Référence bibliographique: Jean-François de Bastide (Éd.): "XXII. Discours", dans: Le Nouveau Spectateur (Bastide), Vol.3\022 (1758), pp. 414-429, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2082 [consulté le: ].


Niveau 1►

Discours XXI. <sic>

Niveau 2► Le Président de Montesquieu, dans ses Lettres Persanes, dit qu’en Espagne, généralement parlant, à force d’être dévot, on n’est pas même Chrétien. Qu’auroit-il dit s’il avoit lu un Livre imprimé à Londres, & publié en 1756, sous le titre de Nouvelles d’Antoine-François Grazzini, dit le Lasca, &c ? Une lettre que j’ai reçue il y a deux jours, & qui a été apportée à mon Bureau avec toute la précaution du mystere, m’a rappellé ce livre que j’avois lu lorsqu’il parut, dans lequel on voit quelque chose de très-singulier, & qui prouve [415] bien que le Président avoit raison. Tous les contes de Grazzini sont rempli d’ordures, & à peine Bocace lui est-il supérieur dans cet excès ; cependant il a l’impertinence d’adresser cette invocation au Ciel avant que de commencer à raconter ses rêves obscenes ; mais avant que de commencer ce soir, dit-il, le récit de nos Nouvelles, je m’adresse à vous, ô Dieu très-bon & très-grand, en qui seul réside la vraie science & tout pouvoir ; j’implore avec serveur, & du fond de l’ame votre infinie bonté & votre clémence ; daignez m’accorder votre secours & votre grace, afin qu’il n’échappe à ma bouche rien de contraire à votre gloire, & qui ne tourne à ma consolation.

Metatextualité► Je ne m’arrêterai pas plus longtemps à cette matiere, qui ne mérite pas d’occuper des esprits sensés. Je n’ai parlé d’ailleurs de ce Livre im-[416]pertinent, quoiqu’ingénieux, que pour extraire l’esprit d’un des Contes qu’il renferme, & l’employer à rendre plus piquante une aventure qui vient d’arriver dans le Royaume, & dont on me fait part dans la lettre que j’ai reçue. ◀Metatextualité

Niveau 3► Lettre/Lettre au directeur► « Silvestre Bisdomini eut le malheur de voir sa femme tomber dans une langueur qui mit en défaut tous les Médecins. Après les avoir tous consultés, il s’adressa à un de ces Docteurs sans aveu & sans science, qui, sans voir le malade, sans l’avoir jamais connu, sans faire aucune information, lisent dans son urine son mal & sa destinée. Bisdomini engagé par le docteur à lui apporter, le lendemain, de l’urine de sa femme, ordonna à une domestique, qui la veilloit, d’en renfermer dans un vase, & de la conserver avec soin. La domestique [417] cassa étourdiment le vase en l’allant porter le matin à son maître qui l’attendoit, & dans la crainte d’être grondée, & se sentant pressée d’un grand besoin, elle répara le mal qu’elle venoit de faire. Le Docteur en voyant cette urine, demande à Silvestre d’un ton badin, combien il y avoit de temps qu’il privoit sa femme du droit conjugal ; Silvestre avoua que depuis quelque mois il gardoit le célibat. Eh bien ! lui dit-il, vous êtes l’Auteur du mal qui consume votre femme, allez de ce pas la venger de votre indifférence, & je vous réponds de sa vie. Bisdomini avoit beaucoup d’attachement pour sa femme, & se sentant coupable, s’empressa d’obéir au cri de la conscience. La malade périssoit, & fut bientôt guérie. » ◀Lettre/Lettre au directeur ◀Niveau 3

Ce seroit ici le cas d’ajouter quel-[418]ques plaisanteries à celles qu’on a tant de fois renouvellées sur les Empiriques, & de me récrier sur la vogue d’un art qui n’apprend pas même à dévoiler une surprise aussi grossiere que celle qu’avoit faite la domestique dont je viens de parler. Cette incertitude funeste pouvoit entraîner le Docteur à ordonner des remedes tout-à-fait dangereux, & la pauvre malade n’auroit éprouvé que ce qui est arrivé à mille autres, dont la santé a été jugée ainsi sur de fausses apparences. Aussi ces Empiriques sçachant qu’ils ne sçavent rien, & qu’ils peuvent être tous les jours trompés, tant par leur ignorance que par la mauvaise foi, ont grand besoin de n’ordonner des remedes que le plus rarement qu’il leur est possible.

Metatextualité► Mais je ne me suis pas proposé de raisonner là-dessus, & je passe à la seconde aventure que j’ai annoncée. [419] Voici la lettre qui en renferme le détail. ◀Metatextualité

Niveau 3► Lettre/Lettre au directeur► Monsieur,

Il vient d’arriver quelque chose dans ma Province, qu’un ami de l’ordre & de l’humanité, ne doit point laisser ignorer à un Spectateur, qui sçait tirer, comme vous, des lumieres & des leçons précieuses du sein des crimes, des erreurs, ou des ridicules.

Vous connoissez, Monsieur, ces faux inspirés, dont la vocation est de courir le monde, & le mêtier, de le tromper sous le nom d’Empiriques ? Vous connoissez aussi ces êtres odieux auxquels le sort cruel dévoua souvent une femme charmante, & qui, sous le titre de mari, font subir tout à la fois à leur victime, l’outrage de la privation, & le tourment de la tyrannie ? Ces êtres vils & farou-[420]ches sont trop multipliés dans le monde, pour qu’un homme qui s’occupe essentiellement à considérer, comme vous faites, les différentes especes d’hommes, n’en ait pas déja recontré en abondance. Deux de ces êtres viennent de répandre un nouveau crime sur la terre, mais l’un innocemment, & l’autre dans un sentiment bien contraire. Le coupable, c’est le mari. Il épousa, il y a trois ans, une femme digne de la tendresse du plus farouche des maris. Peut-être en avoit-il pour elle ? Peut-être ignoroit-il qu’il ne pouvoit jamais lui en montrer ? Je ne veux pas le faire plus monstre qu’il n’est ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’il laissa toujours sa femme languir dans les ennuis du célibat ; la nature en murmura, & cette pauvre femme tomba dans une langueur qui ne fit qu’augmenter chaque jour, & fit enfin [421] craindre pour sa vie. Son mari, touché de son état, alla consulter un Empirique de la ville, & lui porta de son urine. Le Docteur devina très-bien la cause d’un si grand mal, & ordonna le remede propre ; mais le remede étoit impossible. Dutour, (c’est le nom de ce mari) connoissoit toute son incapacité à la guérir, & il étoit d’un naturel trop jaloux pour permettre qu’aucun autre Médecin que lui, approchât du lit de la malade : il ne consulta même que la jalousie, & prévoyant que sa femme enverroit quelque jour chez le Docteur pour le consulter, & que sur sa décision elle pourroit être tentée d’emprunter un secours étranger, il devint furieux, & n’eut plus que d’horribles pensées. Son esprit fut tourmenté nuit & jour ; il ne rêva plus que trahison, deshonneur, infidélité, & son imagination s’échauffa si pro-[422] digieusement, qu’enfin il prit la résolution d’empoissoner celle qui dans sa supposition frénétique ne vivoit plus que pour le deshonorer. Heureusement pour la femme, il n’étoit pas assez méchant pour exécuter son crime sans se troubler. L’Apothicaire auquel il s’adressa pour se procurer les matieres nécessaires à la composition du poison, étoit son voisin, & comme voisin étoit également instruit de sa jalousie, de son impuissance, & de la consultation qu’il avoit faite. Un soupçon qu’il ne put vaincre, le porta à le questionner sur l’objet auquel il destinoit le poison qu’il venoit d’acheter ; Dutour se troubla, & l’Apothicaire comprit très-bien que son soupçon étoit fondé; il avertit la femme, qui s’évanouit en apprennant cette nouvelle. On observa soigneusement Dutour, & lorsqu’on eut les preuves du crime abominable dont [423] on l’accusoit, il fut dénoncé à la justice, qui, à la sollicitation de la femme, ne l’a pourtant condamné qu’à une prison perpétuelle.

Ce fait est très-certain, Monsieur ; je me suis fait une loi de vous le raconter avec une fidélité irréprochable ; & vous ne devez tirer aucune induction de la précaution que je crois devoir prendre de ne pas signer ma lettre. Je ne la prends que par respect pour les juges du coupable qui ont prononcé avec trop de douceur, & qu’il sembleroit que je voudrois livrer à la censure, en me nommant, & en dattant de la ville d’où je vous écris.

J’ai l’honneur d’être, &c. ◀Lettre/Lettre au directeur ◀Niveau 3

[424] Niveau 3► Lettre/Lettre au directeur► Lettre du Spectateur à M. le Febvre de Bauvray, au sujet d’une lettre que celui-ci lui a écrite.

J’ai reçu, Monsieur, la lettre que vous m’avez écrite il y a quelques jours ; je commence par vous en remercier, parce que le premier sentiment qu’elle m’inspire, c’est la reconnoissance. Je suis très-flatté que vous lisiez réguliérement mes feuilles, comme vous me le marquez ; je sçais que votre estime a un prix ; elle m’apprendroit à mériter celle des honnêtes gens, si mes sentimens n’avoient en cela prévenu mes réflexions & mes volontés ? Vous m’offrez de contribuer à l’exécution du plan que je me suis proposé ? Je vous offre, à mon tour, de vous convaincre de ma sensibilité pour les bienfaits, & de mon [425] zele pour le bien public, en me tenant parole. Aidez-moi, Monsieur, à rendre les hommes meilleurs ; je vous inviterois plus volontiers à chanter avec moi leurs louanges, mais malheureusement ils nous réduisent à faire un usage plus triste de notre amour pour eux.

Je passe à l’article principal de votre lettre. Je vous avoue, & vous croirez aisément que j’ai frémi en lisant le trait horrible qu’elle renferme. Je sçavois que les hommes étoient capables de tout, mais les crimes étonnent toujours ceux qui sont incapables d’en faire. Cependant, Monsieur, malgré l’honneur dont m’a frappé une usurpation, une violence infame, je défendrai à ma plume d’en écrire l’histoire. Je crois que de tels crimes ne doivent être conservés que dans les annales de la justice. Dans le champ que la morale m’ou-[426]vre, il y a un mur de séparation : ce mur renferme le vaste enclos de vols, des homicides, des parricides, &c. mes yeux doivent s’en détourner. L’horreur dont mon ame seroit atteinte passeroit jusques dans mes écrits ; ces traits affreux resteroient gravés dans la mémoire, eux seuls peut-être feroient de l’impression, & je crois dangereux de corriger le monde par l’exemple des scélérats : la douceur de nos mœurs & de nos esprits pourroit en souffrir, & trop de haine pour les crimes & pour les criminels aboutiroit peut-être à nous rendre barbares. Vous sçavez d’ailleurs, Monsieur, que les crimes n’ont pas besoin d’êtres écrits pour être reconnus tels, & pour être sensibles. Toute la nature est éclairée à leur égard par une lumiere divine ; tous les hommes sçavent que Cartouche étoit un monstre à étouffer, & de plus Cartouche lui-[427]même sçavoit qu’il étoit un coquin. Tenons-nous-en donc à cet instinct surnaturel ; il se perfectionne & devient connoissance intime en avançant en âge ; & la morale ici ne seroit pas plus que la nature, ou ce plus du moins, si elle en étoit capable, seroit un mal pour nous, comme je viens de le dire.

Si je me borne, Monsieur, à ce qui m’est propre, vous devez penser que c’est pour en tirer tout l’avantage que les bons Juges & les vrais citoyens sont en droit d’attendre de mon zele. Quelle foule de vices & de défauts à réprimer ! Je ne vivrai pas assez pour les voir tous ; heureux si j’ai assez bien vu pour en corriger un seul. L’hypocrisie, l’orgeuil, la dureté de cœur, la fausse philosophie, cette philosophie spécieuse, qui peut tromper un jour jusqu’aux meilleurs esprits, à force de fermenter dans le [428] monde par l’ardeur des esprits dangereux & coupables ; le libertinage effréné, le mépris des loix, des mœurs, des bienséances : voilà les matieres que j’ai à traiter. Je le répete donc, Monsieur, & je finis par-là. Je m’imagine que la censure des vices est plus utile que l’histoire des crimes. Elle est du moins d’une utilité plus générale. 1°. Parce qu’il y a mille vices qui, cachés dans les cœurs, inconnus sur la terre, & ignorés d’abord de ceux même qu’ils doivent un jour corrompre tout-à fait, y germent long-temps avant que la morale puisse les y attaquer. 2°. Parce que n’étant pas soumis à la loi, ils n’ont point la timidité humaine, la crainte des châtimens, & l’horreur publique pour frein, comme les crimes. Il faut donc les découvrir & les censurer préférablement aux crimes qui ne peuvent jamais être, ni ignorés de ceux qui [429] les commettent, ni tolérés par ceux qui les voient ou les apprennent dans le monde.

J’ai l’honneur d’être, &c. ◀Lettre/Lettre au directeur ◀Niveau 3 ◀Niveau 2

Fin du troisieme Tome. ◀Niveau 1