Le Nouveau Spectateur (Bastide): VIII. Discours

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Discours VIII.

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Allgemeine Erzählung

J’entrai hier dans le Caffé de * * *, où je vais quelquefois depuis que le Spectateur a commencé à paroitre : il n’y avoit que trois personnes de qui je n’étois nullement connu, & qui avoient ensemble une conversation suivie. Les premiers mots que j’entendis, me firent juger que je ne sortirois pas sans quelque bonne provision. Parmi ces trois personnes, il y en avoit une qui de la façon dont elle parloit, me parut avoir juré une haine éternelle à toutes les maximes de nos meilleurs Auteurs. Il y a bien des personnes comme celle-là. Tout ce qui est estimé, en fait d’ouvrages d’esprit, leur est souverainement odieux ; & malheureusement, si elles ne sçavent pas ce qu’elles disent, elles disent très-bien ce qu’elles pensent, & cela fait beaucoup de tort aux jeunes esprits. Nous en avons vu qui soutenoient hardiment que Racine faisoit mal des vers ; d’autres, qui ont osé imprimer que nos meilleurs Peintres ne sont que des écoliers auprès des Peintres anciens. Quand l’impertinence & l’esprit de parti vont jusques-là, il n’y a qu’à en rire ; il ne sçauroit y avoir du danger à lire ou à entendre de pareilles décisions ; on sent bien aisément que la fureur ou l’extravagance les ont dictées. Mais il y a des paradoxes qui se cachent dans des discours artificieux, & le danger alors est très-grand pour celui qui écoute, surtout si les disputes habituelles des gens de Lettres, ne lui ont pas appris à se défier de tous leurs argumens. Il y a une troisieme espece de disputeurs. Ce sont ceux qui pensent naturellement le contraire de ce que les autres ont écrit, & qui font de bonnefoi de très-faux raisonnemens, dans lesquels on apperçoit cependant des lueurs de raison. Ceux-là sont excusables & réellement dangereux. Ils se trompent, & ne veulent point tromper : leur sincérité perce ; on voit qu’ils sont persuadés ; le ton convaincu leur donne l’air instruit, & pour bien des gens, cet air est une magie : de plus, il n’y a pas de sottise dans ce qu’ils disent ; leur sottise est de croire qu’ils ont toujours raison, en croyant toujours que les natures ont eu tort ; car d’ailleurs leurs spéculations sont spécieuses, paroissent naturelle, & sont à peine condamnables. Il me semble que ce que je dis là est très-clair, & que l’on voit distinctement les esprits singuliers dont je veux parler. L’homme que je trouvai hier est de cette classe. Après l’avoir long-temps écouté, je lui adressai la parole. Monsieur, lui dis-je (sans me faire connoître) autant que j’en puis juger, vous condamnez bien des maximes & bien des pensées que j’avois respectées jusqu’à présent ? Je ne suis pas assez éclairé pour disputer contre vous, mais voudriez-vous me permettre de vous faire quelques questions pour mon instruction ? Il tourna la tête vers moi d’un air tout disposé au combat, & je continuai en ces termes.

Metatextualität

Voici ce que j’ai lu dans la Marquise de Lambert, je vous prie de m’en dire votre sentiment.

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Il vient un temps dans la vie qui est destiné à connoître les choses selon leur juste valeur.

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Dialog

« La Marquise de Lambert a raison, me répondit-il, mais elle ne se borne pas à penser ce qu’elle dit ; elle va plus loin que le vrai ; elle veut que ce temps dont elle parle, soit le temps du vrai bonheur, & elle a tort. C’est au contraire le temps de la tristesse, puisque c’est celui des regrets ou du repentir. Ne soyons point philosophes : convenons de ce qui est en nous, & pour imbecille honneur d’arranger ensemble quelques idées métaphysiques, ne sacrifions point le plaisir de sentir & de nous connoître. Que gagne-t’on à se désabuser sur ce qu’on a aimé `On reste sans goût & sans sentimens pour le plaisir ; & tous les regrets, toutes les idées tristes entrent en nous en foule, & y portent la mélancolie & le dégoût des plaisirs nécessaires. Quoi ! Lucinde que j’adorois, pour qui j’ai tout faire, qui me rendoit ma maison plus aimable, mes amis plus chers, ma fortune plus agréable ; cette Lucinde si précieuse m’a toujours trompé ! Je viens de la connoître : il faut que je la méprise, que je la chasse ; ma pénétration me coûte tout mon bonheur, & l’on veut qu’elle soit un bonheur pour moi ? . . . Le monde me charmoit ; mon esprit s’y égaroit sans cesse dans des routes de volupté : l’imposture étoit universelle, j’étois dupe de tout ; mais j’étois heureux. Le moment de me désabuser est venu ; un nouvel univers vient de naître pour moi ; la cruelle raison me montre le faux de tout ; je ne serai plus trompé, mais je ne ferai plus heureux ; & l’on veut que je m’en réjouisse ? Triste vanité des systêmes ; misérable fureur de montrer de l’esprit ; car c’est elle qui répand dans le monde toutes ces phrases sentencieuses que l’on débite & qu’on imprime. Les petits esprits en sont idolâtres, parce qu’ils sont heureux dès qu’ils sont subjugués : mais le bon sens s’eleve contre la regle des sots ; il nous apprend qu’une erreur aimable est toujours plus raisonnable que ce qui nous la ravit. La Marquise de Lambert avoit de l’esprit, mais en pensant bien par goût, elle s’étoit accoutumée à approfondir peu. Elle vouloit faire des sages, & elle oublioit souvent qu’elle travailloit sur des hommes. . . . »
Il s’arrêta, & je continuai à l’interroger. Quel jugement portez vous de cette pensée de Montagne, lui demandai-je.

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Nous ne sommes jamais chez nous : nous sommes toujours au delà. La crainte, le desir, l’espérance nous élancent vers l’avenir, & nous dérobent le sentiment & la consideration de ce qui est, pour nous amuser à ce qui sera, voire quand nous ne serons plus.

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Dialog

« Cette pensée isolée, comme vous la présentez, n’offre pas un sens bien déterminé, me répondit-il ; mais à l’entendre, comme je sais, on doit dire que Montagne étoit un Philosophe forcé, qui voyoit tout avec encore plus d’humeur que d’esprit. Il faut qu’il y ait des hommes, comme ceux qu’il nous représente ici ; vous allez voir si je n’ai pas raison. Il n’y auroit que de petites vertus, s’il n’y avoit eu que de petites folies, parce qu’il n’y auroit que des exemples d’actions & d’entreprises ordinaires. Je veux bien convenir que les premiers grands hommes ont été des fous, mais ces fous-là sont cause de toutes les grandes choses & de tous les grands sujets qui sont successivement offerts à notre admiration, depuis des siecles, par l’ambition & le génie. 1Les hommes naissent paresseux, timides & inconstans : s’ils n’ont pas sans cesse devant les yeux des amitieux qui se tourmentent, qui ne dorment plus, qui affrontent tous les périls, tous les ennuis, toutes les peines pour arriver à un terme aussi incertain que reculé, ils croupiront dans une oisiveté plus fatale encore que honteuse2, ils mettront le bonheur à n’avoit point de grandes vertus, & l’univers ne sera plus qu’une espece de société solitaire, sans mouvement & sans éclat, où l’on ne pourra plus reconnoître qu’il existe des hommes, que par quelques qualités estimables, qui ne feront aucune sensation, & ne feront que de très-peu d’utilité. »
Conclusion. Il n’est pas inutile de faire observer qu’il y a du faux & du vrai dans ces deux raisonnemens : il y regne une erreur générale qui ne frappe pas, & qu’il faut faire sentir. 1°. Il faut convenir que c’est, en apparence, une terrible loi de la raison que de se désabuser des choses qui ne conviennent plus à note âge, tant qu’elles nous laissent le souvenir du bonheur qu’elles nous firent. Ce souvenir seroit encore un bonheur ; la nature y trouveroit la consolation de son dépérissement ; & je conçois qu’elle ne doit pas volontiers consentir à perdre une illusion dont le charme la distrait du moins du spectacle d’elle-même. Mais examinons, d’un autre côté, ce que l’on gagne à connoître le faux des biens qu’on a perdus. Ce qui ne mérita pas notre estime, ne mérite pas nos regrets ; c’est un axiôme que la raison & l’amour-propre tournent aisément en regle de conduite, quand l’âge a refroidi l’imagination. Ainsi on n’a pas plutôt connu qu’on fut trompé, que l’on sent que des regrets, pour des objets trompeurs, seroient tout à la fois avilissans & ridicules ; & delà on se sent porté à ne les plus considérer que comme des chimeres qui n’eurent jamais d’autre droit réel que de servir de jouer à l’imagination. A-t’on fait une fois cette réflexion, elle reste & s’imprime ; on éprouve je ne sçais quel penchant intérieur à s’y attacher : c’est la nature qui, prévoyant un malheur pour elle à conserver de l’amour pour des objets qui cont l’abandonner, cherche à se faire d’avance des raisons de prévenir leur trahison, & souhaite qu’on ne l’empêche pas de les mépriser autant qu’il est nécessaire pour sa tranquillité. Ainsi la perte de l’illusion est un bonheur, après la perte de l’objet qui la faisoit naître ; & le premier raisonnement que j’ai rapporté est faux, quoique spécieux. 2°. Le Censeur de Montagne n’a pas bien saisi sa pensée dans la phrase sur laquelle je le priois de me dire son avis ; & sa maxime, à lui, est pour le moins aussi outrée qu’a pu lui paroître celle de ce Philosophe. Rapprochons-les l’une de l’autre, & répandons sur les deux une lumiere qui en fasse sortir le vrai & le faux. Il est certain que la passion des hommes pour les choses de l’avenir, leur est fatale ; elle les empêche de jouir des choses qui sont en eux, & alors il n’y a plus de présent, il n’y a plus de bonheur ; car le bonheur est dans ce qui est, & non dans ce qui sera, & tant qu’on n’aura que des projets, des desirs, des espérances, on ne sera point heureux : en voyant un ambitieux dans cet état, je crois voir un homme qui rêve château, vaisseau, royaume, si l’on veut, mais à qui les songes causent des mouvemens convulsifs. Cependant il seroit à craindre que la paresse & l’indolence n’énervassent l’esprit de l’homme, si la maxime de jouir venoit à prévaloir trop sur celle ambitionner. L’homme est né pour contribuer au bien des autres, autant que pour faire son propre bonheur ; la société lui demande donc des bras, des secours, un exemple, & il lui refusera durement jusqu’aux plus petits services, s’il n’a plus besoin lui-même des choses qui sont hors de lui pour être heureux. Tant qu’il cherchera à le devenir, c’est-à-dire, à l’être plus qu’il ne l’est, il travaillera pour les autres, parce qu’il fera des choses qui n’étoient point faites, & qu’il augmentera par là les richesses de la société. D’un autre côté, on peut dire qu’il y a de l’extravagance à s’elancer toujours vers l’avenir, & à n’être jamais chez soi, comme dit Montagne. De même que la loi du mouvement est nécessaire aux corps, la loi du travail, de l’ambition, est nécessaire aux esprits ; sans l’ambition & le génie, l’univers ne sera plus effectivement qu’une espece de société solitaire, où les hommes & les plantes seront réduits à la même condition. Mais entre la simple végétation & le mouvement excessif, il y a un milieu ; c’est le terme où se sont arrêtés ces hommes dont nous admirons en même temps les actions & la modération ; ces Héros Romains, par exemple, qui descendoient du char triomphal pour aller conduire les efforts du bœuf docile, dans leurs plaines abondantes. Quiconque passera ce terme marqué par l’intérêt bien entendu, sera, de droit, toujours cité & condamné au tribunal des sages ; & je ne dis pas ces sages obscurs, inutiles & à peine respectables, que la solitude ensevelit, & dont l’inaction est si fatale, & l’estime si vaine ; mais ceux qui ont commencé par nous rendre des services, & qui maintenant nous donnent des leçons. Celui que la raison citera à leur tribunal, aura beau leur dire : Je travaille pour les hommes, c’est pour eux que je me fatigue, que je me tue ; ils lui répondront : Votre zele n’est qu’un prétexte, c’est pour vous-même que vous travaillez ; l’ambition vous dévore, & votre génie n’est échauffé que par le feu qu’elle allume ; mais votre excuse fût-elle sincere, continueront-il, en serez-vous moins fou & moins repréhensible à nos yeux ? Connoissez ces hommes pour qui vous allez borner votre vie à quelques instans si abrégés. Ils ne feront point sensibles à vos bienfaits, & ils vous disputeront même un jour votre gloire ; tout ce que vous aurez fait pour eux, sera perdu pour vous ; & si vous avez le malheur de vieillir, vous devez être sûr de survivre à leur reconnoissance. . . . Telle sera la réponse des sages, & cette réponse renferme une leçon que nous devons tous suivre. Fuyons l’oisiveté, courons au travail & ?a la gloire, mais sçachons modérer nos desirs & nos pas. Le plus n’est pas le mieux, quand il faut y sacrifier le jour qui passe, & le jour qui va suivre.

1Quàm si non tenuit, magnis tamen excedit ausis. S’il n’a pas réussi à conduire le char du Soleil, il s’est pourtant rendu illustre par la chûte.

2La maniere dont notre corps est constitué, nous avertir que nous sommes nés pour le travail. L’incapacité réelle ou affectée pour les exercices les plus ordinaire, es tune dégradation de l’humanité. Nous voyons d’un oeil surpris & jaloux ces hommes robustes, dont les mains nerveuses enlevent les poids les plus énormes. Nous admirons ceux qui plus adroits que vigoureux, s’approprient les forces de toute la nature, se font aider par les vents, par les eaux, par les machines de toute espece. Il est digne du corps d’un être raisonnable de sçavoir maîtriser tous les autres corps, de dompter les animaux les plus féroces pour les faire servir à ses usages. Année Littéraire. Extrait de la regle des devoirs.