Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours II.
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Nivel 1
Discours II.
Nivel 2
Relato general
J’ALLAI hier à l’audience de M.
le * * de * * *, & j’y trouvai un homme de Lettres, mon
ami, & digne de l’estime générale par ses mœurs, sa
modestie & son esprit. Il a donné, depuis quelque temps,
un Livre que le public a lu avec beaucoup de plaisir, &
dont tous les Journalistes ont parlé avec beaucoup d’éloge.
Pendant que nous nous entretenions de ce même ouvrage, il fut abordé consécutivement par quelques
Auteurs, dont les discours méritent d’être rapportés.
Comment vous portez-vous, lui dit l’un, je suis charmé de
vous trouver ici, c’est un miracle de vous y rencontrer.
J’ai peu à y faire, répondit mon ami ; mon ambition est
très-bornée, & je ne crois pas qu’une assiduité sans
motif chez les Grands, soit permise à un homme qui doit
connoître le prix du temps.... Je dois donc me féliciter de
vous y trouver aujourd’hui, reprit-il ; je m’en réjouis
d’autant plus que j’avois à vous parler : je vous ai lu ; on
m’a assuré que vous prépariez une seconde édition, &
j’aurois des idées à vous communiquer qui ne vous seroient
point inutiles. J’en profiterai volontiers, répondit mon
ami, & ma reconnoissance se déclare d’avance par mon
empressement ; quand voulez-vous que j’aille vous voir ?...
Mais, quand vous voudrez, je suis tous les jours
chez moi jusqu’à midi... Eh bien, j’y irai au premier jour ;
mais peut-être ce que vous avez à me dire ne demande-t’il
pas une conférence bien particuliere, si cela pouvoit se
dire ici ? j’ai une si grande impatience de vous
entendre.... Ah ! mon Dieu, très-aisément ; il n’est pas
besoin d’avoir votre livre sous les yeux, il n’y a que deux
jours que j’ai achevé de le lire, & j’en ai encore la
tête toute remplie. Premiérement, continua-t’il, je voudrois
que vous retranchassiez l’histoire du * * *, elle se
concilie mal avec le reste de l’ouvrage. Secondement,
j’exigerois que vous supprimassiez votre troisieme partie,
où il y a des choses trop sérieuses, & peu faites pour
ce temps-ci, où l’on abhorre la morale ; vous avez aussi
trois ou quatre anecdotes qui m’ont déplu par l’excessif
intérêt qui y regne. On ne les lit que comme Roman, tant
elles sont touchantes, & ce n’est pas un
Roman que vous devez faire. Mon ami écoutoit, & je
voyois qu’il étoit aussi scandalisé que moi de ces
extravagans conseils. Il ne répondit cependant rien, il se
contenta de lui demander s’il avoit lu les différens
extraits des Journalistes. Oui, répondit-il, je les ai lus,
& je vois bien ce que vous pensez quand vous me faites
cette question ; vous êtes tenté de préférer leurs louanges
à mes avis ; mais croyez-moi, ces louanges vous perdront ;
les Journalistes sont tous infideles; vous pouvez faire
bien, & si vous les écoutez, ils seront cause que vous
manquerez ce bien qu’eux-mêmes ne sont pas capables de
connoître. Mon ami n’écoutoit plus qu’avec mépris. En
général, dit-il, nous devons interroger tout le monde; il y
a peu d’avis, ou positivement bons, ou positivement mauvais,
& c’est à la pluralité des voix qu’ils doivent être tous
jugés. Je peserai les vôtres, Monsieur, &
la balance décidera. Ce faux Juge comprit qu’il étoit
lui-même jugé ; il nous tourna le dos, & n’attendit pas
son arrêt…. Quel est cet homme-là ? demandai-je à mon ami,
lorsqu’il fut parti ; car je ne le connoissois pas même de
vue. C’est, me dit-il, un de ces faiseurs de Romans obscenes
que les Colporteurs louent tant dans le monde, & que le
monde méprise tant : celui-ci a fait trois brochures que
F * * a déchirées avec justice, & cela le met en fureur
contre tout ce que ce Journaliste ne déchire pas. Pourquoi
voyez-vous des esprits de cette trempe ? lui dis-je. Parce
qu’il ne faut montrer à personne du mépris, quand on est
public, répondit-il. Un sot trouve toujours un plus sot qui
l’admire, ces gens-là vont partout, tonnent partout, &
le bruit persuade. Ils sçavent que ce n’est qu’en parlant
mal de nous qu’ils peuvent faire parler d’eux ; ils sont
comme cet Imprimeur, dans le Mercure Galant,
Comédie, qui ne peut être heureux qu’à force de trépas,
& dans cette extrêmité humiliante, obligés de s’honorer
du moins par le choix de leurs victimes, ils coupent bras
& jambes aux Auteurs estimés. Ceci est un fait, & un
fait constaté par mille preuves ; je connois un Journaliste,
aujourd’hui estimé, recherché & lu avec confiance, qui,
de son aveu, en commençant à faire des feuilles, crut devoir
exercer la tyrannie la plus absolue. Il avoit pour maxime
que ce n’est qu’en faisant beaucoup de mal, que l’on peut
faire beaucoup de bruit, quand on est médiocre. Un
Journaliste, dit-il, est un tyran qui regne sur des sujets
jaloux & mécontens, mais tyran d’une capacité &,
d’un génie bornés, & qui, pour imposer un respect
durable à des esclaves toujours prêts à la révolte, doit
commencer par couper des têtes. Je ris beaucoup de cette
comparaison, & pendant que j’éclatois,
mon ami fut abordé par un nouveau visage. Eh, bon jour, lui
dit ce dernier, vous êtes charmant d’être venu ici ; j’avois
à vous parler : comment va votre ouvrage ? Mieux que mon
estomac, répondit mon ami d’un ton très ironique. Ah ! cet
estomac ? je ne le conçois que trop ; c’est une cruelle
chose qu’un estomac aujourd’hui. Mais réellement l’ouvrage
va bien ? Tant mieux, j’en suis charmé : j’ai toujours pensé
qu’il réussiroit. Pour moi, répondit mon ami, en rougissant,
je ne m’étois flatté de rien : connoissant les hommes,
sçachant qu’ils sont jaloux, qu’ils caressent votre personne
en même temps qu’ils déchirent votre livre, ou qu’ils
excitent du moins des méchans à le déchirer, je m’étois
attendu à tout, & mon succès m’étonne aujourd’hui. Eh
bien, reprit-il, c’est un plaisir de plus pour vous; pour
moi je ne suis pas étonné ; j’étois persuadé que
vous réussiriez, & je le disois à tout le monde. Vous
avez lu, sans doute, l’extrait de F * * ? Vous jugez bien
que je n’y ai pas manqué, dit mon ami : ni moi non plus,
reprit-il. J’étois impatient de voir ce qu’il en diroit.
Vous êtes content de lui? Très content, Monsieur ; sa
critique est douce, ses louanges sont fidelles, le très-bon
ton qu’il-y a répandu éclaire la sincérité de ses décisions,
& en général son extrait lui fait autant d’honneur qu’à
moi. Cela est très-bien, répondit-il, avec enthousiasme, je
suis enchanté de ce que vous dites-là, & je puis enfin
me vanter d’avoir trouvé un Plaideur content de son Juge. Il
l’embrassa en disant ces derniers mots, & se retira en
me regardant de l’air le plus affectueux. Je demandai encore
à mon ami, quel étoit cet homme-là ? C’est le plus méchant
homme qu’il y ait en France, répondit-il ; le terme n’est
pas trop fort. Vous avez vu la façon dont il me
parloit ? Sçachez qu’il a cabalé contre moi horriblement.
D’abord que mon livre parut, il fut le premier à en dire
beaucoup de mal; il faisoit parler trois ou quatre hommes de
Lettres & à leur avis autant qu’au sien, cet ouvrage
devoit me deshonorer. Le Journaliste que nous venons de
nommer, a différé quelque temps d’en parler, le misérable en
murmuroit avec moi, & prétendoit, d’un autre côté,
prouver à ses sociétés que mon Livre étoit détestable,
puisque ce Journaliste le jugeoit même indigne de la
critique ; dès que l’extrait de ce dernier a paru, il a
changé de discours, & a publié qu’il y avoit du mystere
là-dessous, que je m’étois entendu avec M. F * *, & que
l’amitié avoit fait cet extrait, quoiqu’il soit bien
convaincu qu’il n’y a aucunes liaisons entre ce Journaliste
& moi.
