Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours VII.
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Discours VII.
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Carta/Carta al director
Monsieur, Vous avez invité
plusieurs fois vos lecteurs à vous fournir des anecdotes
instructives ou amusantes ? Je me crois en droit de vous
prier d’insérer dans vos feuilles l’anecdote suivante.
Vous n’avez pas encore traité l’importante matiere
qu’elle renferme ; & je crois, Monsieur, qu’elle ne
doit point être négligée dans un ouvrage dont le but est
de rendre les hommes plus humains & plus justes. Je
vous demanderois de l’indulgence pour mon style, si
j’avois de la vanité. J’ai toujours heureusement ignoré
l’empire de cette passion, & je vous soumets tout ce
que vous allez lire, avec une indifférence & une
résignation qui vous donnent toute sorte de droits.
C’est pour la première fois que j’écris,
& je sçais que je dois mal écrire ; ainsi, Monsieur,
vous corrigerez & retrancherez autant qu’il vous
plaira, & je dois vous en prier pour l’avantage du
public. Voilà, Monsieur, une
aventure intéressante, & dont un Spectateur sensible
& bien intentionné peut tirer d’excellentes leçons
pour les hommes durs, dont le caractere se manifeste
ici. Je ne doute pas, Monsieur, qu’en parlant à ces
monstres féroces, vous ne leur fassiez
sentir que l’intérêt même de leur vie demande qu’ils
laissent attendrir leur cœur par l’humanité gémissante.
Vous avez vu mon ami dans un accès qui touche de près
aux dernieres extrêmités. Un malheureux est capable de
tout, quand il a tout à la fois l’outrage & la
dureté à punir ; & si cela n’étoit pas, si l’on ne
voyoit pas quelquefois des coups de désespoir, l’on
serait en droit de conclure que la nature a été mal
définie. Certainement si je n’avois pas rejoint mon ami
assez tôt, il aurait poussé la vengeance jusqu’où elle
peut aller, & les effets de sa rage n’auroient
surpris personne. Il est donc nécessaire que vous
tonniez contre des êtres barbares ; & les devoirs
d’un Spectateur se trouveront tous réunis dans les
réflexions que cette importante matiere pourra vous
inspirer. Vous rendrez les hommes plus humains, &
vous forcerez du moins, celui à qui la nature a refusé le bonheur de s’attendrir, à faire des
réflexions sur son inflexibilité, & à en redouter
les suites funestes. Je vous conseille aussi, Monsieur,
de regarder comme un objet nécessaire à traiter, cette
impolitesse cruelle qu’on voit presque toujours unie à
l’insensibilité. L’avare & l’homme dur peuvent
croire qu’ils ont le droit de refuser leur bien à qui le
leur demande, & en conséquence, (si nous remontons
jusqu’au principe de leur raisonnement), ils peuvent
refuser les plus petits secours aux gens les plus
malheureux ; mais les égards sont d’une indispensabilité
universellement sentie : ne fussent-ils pas ordonnés par
une morale écrite & reconnue, la loi en est dans le
cœur ; & personne ne peut désobéir à cette loi, sans
manquer à plusieurs en même temps, & sans mériter
d’être regardé comme un homme capable de les violer
toutes. Ceci, Monsieur, peut s’étendre à toutes les classes d’hommes distingués par un état qui
leur donne quelque droit sur la liberté & le bonheur
des hommes ; tels que le Ministre des autels, le
Ministre des loix, le pere de famille, le Médecin, le
Militaire, le Censeur de Livres, &c. Vous saisirez
ce que je veux dire mieux que je ne le dis, & vous
le rendrez plus profitable au public par cette éloquence
persuasive qui part du cœur, & qui fait tant
d’honneur au vôtre. J’ai l’honneur d’être, &c.
Relato general
J’étois avant-hier
chez un de mes amis, & je le voyois dans une
tristesse extrême, hors d’état presque de faire
attention à mes discours, & d’y répondre. C’est
un homme que la fortune a maltraité cent fois, &
qui vient d’éprouver un dernier trait de rigueur
auquel il y a bien peu de courages qui n’eussent
succombé. Nous sommes depuis long-temps liés de la
plus tendre amitié, & s’il est malheureux, c’est
que je le suis moi-même, & qu’il ne m’est en
aucune façon permis de le soulager. Quoique la
gaieté soit, pour jamais & avec tant de raison,
bannie de son ame, il a cependant assez de fermeté
pour ne se pas abandonner à sa douleur, & il ne
souffre point qu’elle paroisse sur son
visage ; mais ce jour-là il y avoit fait des efforts
inutiles, & je voyois qu’il devoit souffrir
beaucoup. Je lui demandai ce qu’il avoit, & le
priai de disposer de mes foibles moyens. Je viens
d’éprouver quelque chose d’horrible, me dit-il,
& j’en suis accablé ; mais il y a peut-être du
remede, & le Dieu qui me fit naître avec plus
d’ennemis que de vices, aura peut-être pitié de mon
innocence malheureuse : je vous dirai ce que c’est
dans un quart-d’heure. Il avoit à peine prononcé ces
tristes mots, que son domestique entra. Eh bien, lui
dit-il avec beaucoup de vivacité, l’as-tu trouvé ?
lui as-tu remis ma lettre ? Oui, Monsieur,
répondit-il tristement ; mais il n’y a point
d’argent. Point d’argent ? reprit mon ami, les
hommes sont bien durs ; ô mon Dieu, à qui s’adresser
dans le malheur, si les gens riches ne rougissent
pas d’avoir si peu d’entrailles ! Il se leva alors,
& se promena pendant quelque
temps dans la chambre. J’avois les yeux sur lui,
& je voyois la couleur de son visage s’altérer
prodigieusement ; je jugeois de son état, & je
voulus le questionner ; mais il n’étoit plus à lui ;
& n’écoutoit pas ce que je lui disois. Il se
promenoit à pas lents, les yeux levés au Ciel, &
faisant des mouvemens de bras qui exprimoient une
affreuse douleur. Il se parloit quelquefois, &
je jugeois par le peu que je pouvois entendre que le
service qu’il venoit de demander vainement étoit
pour une femme qui lui étoit chère, & que ce
refus alloit mettre au désespoir. Que fera-t’elle ?
Que deviendra-t’elle ! s’écrioit-il : ô ma chère
Adélaïde ! ... Il s’interrompoit, & reprenoit
ensuite. Ma chère Adélaïde, je vois tes maux, &
je ne puis les adoucir ! Il faut que je te laisse
expirer dans les larmes. O Dieux ! qu’ai-je fait
pour être si malheureux? Il s’interrompit encore,
& reprit brusquement ; point
d’argent ? point de pitié ? & ce coquin a
peut-être mille louis dans sa cassette ? Ce sont ces
gens-là qui sont durs ; les malheureux ont des
sentimens……Après tout ce que je lui ai écrit,
poursuivit-il.... De la façon dont je lui
parlois.... Pour dix louis.... Cela est-il
croyable?.... Voyons du moins ce qu’il me marque ;
voyons s’il a l’audace de justifier son refus.... Le
domestique étoit resté, & il s’approcha de lui
pour prendre la réponse ; mais le monstre n’avoit
pas seulement daigné répondre. Il n’a point écrit,
dit le domestique, & je ne lui ai pas parlé ; il
m’a seulement fait rendre votre billet. Quoi !
s’écria mon ami en fureur, il n’a pas répondu ? il
ose avoir cette insolence ? Oh, c’en est trop, &
je souffre trop des hommes ; il faut que je lui
apprenne.... Donnez-moi des souliers ; apportez ma
perruque ; nous allons voir.... Nous verrons si le
Ciel veut qu’on outrage impunément
les malheureux. Je sautai sur lui, & l’empêchai
de s’habiller. Qu’allez-vous faire, lut dis-je, ce
transport honore trop un homme méprisable ;
rappellez votre philosophie, & foulez aux pieds
l’insecte qui vous pique... Vous raisonnez mieux que
moi, me dit-il, en tombant dans un fauteuil ; mais
vous n’avez pas mon désespoir & ma passion ;
vous ne sçavez pas ce qu’Adélaïde souffre en ce
moment, vous ne sçavez pas comment j’avois écrit à
ce drôle-là.... Je parvins à le calmer un peu ; je
voulus sçavoir le détail de son aventure, &
enfin je parvins à le faire parler. Adélaïde a
éprouvé comme moi les plus grands revers, me
dit-il ; elle est aujourd’hui poursuivie par un
créancier barbare qui l’a volée, & demain on
vend impitoyablement ses meubles bornés au simple
nécessaire, si elle ne paie son billet ce soir. J’ai
sçu son embarras, & j’ai voulu
l’en tirer ; mais j’ai frappé inutilement à dix
portes. Dans ma douleur j’ai songé à un homme riche,
qui depuis un an a recherché mon amitié ; à qui j’ai
rendu de petits services ; que j’ai prévenu en
tout ; qui connoît mes mœurs, mon exactitude, &
mes malheurs ; qui n’a jamais donné un dîner sans
m’y inviter, qui m’envoyoit même son carrosse, ou me
le prêtoit pour revenir chez moi, pour peu que je me
sentisse incommodé ; ce qui m’arrive souvent, comme
vous sçavez. J’ai cru, j’ai espéré que cet homme,
qui est riche, qui d’ailleurs est l’image de la
politesse, & paroissoit m’aimer tendrement,
m’obligeroit avec plaisir dans une situation que je
lui peignois très-pressante : je lui ai écrit avec
toute l’énergie imaginable, & ma lettre trempée
dans les larmes, étoit, pour ainsi dire, écrite avec
du sang : j’y ai joint un billet d’honneur pour
trois mois : vous sçavez le reste. Il
refuse de me prêter dix louis, & me renvoie mon
billet sans répondre même à ma lettre. Peut-on rien
de plus horrible ? Peut-on rien de plus noir?...
J’ai écouté votre récit avec horreur, lui dis je en
l’interrompant, & je n’y penserai jamais sans
frémir ; mais songez qu’en vous vengeant de cet
homme lâche, votre ressentiment se porteroit sur la
partie de votre malheur la moins importante.
Adélaïde a besoin de votre raison, & si vous
vous livrez à la fureur, vous ne serez plus capable
de raisonner. Laissez cet homme, & ne lui faites
pas plus d’honneur qu’il ne mérite en vous vengeant
de lui. Occupez-vous de votre situation, & de
vos ressources ; & pensez que, si vous alliez
chez cet homme, vous donneriez à une passion indigne
de vous, un temps qui appartient tout entier à
Adélaïde. Il m’écoutoit, & je crus qu’il se
rendoit à mes conseils. Rassuré à
cet égard, je sortis pour aller chercher, à quelque
prix que ce fût, l’argent dont il avoit besoin. Je
me gardai bien de lui communiquer mon dessein ; je
sçavois que connoissant mon indigence, il ne
m’auroit pas permis de l’exécuter. Je me servis donc
de quelque prétexte plausible, & je le quittai
sans m’être expliqué. Je fus assez heureux pour
trouver cette somme dans la bourse d’un ami ; je les
envoyai à Adelaïde (que je connoissois), & je
revins chez mon ami, n’étant pas tout-à-fait
tranquille sur les mouvemens que j’avois voulu
calmer en lui. Je ne le trouvai pas ; je questionnai
son domestique, qui ne m’apprit que des choses
capables de m’allarmer vivement. Après mon départ,
il s’étoit promené long-tems dans sa chambre,
prononçant alternativement & dans des mouvemens
bien differens, le nom d’Adelaïde & le nom du
misérable qui venoit de l’outrager.
Après avoir passé une heure dans cet état violent,
il s’étoit habillé, & venoit de sortir. A cette
nouvelle, je demandai l’adresse de cet homme ; dès
que j’eus entendu son nom, je courus à perte
d’haleine, & je trouvai heureusement mon ami à
vingt pas de sa porte. Il ne fut point surpris de me
voir, ou, pour mieux dire, il ne me vit pas ; son
esprit étoit enveloppé d’un nuage épais. Je
l’arrêtai par le bras. Je vois votre dessein, lui
dis-je, le ciel m’envoie à votre secours ; vous
n’irez pas plus loin. Non j’y irai, me répondit-il
séchement, j’irai.... je dois punir un monstre :
vous le punirez demain, repris-je : mais aujourd’hui
Adelaïde a besoin de vous ; songez qu’elle meurt de
sa douleur, tandis que vous vous livrez à votre
passion, & que vous ne devez pas préférer votre
intérêt au sien. Ah ! Monsieur, dit-il, il n’est
plus tems de me parler raison, je ne suis plus à
moi ; je vous écouterai quand j’aurai
donné cent coups à ce coquin-là. Eh bien, repris-je,
cette fureur est de trop à présent, Adelaïde ne
souffre plus ; elle a reçu l’argent par une main qui
n’est point faite pour l’avilir, & son billet
est payé. Son billet est payé, s’écria-t’il ! Ah! je
vous reconnois à ce trait généreux…..Il me serra
étroitement dans ses bras, en prononçant ces mots,
& sa voix expira sur ses lèvres, lorsqu’il
voulut m’exprimer sa reconnoissance. Je le conduisis
chez Adélaïde, & le laissai à sa porte, ne
voulant pas qu’ils estimassent plus que moi un
service qui n’étoit grand, que parce qu’il les
rendois heureux.