Référence bibliographique: Jean-François de Bastide (Éd.): "XI. Discours", dans: Le Nouveau Spectateur (Bastide), Vol.3\011 (1758), pp. 230-247, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2071 [consulté le: ].
Niveau 1►
Discours XI.
Citation/Devise► Non equidem hoc studeo, ullatis ut mihi nugis
Pagina turgeseat, dare pondu idonea fumo.
Pers. Sat. v.19.
Vous avez raison : mon dessein ne fut jamais de faire de ces beaux vers qui ne signifient rien : ni de faire valoir des bagatelles, & de leur donner du poids. ◀Citation/Devise
Niveau 2► J’en veux venir aux quolibets, plus communs autrefois, qu’aujourd’hui, mais non encore abolis, & dignes en tout temps du mépris de l’homme d’esprit. Le quolibetisme est une maladie de l’esprit, & un effet du mauvais goût. Bien des gens se le permettent, parce qu’ils le définissent mal ; ils le confondent avec ce qu’on [231] appelle faillie, pointe d’esprit. D’autres se le prescrivent, parce qu’ils vivent dans des sociétés où la conversation est un assaut de quolibets. Il n’y a rien de si insupportable que la fureur de ces derniers. Cette fureur régna beaucoup autrefois. A la Cour de Jacques I, elle fit la réputation & la fortune de ceux qui s’y livrerent avec plus de succès. Ce Roi, d’ailleurs sçavant, ne faisoit guere d’Evèques, ou de membres de son conseil privé, qui ne se fussent signalés par ce talent. Il le possedoit lui-même à un degré singulier, & il en faisoit tant de cas, qu’il suffroit qu’on le vainquît dans un combat. En remontant plus haut, nous trouverons encore de plus fameux exemples de cette épidemie. Les ouvrages de Platoni, d’Isocratei, de Cicéroni, & de vingt autres Anciens, sont remplis de quolibets. Ces grands Maîtres eurent en [232] cela moins de goût qu’un simple paysan, qui disoit qu’un diseur de quolibets & son rossignol étoient la même chose, vox & pratera nihil, un son, & pas autre chose ; encore donnoit-il avec raison la préference à ce dernier. Nous devons à Quintilien, & à Longin, l’extirpation de cette plate hérésie. Les ouvrages des modernes sont écrits avec une élégance sans affectuation, qui marque une époque ; cependant les nations n’ont pas toutes été éclairées par la lumiere, & au contraire ; car à présent les Italiens, par exemple, sont quolibetistes plus entêtés qu’ils ne le furent jamais. C’est un peu la faute de leur idiôme, mais c’est beaucoup plus la faute de leur goût ; car avec du goût, il n’y a point de langue qui ne reçoive des loix. Leurs Prédicateurs sont de vrais bouffons ; ils font des peintures si comiques de l’enfer, des [233] grands crimes, des vengeances divines, qu’il faut avoir bien peur du diable pour se convertir à leurs sermons. Je me représente ce temps où l’on jouoit sur la scene les Saints, les Martyrs, Dieu le pere, Dieu le fils, confondus avec les diables. Une Chaire en Italie est un vrai Théâtre de Marionettes, & l’on court à ces farces pour y applaudir de la meilleure foi du monde, & s’y extasier de concert.
Metatextualité► Mais revenons à ce que je voulois dire. ◀Metatextualité Récit général► Je soupai hier au Marais. Je m’étois exilé depuis deux ans de quelques sociétés que j’y avois parce que l’abondance & le sifflement des quolibets y faisoient gémir mes oreilles. On m’avoit assuré que depuis mon éloignement, le bon ton y avoit pris le dessus, mais j’assure à mon tour le garant qui m’a trompé, qu’il est un très-mauvais juge du bon ton. Excep-[234]té moi, tout le monde s’y surpassa dans l’art de dire fastidieusement de bons mots. Je fus d’abord obligé d’entendre l’historiete de la veille, récitée par une grande bouche artistement fermée. Cette bouche étoit tournée vers un joli homme tout à fait digne d’écouter des énigmes, & ce vis-à-vis m’eût paru plaisant ; mais malheureusement la merveilleuse personne que je considérois, me regardoit impitoyablement, & en me faisant l’honneur de m’associer à ses mysteres, m’ôtoit la liberté d’en rire. Lorsque l’histoire fut finie, je vis bien qu’il y avoit quelque chose d’extrêmement piquant dans tout cela, mais, & les faits, & les pensées, & les expressions, tout avoit été masqué par le caracteres indéchiffrables de la cabale, & je n’y avois rien pu comprendre. J’eus la politesse d’en rire, & la sincérité de m’en plaindre. Une bonne [235] personne voulut descendre au rôle bienfaisant & modeste de traductrice, mais je n’entendis guere mieux l’explication que le texte, & tout ce que j’en pus comprendre, c’est que toute cette société étoit convenue de ne parler que par quolibets. La conversation devint générale, & je vis pleuvoir une grêle de pointes. Je prévis que j’en allois être accablée, & qu’il falloit appeler Dieu à mon aide ; je l’invoquai, le souper finit, & je me sauvai. ◀Récit général
Metatextualité► Puisque me voilà en train de parler des ridicules de l’esprit, je vais raconter une aventure dont je viens d’être témoin à la Comédie Françoise où par parenthese je n’avois pas mis le pied depuis deux ans. ◀Metatextualité
Récit général► A cet aveu, j’entends bien des personnes se recrier, & me demander la raison de mon indifférence pour [236] le premier théâtre de l’univers Je répondrai à cette question avec toute la bonne foi dont je me pique ; & je me persuade, avec quelqu’apparence, que les protecteurs mêmes des coulisses conviendront que mon éloignement pour le célebre objet de leur idolâtrie, n’a rien de monstrueux. Je fais des vers depuis dix ans, & depuis six, je dîne, ou je soupe familiérement avec Mitridate, Britannicus, &c. La vérité de mes entretiens avec de Héros fameux, leur esprit naturel dans les cercles, leurs intrigues, leurs anecdotes, leurs passions communes comme les miennes, m’ont réduit à ne les pouvoir plus envisager que comme des hommes ; les vers y ont également perdu cet ascendant vainqueur qu’ils avoient sur mes oreilles & sur mon esprit, & il n’y a certainement rien que de très-naturel à tout cela ; car de bonne soi [237] qu’est-ce que le langage des Dieux dans la bouche des hommes, lorsqu’il n’y a plus de prestige ? Et il ne doit plus y en avoir, après cent soupers où les scenes naturelles ont constamment pris la place des impostures théâtrales. Je demande, par exemple, s’il est bien possible de s’attendrir sur le sort d’Orosmane jaloux, dans le moment où il dit pompeusement à Zaïre :
Citation/Devise► Madame, il fut un temps où mon ame charmée,
Ecoutant, sans rougir, des sentimens, trop chers,
Se fit une vertu de languir dans vos vers, &c. ◀Citation/Devise
Quand la veille soupant avec lui & sa maîtresse, je lui aurai entendu dire, avec bien plus de vérité & d’énergie, Non perfide, tu ne m’aimas jamais, & ce gueux-là sçavoit bien qu’il te plairoit. Je cite ici Orosmane à la place de tout autre Héros de Théâtre [238] qui m’a pu donner ce spectacle. Pour moi, comme pour d’autres, les exemples ne seroient pas rares, s’il falloit justifier par là mon raisonnement.
Il y a des Comédiens, qui toujours sur le thrône, croyent toujours parler à des sujets ; mais ceux-là, bouffons quoique imposans, font en général ridicules sur le Théâtre, parce qu’ils le sont dans le monde, & approchant plus du grotesque que du sublime, par l’air gigantesque qu’ils apportent sur les planches, ne sont pas des objets qui doivent déposer contre mon éloignement pour le Théâtre. Il n’y a guere eu que Baron qui, quoique boursoufflé dans le monde, eut au Théâtre la grandeur vraie de son rôle. Il dînoit un jour seul avec un grand Prince. Pendant le repas, on entendit un grand bruit dans la cour ; le Prince lui dit de voir ce que c’étoit. Ce n’est rien, Monseigneur, [239] lui dit-il, après avoir regardé par la fenêtre, ce sont vos gens qui se battent avec les miens. Le Prince trouva ce propos comique, à force d’être impertinent ; mais je suis persuadé que le soit Baron ne lui en imposa pas moins dans le rôle de Mitridate. Autant m’en seroit arrivé, si j’avois été le Prince. Mitridate vrai, jaloux, fourbe, & sublime, n’eût fait oublier Baron ; mais Baron étoit un homme unique.
Le Théâtre ne doit donc plus me paroître qu’un amas de planches ? C’est ce que j’éprouvois tous les jours, depuis six mois, quand j’ai discontinué d’aller à la Comédie. Je ne veux offenser personne ; je ne veux pas non plus étonner. Je dis la vérité, comme je l’ai toujours dite, craignant même d’en avoir trop dit, & de passer pour singulier. ◀Récit général
Metatextualité► Revenons à l’aventure que j’ai an-[240]noncée. ◀Metatextualité Récit général► Tout le monde sçait la réponse qui fit un jour une de nos plus charmantes Actrices, à un Allemand, qui exprimat grossierement beaucoup d’amour, lui offrit cent louis ? Monsieur, lui dit-elle avec mépris, si vous me plaisiez, je vous en offrirois mille.
Cette aventure fut hier renouvellée par un adolescent de la même nation. Le Baron de * * *, en entrant dans un des foyers de la Comédie, fut frappé de la beauté & de l’éclat de Mademoiselle * * * ; il sentit son cœur s’enflammer, & il eut bien voulu pouvoir jetter quelques étincelles de ce feu dans le cœur de celle qui le faisoit naître ; mais on alloit lever la toile, & il n’y avoit pas moyen de lui parler. Pour s’en dédommager, il la regardoit tendrement, & lui disoit par ses regards, à peu près ce que ce soldat Anglois si connu, dit, en voyant passer la Reine Elisabeth.
[241] Ce langage étoit si espressif, que Mademoiselle * * * fut obligée de l’entendre ; mais le Baron est laid, & la laideur est son animal antipathique ; ainsi elle ne répondit pas par le mondre petit mouvement de prunelles. Le Baron, quoique très novice, soupçonnoit que le Théâtre a sa décence comme le monde, & il crut devoir compter pour beaucoup l’attention dont elle avoit honoré ses regards. Ce préjugé flatteur lui eût donné la patience d’attendre jusqu’à la fin du spectacle pour s’expliquer mais on leva la toile, il la perdit de vue, & il crut la perdre tout-à-fait. Dans sa douleur, il demanda une plume, & il écrivit ce qui suit.
« Vous venez de m’enchanter, ma belle Reine ; je suis tout à vous, si pour dix louis vous voulez être ne heure à moi. »
Au premier entracte, il lui pré-[242]senta ce petit billet. Elle le lut, mais ne put y répondre, parce que le second acte alloit commencer. A la fin de cet acte, il se tint dans la coulisse par où il falloit qu’elle passât. Je vous parlerai à la fin de la piece, lui dit-elle, vous n’aurez qu’à monter dans ma loge. L’ardent Baron ne se le fit pas dire deux fois ; il vola au rendez-vous, bien convaincu que l’amour l’attendoit pour signer son traité.
Mademoiselle * * * n’en étoit qu’au milieu de sa toilette, elle seignit de ne vouloir pas parler devant ses femmes. Le Baron le devina, & bénit une circonspection qui alloit lui procurer deux heures, au lieu d’une qu’il avoit demandée. Il la regardoit amoureusement, i voyoit ses charmes, & il se disoit que son argent étoit bien gagné. Enfin la toilette finit, Mademoiselle * * resta seule, & fit au Baron mille excuses de l’avoir rendu témoin [243] de tout ce tracas. Il avoit lu quelque part en François qu’il faut prendre le bénéfice avec les charges : il crut qu’en assaisonnant ce proverbe de quelques minauderies, il en pouvoit faire un compliment, & il commença par là la plus fastidieuse déclaration qu’on ait jamais faite. Mademoiselle * * * assez heureuse pour pouvoir garder son serieux, lui dit qu’elle en avoit agi librement, parce qu’elle avoit compté qu’il lui seroit l’honneur de souper avec elle. Il se jetta à ses genoux, comme un homme transporté, & lui dit qu’il ne concevoit pas ce qui pouvoit lui procurer tant de bonheur. Vos propositions, Monsieur, reprit-elle ; croyez-vous que dix louis ne vaillent pas bien un souper ? Nous nous piquons de conscience, & vous ne m’en supposiez pas assez en ne me demandant qu’une heure.
Ils partirent, & le Baron fut tout [244] ébahi, en arrivant, de trouver un appartement très grand, très riche, & un sallon éclairé par dix bougies. On tarda peu à servir : le plus magnifique repas fut annoncé par des piles d’assiettes d’argent qu’on avoit apportées sur le buffet. Tout cet éclat, tout cette grandeur commencerent à paroitre suspects au Baron ; il étoit novice & avare, & n’avoit jamais soupçonné que dans la sphere des personnes complaisantes, on put trouver les sentimens & l’élégance de la bonne compagnie. Il commença donc à regarder tout cet étalage comme un appât funeste contre lequel il ne pouvoit trop se tenir en garde. Pour dix louis, dit-il intérieurement, tant de bougies, un si grand souper, & un tête à tête ? Eh, il y a déjà dix louis de dépense. De ce moment Mademoiselle * * * ne le tenta plus, il mit sa main sur sa bourse pour la garan-[245]tir de toute surprise, & il souhaita que le souper finit pour pouvoir échapper aux voleurs. Il sembloit que Mademoiselle * * * devinât tous les brouillards qui s’élevoient dans cette tête étroite & grossiere ; car plus il paroissoit rêveur, plus elle redoubloit d’agaceries & d’esprit. Il avoit l’air sot au suprême degré, & de la vie un souper avec elle n’avoit aussi mal fini. A force de pénétration, elle devina le sujet de cette métamorphose, & elle n’en eut que plus de plaisir à exécuter un projet qu’elle avoit conçu. Elle commença par chanter mille jolies chansons ; elle fit apporter sa guitarre, & les regards les plus animés accompagnoient les sons les plus touchans. Que faisoit le pauvre Baton, pendant qu’on le lorgnoit si tendrement ? Hélas ! il vouloit paroître transporté, & n’étoit qu’impatient ; il ne voyoit point finir le souper, & [246] tant de charmes, tant de talens, tant de magnificence dans son Hébé, lui faisoient un supplice de l’excès de son bonheur. Sa terreur enfin redoubla au point qu’il ne vit que le parti de la fuite : il le prit. Il profita d’un moment où Mademoiselle * * * avoit passe dans son cabinet pour chercher de la musique. Ce moment étant très-favorable, il tira dix louis qu’il mit sur son assiette, & se sauva sans attendre son carrosse. Mademoiselle * * * fut fort étonnée en revenant, de ne le plus trouver. Cependant, comme elle avoit déjà deviné, sa surprise passa, pour faire place aux éclats de rire les plus redoublés. Le Baron rêva toute la nuit à son aventure : il eut bien plus à rêver le lendemain, lorsqu’en s’éveillant il reçut son argent qu’elle lui renvoyoit, & un billet plein d’excellens avis sur la cause de sa suite, & sur la façon d’offrir & [247] de donner nécessaire avec les personnes de son état, suivant la réputation qu’elles ont dans le monde. Le Baron, qui sortoit à peine du Collége, n’avoit pas perdu l’habitude d’être sensible aux étrivieres. Il comprit que Mademoiselle * * * ne lui avoit donné un si beau souper que pour prendre occasion de se moquer de lui ensuite. Cependant il ne vola pas chez elle avec des propositions plus dignes de ses charmes. On ne corrige jamais un avare ni un sot. ◀Récit général ◀Niveau 2 ◀Niveau 1