Référence bibliographique: Jean-François de Bastide (Éd.): "XIX. Discours", dans: Le Nouveau Spectateur (Bastide), Vol.3\019 (1758), pp. 375-384, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2079 [consulté le: ].
Niveau 1►
Discours XIX.
Niveau 2► Qu’il est doux de céder à un penchant innocent & raisonnable ! Qu’il est triste d’être obligé de résister à ce même penchant ! Il faut être vertueux pour connoître ces deux situations : mais si l’on n’est que vertueux, on succombera à la derniere ; on n’aura pas la force d’opposer constamment à ce qu’elle peut coûter, tout ce que le devoir exige.
Au moment où j’écris ceci, il y a un jeune homme qui en éprouve la vérité, & qui souffre d’autant plus, que, malgré la grandeur de son courage, la noblesse de son ame, & la force de ses résolutions, il est encore incapable de ne pas balancer entre son devoir & son penchant. Metatextualité► Voici sa situation. ◀Metatextualité Hétéroportrait► Il est fils d’un Magistrat, que [376] ses hautes vertus ont rendu immortel. Son pere vient d’éprouver un chagrin violent, qui, dans un âge très-avancé, va le rendre incapable d’exercer ses augustes fonctions avec la supériorité de génie & l’infatigabilité qui l’ont distingué jusqu’à présent. Il fera cependant les efforts nécessaires de la fortune, jusqu’à ce que son fils ait pu devenir assez sçavant dans les loix, pour pouvoir lui succéder avec l’honneur que son grand nom exige. Mais il faut que ce temps ne soit pas long ; le fils l’a senti. Il est né avec beaucoup d’esprit & d’intelligence, il a juré à son pere de ne pas perdre un instant, de ne s’occuper que de cette étude sacrée, & il sent de plus que sa gloire l’exige. Il étoit sincere, lorsqu’il fit le serment ; il est aisé de le croire en lisant une lettre qu’il m’écrit à ce sujet ; j’ai cette lettre sous [377] les yeux en ce moment, & elle pénetre mon cœur des sentimens les plus tristes. « J’ai promis à mon pere, me dit-il, de ne m’occuper que de l’honneur qu’il veut me faire ; il a compté sur ma parole, il attache toute sa consolation à ma fidélité, je lui ai juré qu’il retrouveroit le bonheur par moi : lui dirai-je maintenant : Je ne veux plus que vous soyez heureux ; je foule aux pieds vos espérances & mes sermens ; je ne suis plus votre fils !. . . . Quel Arrêt à prononcer au plus respectable des peres ! »
Il faut espérer que sa répugnance & sa terreur le sauveront des remords qui semblent déjà le déchirer. Attendons tout de la beauté de son ame ; mais pourquoi cette ame a-t’elle changé ? Pourquoi n’est-elle plus touchée des charmes de la gloire ? Pourquoi le bonheur de consoler un pere ne la [378] flatte-t’il plus ? Pourquoi ?. . O amour, que ton pouvoir est cruel & redoutable ! Ce Dieu n’avoit jamais pu s’asservir une ame rebelle ; il la forgé des traits exprès, & cette ame a senti des feux dévorans. L’objet qu’il a choisi pour assurer sa vengeance, est digne de cet honneur fatal ; le jeune homme m’en parle avec un respect où je reconnois la vérité, malgré la passion. « Long-temps, dit-il, errant dans le monde, ne trouvant rien qui me touchât, je vécus sans connoître l’amour ; ces plaisirs mêmes qui semblent voltiger partout, que la jeunesse adore, qui naissent sous ses pas ; ces plaisirs me furent étrangers, & semblerent respecter une ame qui ne vouloit point se laisser amollir. Je vis Adélaïde. L’Amour lui avoit confié le trait qu’il lance quand il veut charmer un cœur. Ce trait étoit dans ses yeux, [379] & il eût suffi pour m’enflammer. Mais ma défaite ne devoit pas dépendre d’un moment ; la raison & la gloire rendoient mon consentement difficile, & l’amour n’est point vainqueur tant que l’amant se souvient qu’il doit combattre. Ce Dieu avoit prévu que je résisterois ; aussi avoit-il mis dans Adélaïde tout ce que la raison même est obligée d’applaudir dans une femme aimable. »
Metatextualité► Le portrait ne finit point là, mais ce que je viens d’en montrer, suffit pour donner l’idée de la femme la plus accomplie. ◀Metatextualité Pourquoi un attachement si tendre pour cet objet si charmant peut-il être dangereux ? Adélaïde est-elle née d’un sang obscur ; est-elle incapable de sa laisser toucher, ou a-t’elle fait un choix ? Rien de tout cela n’est arrivé, ni n’est à craindre ; Adélaïde est faite pour la tendresse, elle en est déjà remplie pour l’amant [380] qu’elle a enflammé, & elle est née de parens illustres, comme lui ; mais ces parens ont déja choisi pour elle, ils ont consulté les motifs humains, & la nature barbare les fit incapables d’en consulter d’autres. Toutes les tentatives qu’on a pu faire, ont été inutiles ; ils ne se dédiront pas, & le jeune homme est condamné à d’éternels tourmens. Mais ces tourmens affreux ne constituent pas tout son malheur : heureux du moins, s’il pouvoit s’y livrer sans honte ! L’amour a le secret de faire chérir ses peines, & un amant bien vertueux & bien tendre, peut s’en faire des plaisirs quand tous les autres plaisirs lui manquent : mais cette consolation même lui est interdite. Il doit tout son temps, toute son application à l’étude des loix, & à la sécurité se son pere, & l’un sçait que l’amant tourmenté ne peut plus penser qu’à ses [381] tourmens. Il l’éprouve, & en est déjà convaincu. Les livres lui sont devenus odieux, le repos lui est devenu impossible, & le mal ne fait qu’augmenter tous les jours. Il lui reste du moins de l’honneur & du courage ; il est prêt à les employer, à éviter Adélaïde, & il y sera résolu, dès qu’un homme droit & sensé lui en aura donné le conseil. Il me fait l’honneur de s’adresser à moi pour cela, & tout pénétré que je suis de la violence de son mal, je n’ai pas cru devoir lui en adoucir le remede. Ma réponse est telle que peuvent l’imaginer ceux qui connoissent le devoir. Je la crois surtout remarquable par deux traits d’histoire que j’ai eu le bonheur de me rappeller, dont l’un est capable d’enflammer, pour ainsi dire, la raison du jeune homme par la grandeur de sentimens qui s’y manifeste ; & l’autre très propre à [382] mettre son amour-propre dans les intérêts de sa raison, par la ressemblance qu’il établira, s’il résiste, entre lui & un héros de l’antiquité, qui résista dans une occasion à peu près pareille.
« Cyrus, lui dis-je, qu’il suffit de nommer pour peindre un grand homme, sur un jour exposé aux attaques de la foiblesse. Un Courtisan voluptueux lui peignit une femme charmante, & n’oublia aucun des traits qui séduisent les sens. Il lui proposa de le mener chez elle, & lui dit que sa société délicieuse seroit un délassement pour lui, lorsque ses grandes affaires lui laisseroient quelque loisir. Le portrait étoit divin, & Cyrus dut être tenté, mais il ne le fut pas, ou s’il le fut, sa réponse en est plus belle. » Si je m’y laisse conduire par vous, lui dit-il, pendant que j’ai quelques momens de loisir, la beauté [383] de cette femme pourroit bien m’y conduire dans la suite, quand les soins que je dois à mes Etats, demanderont toute mon attention.
Le second trait n’est pas inférieur au premier. « Un Général de Sparte ayant fait une Princesse prisonniere, & le sort de toute cette guerre dépendant de ce grand événement, le Général se promit de voir la Princesse, sans émotion, toute belle qu’elle étoit, & il se tint parole. Il la vit avec une fermeté extraordinaire, & sans outrager sa beauté, n’accorda rien à ses charmes. Un Anglois a saisi cette situation dans la Tragédie intitulée Cléomene. Les gens d’honneur, les braves gens vanterent beaucoup le génie de l’Auteur dans cette scene difficile & heureuse ; mais les Petits-Maîtres, les gens qui n’ont nulle idée de l’honneur & du vrai courage, [384] quoiqu’ils se battent, en firent d’ameres plaisanteries. Un entr’autres attaqua personnellement Dryden, & lui dit en persifflant, que quand il étoit tête-à-tête avec une femme, il sçavoit mieux employer son temps. « Cela se peut, répondit froidement le Poete, mais aussi vous me permettrez de vous dire que vous n’êtes pas un héros. ◀Hétéroportrait
Metatextualité► Je finis ma lettre par la conclusion qui suit. ◀Metatextualité « C’est donc là, lui dis-je, le nom que mérite un homme qui a sçu résister à l’amour le plus tendre & le plus pur ? Il n’y a point de nom au dessus de celui de héros ; mais il y a une vénération profonde, un enchantement intérieur, une immortalité, & tout cela vous attend, si vous avez la force de vous arracher des genoux d’Adélaïde. » ◀Niveau 2 ◀Niveau 1