Référence bibliographique: Jean-François de Bastide (Éd.): "XVI. Discours", dans: Le Nouveau Spectateur (Bastide), Vol.3\016 (1758), pp. 342-353, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2076 [consulté le: ].
Niveau 1►
Discours XVI.
Niveau 2► Un de mes amis vient de mettre un nouvel ouvrage au jour, & je sçais qu’il attache une certaine vanité à en être l’auteur. Malgré cela, il n’y a pas mis son nom, parce qu’en général il est plus sensible au désagrément du sifflet qu’au plaisir de la re-[343]nommée. C’est un homme un peu singulier, mais plus fait pour être heureux qu’un autre ; il ne connoît plus les plaisirs, quand ils lui font courir des risques. Il borne, par exemple, celui d’avoir de l’esprit & du talent, à jouir d’une certaine considération, & d’un certain murmure agréable de louanges, dans quelques sociétés où il vit. Là, il perd volontiers l’incognito, convaincu qu’il n’a rien à craindre de la critique. Il se nomme, on le loue, & il est content ; s’il ne s’est pas nommé, & qu’on le devine, il est ravi. Il semble qu’un bonheur aussi simple ne doive être exposé à souffrir aucune altération. La fortune y a pourtant jetté des regards d’envie, & j’ai vu le moment qu’elle alloit le renverser impitoyablement. Les sociétés de mon ami, qui sont aussi les miennes, n’avoient jamais admis aucun bel esprit ; [344] par conséquent la jalousie par état, cette jalousie monstrueuse qu’on devroit bannir, qu’on méprise & qu’on écoute comme un oracle, sans le sçavoir, n’y avoit jamais répandu son poison. Mais il a plu à une femme de vouloir qu’on y celébrât ses charmes en vers ; elle y a amené, malgré nous, un homme mordant, un homme envieux, un homme cruel, un bel esprit enfin. Je ne le vis pas plutôt arriver, que je tremblai pour mon ami. Quelques services que j’ai été assez heureux pour rendre à ce premier, m’ont donné de l’empire sur lui. Je puis lui demander des sacrifices, & quelquefois il m’en accorde. Je le prévins dès que je le vis paroître. Vous sçavez mon attachement pour mes amis ? lui dis-je : Il y a ici un homme d’esprit, qui nous est cher à tous, & pour qui je vous demande grace. Je vous entends, me dit-il en [345] souriant, c’est de B * * que vous voulez parler, je le connois, j’ai autrefois dit du bien de lui, mais alors il étoit inconnu. Vous êtes donc disposé à en dire du mal aujourd’hui ? repris-je ; il est vrai qu’il est devenu très-digne des traits d’un Critique, mais il est si modeste, il se contente de si peu, il cherche si peu à éblouir & à éclipser, qu’il y auroit de la cruauté à le poursuivre dans son petit empire. Il ne fait point de vers d’ailleurs, & c’est votre talent ; vous n’êtes donc point rivaux, & vous n’avez rien à craindre de sa réputation. Oh ! nous ne faisons pas ces distinctions, me dit-il : tout ce qui brille nous offusque, & nous est odieux. Nous prenons cette haine dans le monde, où l’on ne distingue point, comme vous sçavez, & où tous les genres adorés indistinctement, se nuisent les uns aux autres. . . . J’exige pourtant que [346] vous épargniez mon ami, poursuivis-je ; je vais plus loin, j’exige que vous louiez son dernier ouvrage. Oh ! pour cela, répondit-il, c’est être tyran. Voilà déjà trois fois que vous me demandez grace pour vos protégés ? Que diable, il faut bien que je vive ; vous m’avez coupé la gorge dans deux maisons avec cette inhumaine humanité, & il a fallu que j’en désertasse. Vous raisonnerez sur cela tant qu’il vous plaira, lui dis-je, mais vous ferez ce que j’exige, ou nous nous brouillerons. Vous êtes déjà écouté ici, on sçait que vous êtes homme d’esprit, votre silence seroit fatal à mon ami, on croiroit avoir jugé trop favorablement de son ouvrage. . . Mais, reprit-il en m’interrompant, songez-vous que cet ouvrage est bon, que je me perds si j’en conviens, que je serai effacé, anéanti. Vous vous exagérez vos dangers, [347] poursuivis-je, une chanson vous remettra dans vos droits, vous aurez acquis la réputation d’honnête homme, de bon esprit, & cette réputation fait beaucoup chez tous les gens que vous voyez ici, parce qu’ils font meilleurs Juges de la probité que du talent, & par conséquent plus touchés de l’une que de l’autre. Il me regarda fixement à ces mots ; il vit toute ma détermination, & cela lui imposa. Ecoutez, me dit-il, je vous considere & vous chéris infiniment, je voudrois tout faire pour vous obliger, mais vous voulez m’égorger, & il n’y a qu’un sot qui se laisse tuer par sentiment. Cet ouvrage est bon & très-bon ; je vous le dis, mais je mourrois plutôt que de le dire à d’autres. Je viens ici pour raison essentielle, je veux m’y établir : si je n’y venois que par curiosité ou par ennui, je ferois ce que vous souhaitez, je loue-[348]rois votre ami, j’encenserois votre idole, & je partirois à l’instant même pour ne plus revenir. Il est donc impossible que vous m’arrachiez une louange, vous ne devez même plus le tenter, après l’aveu que je viens de vous faire ; mais je me tairai, je dévorerai mon tourment. Si vous n’êtes pas content, je deviens furieux, & c’est moi alors qui vous déclare l’inimitié dont vous m’avez menacé. . . . Il fallut m’en contenter en effet ; je me crus même obligé de l’en remercier. Je venois de voir que l’effort de se taire est, dans un satyrique, la plus grande preuve de condescendance, & l’on ne peut rien exiger de plus qu’un effort, sans être injuste.
Metatextualité► Je ne ferai sur cela aucune réflexion. Le lecteur m’a déjà prévenu, sans doute ; celles que font naître de certains vices, se présenteroient à l’esprit des barbares. La jalousie de [349] l’esprit l’est-il moins ? Voici une lettre qui mettra le lecteur en état d’en juger lui-même. ◀Metatextualité
Niveau 3► Lettre/Lettre au directeur► Monsieur,
Un homme, de beaucoup d’esprit à la vérité, mais qui chérit trop l’éclat de la réputation, dînoit il n’y a pas long-temps avec plusieurs personnes de mérite, & entr’autres avec le Chevalier de * *. Ce dernier est homme d’esprit, mais non pas bel esprit, comme il a le malheur de le croire. L’homme dont je parle, qui le haïroit s’il l’étoit, le méprise, parce qu’il croit l’être, & en toutes occasions traitant son erreur comme une maladie, lui fait avaler les remedes les plus amers. Ce jour-là la dose fut plus forte, & si sorte même, que, si le malade a besoin d’être guéri d’une erreur, on pourroit dire aussi que le Médecin auroit besoin d’être corrigé [350] d’un vice. Le Chevalier, en se mettant à table, s’avisa de dire son sentiment sur une proposition qu’on venoit d’avancer. Eh non, monsieur, lui dit son antagoniste, ce n’est point cela : vous pensez faux, vous avez tort, par telle, telle, telle raison. . . . Il parla avec tant de véhémence, tant de rapidité, fit tant de bruit, dit tant de mots, que la pauvre Chevalier, qui n’avoit pas une poitrine à faire sonner, & qui malheureusement dans ses sociétés est trop accoutumé à être applaudi, crut avoir tort, & nous le dit. Je sentis pourtant qu’il avoit raison, mais je ne voulus pas le dire, parce que de sang-froid un homme prudent ne doit point se battre avec un bréteur. Le Chevalier étoit fort sot, & même fort triste : il venoit d’être humilié, & dans le monde cela fait un vrai sujet de chagrin, parce que les témoins de l’humiliation y [351] sont toujours cruels. Son état me faisoit de la peine. Je suis humain, je n’aime point qu’on abuse, encore moins qu’on outrage, & je voyois à tous égards que c’étoit le dessein de l’ennemi qui l’avoit terrassé par surprise. La prudence me retint toujours ; nous nous étions d’ailleurs assemblés pour nous amuser, & j’espérois que la conversation changeroit bientôt d’objet. Effectivement on parla de toute autre chose ; les esprits devinrent aimables, & le Chevalier lui-même alloit oublier ce qui s’étoit passé, lorsqu’en sortant de table son barbare rival renouvella la question, en lui adressant la parole. Ne parlons plus de cela, je vous prie, lui dit le Chevalier, j’ai fort peu de poitrine, & je ne me soucierois pas de l’épuiser à parler d’une chose. . . . Mais non, Monsieur, il faut en parler, lui dit son aggresseur : ma conscience exige [352] que je vous en prie. Vous aviez raison tantôt, je n’ai sçu ce que je disois, j’y ai rêvé pendant le dîné, je vois maintenant que vous disiez bien, & je le vois, par telle, telle, telle, raison.
Le trait étoit horrible, on en rit, mais on en fut indigné. Dire sérieusement à un galant homme qu’il pense faux, ne lui pas laisser le temps de justifier son opinion, l’étourdir par des paroles, lui faire essuyer toute la bordée de la plaisanterie, revenir ensuite au même sujet, le traiter à fonds, prouver par-là qu’on a eu tort de disputer, l’avouer, en faire des excuses à celui qui, n’ayant pas eu le temps de dire ses raisons, croira toujours être soupçonné de n’en avoir pas eu à dire ; c’est-là le plus étrange abus de l’esprit, & le procédé le plus violent & le plus malhonnête. Je crois, Monsieur, que vous penserez [353] comme moi, & que vous trouverez cette lettre très-propre à être inserée dans vos feuilles.
J’ai l’honneur d’être, &c. ◀Lettre/Lettre au directeur ◀Niveau 3 ◀Niveau 2 ◀Niveau 1