Le Nouveau Spectateur (Bastide): XXI. Discours
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Niveau 1
Discours XXI.
Niveau 2
L’Auteur de l’Année Littéraire~i, dans
l’extrait qu’il vient de faire de mon premier volume, dit qu’il
ose croire que mon Spectateur est nécessaire. C’est la plus
grande louange qu’il put me donner, & je suis plus flatté de
ce mot que de toutes les choses obligeantes qui le précédent ou
le suivent dans son extrait. J’avouerai aujourd’hui que mon
premier objet est de pouvoir rendre, par mon livre, quelques
hommes plus sages ou plus heureux ; je me flatte de prouver
encore mieux par la suite que je ne cherche point ici à en
imposer au public. Il est réellement très-flatteur d’être utile,
& peut-être n’y a-t-il que cela qui puisse à la longue
soutenir le courage d’un Ecrivain qui est obligé
d’écrire tous les jours dix pages d’esprit, toujours jugées avec
sévérité. Le sentiment adoucit les difficultés, & console de
la critique ; ceux qui me connoissent sçavent que j’en ai encore
plus que d’imagination. Il vient de m’arriver quelque chose qui
me confirme ce que l’Auteur de l’Année Littéraire n’a pas craint
d’avancer au sujet de cette utilité flatteuse dont j’ose à
présent me louer. On se rappelle le discours que j’ai inséré
dans le cinquieme Cahier de mon second volume sur les avantages
de l’adversité, & l’on se souvient aussi que dans ce
discours on tâche de faire sentir aux peres dont l’ambition
cruelle dévoue aux autels leurs enfans infortunés, combien cet
abus de leur domination est odieux & barbare. Cet endroit du
discours a produit un repentir vrai, & une lettre tout-à
fait touchante ; c’est une mere qui a sacrifié sa
fille, & qui lui écrit pour pleurer avec elle sa cruauté
homicide. La victime que l’on cherche ici à consoler par les
remords & les larmes, a confié la lettre de sa mere à une
amie qui venoit de lire mon discours. Cette derniere a cru
devoir à l’humanité le sacrifice de son dépôt ; elle me l’envoie
avec priere de le publier, & elle y joint pour moi une
lettre pleine de sentiment & d’esprit, qui suffiroit seule
pour me rendre respectables les louables intentions. On peut
juger du droit qu’elle a de me toucher par l’échantillon qui
suit.
Toute la lettre est remplie de ces sentimens ou maximes
que ne connoissent pas ceux que la nature a dévoués aux plaisirs
frivoles, ou aux habitudes coupables ; elle mériteroit d’être
rapportée en entier ; mais mon objet principal est la lettre de
la mere, & je ne crois pas devoir dérober un moment au
dessein louable que j’ai en la publiant.
Je suis persuadé que la Religieuse a déjà répondu, &
que cette mere, aujourd’hui si digne de notre pitié, a joui plus
d’une fois dans ses bras du fruit de ses remords. Mais que les
larmes qu’elle a eu le plaisir de répandre, ou
qu’elle a eu même la consolation de voir couler, sont peu
capables d’éteindre le feu dévorant qui consume aujourd’hui son
ame ! la source de ses larmes est intarissable ; toujours elle
pensera au malheur de sa fille, & toujours elle pleurera en
y pensant. Elle ne verra jamais le plaisir que lui feront les
tendres caresses qu’elle lui prodiguera, sans penser que ces
caresses ne lui paroissent si douces que parce qu’elles font un
hommage dû au désespoir auquel son ame est pour jamais livrée :
chaque fois qu’elle le verra, elle verra son crime ; & s’il
peut arriver que la fille un jour puisse cesser d’être déchirée,
la mere alors n’en sentira que mieux, peut-être, qu’elle ne doit
jamais se consoler. Elle se trouvera surchargée de
reconnoissance ; elle verra une fille qui lui pardonne, &
qui avoit le droit de la haïr ; cela referme tout. Une victime qui tend les bras à la main qui l’a sacrifiée,
devient le juge le plus cruel du crime qu’on commit en la
sacrifiant. . . . O peres cruels ! soyez sensibles au tableau
que je vous trace ici ; ce tableau effrayant déposera un jour
contre vous, si vous osez vous porter aux horreurs que j’y
exprime, & votre conscience en appellera à ces mêmes
horreurs qui devoient vous épouvanter. Je sçais qu’on est
quelqefois obligé de laisser à un enfant chéri la liberté
d’immoler son être : il est des vocations vraies, & quand on
en trouve une de cette sorte, on est même obligé de la
respecter, & d’y sacrifier sa tendresse & son ambition :
mais par combien d’épreuves ne doit-on pas se convaincre de sa
solidité, avant que de se défaire du droit d’opposition dont la
nature ordonne de faire usage ? Un pere qui a pris cette
précaution, & qui cede lorsqu’il est convaincu,
est un homme réellement admirable, & digne du respect de
l’Univers ; j’ai vu cette générosité vertueuse il n’y a que deux
jours. Une jeune personne a prononcé ses vœux dans une Maison
dont la regle est très-austere. Son frere, qui l’aime avec
passion, & lui servoit de tuteur, a consenti à ce sacrifice,
parce qu’il avoit bien éprouvé sa vocation : en effet, la jeune
personne, depuis qu’on l’avoit mise dans le monde, s’y ennuyoit
en amusant les autres ; elle avoit la complaisance de chanter,
de se parer, d’aller au bal quelquefois ; elle se prêtoit à
tout, & toujours avec toutes les graces imaginables, mais la
menoit-on dans quelque belle maison, au spectacle, aux
promenades, ou lui donnoit-on quelque fête ? pour sçavoir ce
qu’elle pensoit de tous ces plaisirs, il ne falloit que
l’interroger. Cela est trèsagreáble, disoit-elle à
son frere, ou à son amie, mais j’aimerois mieux être
aux * * * *. Aussi lorsqu’elle a prononcé son arrêt éternel,
personne n’à songé à verser une larme sur son sort ; elle avoit
l’air si satisfait, que son frere même, pénétré de sa
séparation, a été obligé de s’applaudir d’y avoir consenti. Je
la perds, me dit-il, mais je la rends heureuse, & son
bonheur me console. . . . Un pareil spectacle est très-touchant,
& justifie aisément les fondateurs ou fondatrices de Maisons
religieuses ; mais pour une fille qui, en y entrant, est censée
n’avoir consulté que son cœur, combien d’autres, par leurs
sanglots étouffés, prouvent qu’elles n’ont pas même été
consultées. Je le répete aux peres & aux meres, & ce
n’est pas ici une répétition de mots ; l’action la plus féroce,
le meurtre le plus noir, est la violence contre laquelle je me
souleve ici avec encore plus de justice que de
passion ; & pour en connoître bien l’horreur, il faudroit la
faire juger aux barbares.
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
« Je sçais, me dit-elle, qu’on
ne doit point trahir un secret. Les devoirs envers
l’humanité & la société, me sont sacrés &
toujours présens. Il y a dix ans que je m’occupe à les
apprendre. J’ai donné à cette douce étude tout le temps
que dans le monde on emploie à se
corrompre, & à étudier l’art trop perfectionné
d’embellir le vice. Tout ce que j’ai vu m’a appris à
sentir ; la coquetterie, la galanterie, l’ambition,
l’avarice, m’ont appris que le seul bien réel, le seul
bien estimable, c’est le sentiment. Tant de gens qui
s’endorment dans le plaisir, tant d’autres qui se
fatiguent inutilement dans le monde, tant de femmes
désespérées à leur toilette, tant d’hommes vicieux que
l’encens & les honneurs ne peuvent sauver de l’ennui
& du remords ; tous ces êtres malheureux & vils,
m’ont convaincue qu’on est toujours en commerce avec son
cœur, quand on est juste & sensible ; qu’on a alors
les plaisirs sans les peines, ou que du moins, s’il y a
des peines attachées au sentiment, un charme inséparable
contribue encore à nous les faire aimer.
Voilà ce que j’ai appris dans le monde ; j’ai trouvé le
secret de m’y enrichir, de m’y faire un état durable,
tandis que chacun s’y ruine en courant après des
chimeres ; car les plaisirs que le vice promet ne sont
que des chimeres pour ceux mêmes qui n’ont pas la
premiere notion de la vertu. Mais ces devoirs que j’ai
étudiés si constamment, ces loix sacrées dont mon esprit
s’est nourri, n’ont point entraîné, par leur charme, ces
scrupules funestes qui rendent l’ame esclave ; j’ai sçu
toujours distinguer les obligations positives &
éternellement permanentes, d’avec celles auxquelles les
circonstances ont le droit de nous soustraire ; je
sçais, par exemple, qu’un secret confié n’est pas un
dépôt qui exige une fidélité irréprochable, lorsqu’en le
divulgant on ne peut faire aucun tort à la
personne qu’on trahit, & l’on peut faire un grand
bien à la société. Je suis dans ce cas aujourd’hui,
& je me crois très-innocente, quoique
très-infidelle. »
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
« Une excellente leçon que
j’ai lue dans un Livre nouveau, ma chere fille, me fait
ouvrir les yeux sur votre sort & sur le mien. Quel
trait de lumiere a passé dans mon cœur ? Il est juste
que vous jouissiez de mon repentir ; vous avez payé cher le droit affreux d’y trouver des
consolations. O ma fille ! que vous allez me coûter de
larmes ! j’ai sçu que vous en répandiez, & je les ai
méprisées ! j’ai entendu les cris de votre douleur,
& je vous ai accusée de révolte ! je mérite bien
qu’à présent le remord me rende plus malheureuse que
vous. . . . Est-ce une mere qui trace un aveu si
terrible ? Est-ce elle qui vous porta dans son sein, qui
est obligée de convenir qu’elle a déchiré le vôtre ?
Oui, c’est moi-même ; c’est ma main qui écrit l’histoire
de mon crime ; le Ciel la condamne à cet emploi
terrible ; le Ciel est juste ; la main qui vous trahit
doit vous venger. . . . Si dans cette prison où votre
ame est chaque jour tirannisée ; si sur cette croix où
je vous ai attachée, il vous reste des sens pour voir
& pour entendre, j’ose espérer que ma
sincérité pourra calmer les immenses douleurs que vous y
déplorez sans cesse. Je vous ai trahie, immolée,
sacrifiée, mais je suis à vos genoux pour y pleurer vos
maux ; c’est mon cœur qui gémit aujourd’hui, & ce
n’est pas mon cœur qui fut coupable. Le monde m’avoit
endurcie ; ce fut sans haine pour vous que je vous
immolai. Le monde est cruel, & nous forme
insensiblement à son image ; ses maximes barbares
prennent la place de tous nos sentimens, de toutes nos
notions ; & dans cet état, n’aimant plus rien, ne
respectant plus rien, nous sacrifions tout, sans
aversion particuliere, aux lois du génie qui nous
domine. Ce sera pour vous une consolation de penser que
je ne vous ai point haïe. Hélas ! je sens que vous en
tirerez peu de chose. On ne distingue plus,
quand on touche à l’extrêmité du malheur. Cependant je
vous conjure de faire quelque effort pour cela ; c’est
pour moi que je vous le demande ; songez qu’à présent
vous en souffrez plus seule, que tous vos maux
deviennent les miens, que vous ne poussez plus un soupir
qui ne retentisse dans mon cœur, & que vous devenez
mon bourreau, comme je fus le vôtre, si mon désespoir
& ma sincérité perdent, par votre prévention, le
droit qu’ils ont peut-être de vous consoler. . . . L’on
m’a dit que vous étiez toujours malade & toujours
triste. Il y a long-temps que l’on m’a dit ; mais alors
on parloit à des oreilles fermées aux gémissemens ; je
ne voulois point écouter les vôtres, ou ceux que vous
arrachiez aux ames timorées & sensibles, parce que je craignois qu’ils n’excicitassent
ma conference à gémir avec vous ; je riois de vos
ennuis, je cherchois à m’en dissimuler la cause
légitime, en les imputant à une cause vicieuse ; je
voulois en interdire l’examen à ma raison & à mon
cœur, & j’excitois mon imagination à me fournir des
plaisanteries continuelles sur ces vapeurs qui vous
dévorent. Aujourd’hui je conçois très-bien ce qu’on me
dit, & je devine ce qu’on ne me dit pas. Comment ne
seriez-vous pas malade ? Comment la santé pourroit-elle
habiter dans un corps où la joie ne pénétra jamais ? Je
considere votre état ; pour en saisir toute l’horreur,
je n’ai même besoin de porter mes regards dans votre
ame ; une dépendance continuelle, une chaîne de petits
devoirs où l’on voit beaucoup de sévérité, peu de raison, beaucoup de précaution contre la
fragilite humaine (précaution humiliante, choquante,
quand on n’a ni assez de vertu pour trouver tout bien,
ni assez de foiblesse pour être capable de vouloir faire
toujours le mal) ; l’humeur d’une Supérieure, presque
toujours plus austere que la regle, parce que l’esprit
de tyrannie est naturel aux ames que le sort a
enchaînées, & à qui la fortune vient offrir quelques
lueurs de domination ; que sçais-je enfin ? Tout ce
qu’on souffre dans un Couvent, tout ce qu’on est obligée
d’y voir, d’y écouter, d’y pratiquer ; tant de momeries,
tant d’austérité sans vertu, tant de prieres sans
serveur, tant d’obéissance sans soumission, tant de
liaisons sans sentiment ; tout cela doit former la
chaîne d’une vie bien odieuse, quand on a été traînée,
comme vous, dans la prison qui en est
le théâtre ; & il est bien naturel qu’une vie aussi
infortunée soit encore empoisonnée par des maladies
continuelles. Vous voyez ma chere fille, que vous n’avez
pas une douleur, une pensée, que je n’en souffre avec
vous ? Tâchez du moins, pour mon repos, de ne pas
perpétuer votre désespoir par cette complaisance qu’on
goûte à souffrir quand on trouve dans la durée de sa
douleur le prétexte d’une haine constante pour ceux qui
nous ont rendu malheureux. J’ai fait votre malheureux ;
je vous ai fait plus de mal que le plus sanguinaire
ennemi n’eût pu vous en faire jamais : mais un ennemi
peut devenir cher par ses remords ; les miens vous sont
connus à présent, & si vous me voyez, vous en seriez
touchée. J’ai voulu vous en aller faire
l’aveu moi-même, mais je ne me suis pas jugée digne de
vous rendre cet hommage. Nous devenons bien petits, bien
humbles devant la malheureuse victime de nos forfaits.
Si je n’avois envisagé cette démarche que du côté de la
consolation que j’y pouvois trouver, je me la serois
refusée également ; je ne suis pas digne de me faire des
consolations ; je dois vous en demander, & les
attendre de vous. C’est à quoi je suis résolue, ma chere
fille ; je ne vous verrai point que vous ne me l’ayez
permis. Votre réponse va donc décider de ma destinée ;
adieu. »
