouvemens, & il m’a avoué que ce fut un grand bonheur qu’il n’eût pas jetté un chandelier à la tête de Moncade. Celui-ci fut forcé de voir qu’il étoit assis sur un trône, prêt à tomber par l’orage ; il prit le parti prudent d’en descendre. Il fit des questions à Dorimont, lui demanda les raisons de sa mauvaise humeur. Dorimont qui l’abhorroit, lui répondit qu’il les lui apprendroit derriere les Chartreux, s’il vouloit s’y rendre le lendemain. Moncade resta stupéfait, & ne sçut que répondre. Ma proposition vous étonne ! reprit Dorimont ; elle vous paroîtroit plus naturelle, si vous sçaviez combien vos airs, votre ton, vos propos peuvent déplaire, & me sont insupportables….. Je ne le sçavois pas, répondit fiérement Moncade, mais vous ne me l’aurez pas appris en vain ; je me rendrai aux Chartreux, Monsieur, j’y serai avant vous. Ils se séparerent, mais pour faire des réflexions bien différentes. Dorimont charmé de son incartade, voyoit ce lendemain comme un terme très-éloigné. Il étoit désespéré de n’avoir pas plus hâté l’instant de sa vengeance ; & il étoit encore animé par l’espoir d’être servi par sa fureur, & de porter des coups certains. Moncade, quoique offensé, n’avoir ni le même intérêt, ni la même impatience à se battre. Il aimoit celui qui vouloit lui arracher la vie ; & prenant ses réflexions dans son amitié, il commença à comprendre qu’une résolution aussi barbare déposoit plus contre lui que contre son ami ; il s’examina, & parvint enfin à se rendre un compte exact de ses torts & de ses impertinences. Le cœur n’étoit point corrompu ; ce cœur murmura, & le regret, le repentir, la confusion furent le fruit de ses murmures. Il comprit aisément & avec douleur, que la hauteur, le bavardage, la mauvaise plaisanterie, la domination, étoient faits pour rendre odieux ; il vola chez Dorimont, qu’il trouva heureusement chez lui. Leur entretien pourroit fournir une excellente scene de Comédie morale. Ils s’embrasserent ; & depuis, Moncade plus modeste, & Dorimont moins triste, ont fait le plaisir & l’admiration des personnes qui ont le bonheur de les connoître. Cette aventure est une excellente leçon pour les jeunes gens ; je les invite à la lire, & ils la liront avec fruit s’ils sont capables de réfléchir. Je l’ai racontée dans toutes ses circonstances ; & ceux qui sçavent lire, & ont un peu d’expérience, verront bien que l’imagination n’a nullement contribué à la rendre intéressante.