J’entrai hier dans le Caffé
de * * *, où je vais quelquefois depuis que le Spectateur a
commencé à paroitre : il n’y avoit que trois personnes de
qui je n’étois nullement connu, & qui avoient ensemble
une conversation suivie. Les premiers mots que j’entendis,
me firent juger que je ne sortirois pas sans quelque bonne
provision. Parmi ces trois personnes, il y en avoit une qui
de la façon dont elle parloit, me parut avoir juré une haine
éternelle à toutes les maximes de nos meilleurs Auteurs. Il
y a bien des personnes comme celle-là. Tout ce qui est
estimé, en fait d’ouvrages d’esprit, leur est souverainement
odieux ; & malheureusement, si elles ne
sçavent pas ce qu’elles disent, elles disent très-bien ce
qu’elles pensent, & cela fait beaucoup de tort aux
jeunes esprits. Nous en avons vu qui soutenoient hardiment
que Racine faisoit mal des vers ; d’autres, qui ont osé
imprimer que nos meilleurs Peintres ne sont que des écoliers
auprès des Peintres anciens. Quand l’impertinence &
l’esprit de parti vont jusques-là, il n’y a qu’à en rire ;
il ne sçauroit y avoir du danger à lire ou à entendre de
pareilles décisions ; on sent bien aisément que la fureur ou
l’extravagance les ont dictées. Mais il y a des paradoxes
qui se cachent dans des discours artificieux, & le
danger alors est très-grand pour celui qui écoute, surtout
si les disputes habituelles des gens de Lettres, ne lui ont
pas appris à se défier de tous leurs argumens. Il y a une
troisieme espece de disputeurs. Ce sont ceux
qui pensent naturellement le contraire de ce que les autres
ont écrit, & qui font de bonnefoi de très-faux
raisonnemens, dans lesquels on apperçoit cependant des
lueurs de raison. Ceux-là sont excusables & réellement
dangereux. Ils se trompent, & ne veulent point tromper :
leur sincérité perce ; on voit qu’ils sont persuadés ; le
ton convaincu leur donne l’air instruit, & pour bien des
gens, cet air est une magie : de plus, il n’y a pas de
sottise dans ce qu’ils disent ; leur sottise est de croire
qu’ils ont toujours raison, en croyant toujours que les
natures ont eu tort ; car d’ailleurs leurs spéculations sont
spécieuses, paroissent naturelle, & sont à peine
condamnables. Il me semble que ce que je dis là est
très-clair, & que l’on voit distinctement les esprits
singuliers dont je veux parler. L’homme que je trouvai hier est de cette classe. Après l’avoir
long-temps écouté, je lui adressai la parole. Monsieur, lui
dis-je (sans me faire connoître) autant que j’en puis juger,
vous condamnez bien des maximes & bien des pensées que
j’avois respectées jusqu’à présent ? Je ne suis pas assez
éclairé pour disputer contre vous, mais voudriez-vous me
permettre de vous faire quelques questions pour mon
instruction ? Il tourna la tête vers moi d’un air tout
disposé au combat, & je continuai en ces termes.
Metatestualità
Voici ce que j’ai lu dans la
Marquise de Lambert, je vous prie de m’en dire votre
sentiment.
Livello 3
Il vient un temps dans la vie
qui est destiné à connoître les choses selon leur juste
valeur.
Livello 3
Dialogo
« La Marquise de Lambert a
raison, me répondit-il, mais elle ne se borne pas à
penser ce qu’elle dit ; elle va plus loin que le
vrai ; elle veut que ce temps dont elle
parle, soit le temps du vrai bonheur, & elle a
tort. C’est au contraire le temps de la tristesse,
puisque c’est celui des regrets ou du repentir. Ne
soyons point philosophes : convenons de ce qui est
en nous, & pour imbecille honneur d’arranger
ensemble quelques idées métaphysiques, ne sacrifions
point le plaisir de sentir & de nous connoître.
Que gagne-t’on à se désabuser sur ce qu’on a
aimé `On reste sans goût & sans sentimens pour
le plaisir ; & tous les regrets, toutes les
idées tristes entrent en nous en foule, & y
portent la mélancolie & le dégoût des plaisirs
nécessaires. Quoi ! Lucinde que j’adorois, pour qui
j’ai tout faire, qui me rendoit ma maison plus
aimable, mes amis plus chers, ma fortune plus
agréable ; cette Lucinde si précieuse
m’a toujours trompé ! Je viens de la connoître : il
faut que je la méprise, que je la chasse ; ma
pénétration me coûte tout mon bonheur, & l’on
veut qu’elle soit un bonheur pour moi ? . . . Le
monde me charmoit ; mon esprit s’y égaroit sans
cesse dans des routes de volupté : l’imposture étoit
universelle, j’étois dupe de tout ; mais j’étois
heureux. Le moment de me désabuser est venu ; un
nouvel univers vient de naître pour moi ; la cruelle
raison me montre le faux de tout ; je ne serai plus
trompé, mais je ne ferai plus heureux ; & l’on
veut que je m’en réjouisse ? Triste vanité des
systêmes ; misérable fureur de montrer de l’esprit ;
car c’est elle qui répand dans le monde toutes ces
phrases sentencieuses que l’on débite & qu’on
imprime. Les petits esprits en sont idolâtres, parce qu’ils sont heureux dès qu’ils
sont subjugués : mais le bon sens s’eleve contre la
regle des sots ; il nous apprend qu’une erreur
aimable est toujours plus raisonnable que ce qui
nous la ravit. La Marquise de Lambert avoit de
l’esprit, mais en pensant bien par goût, elle
s’étoit accoutumée à approfondir peu. Elle vouloit
faire des sages, & elle oublioit souvent qu’elle
travailloit sur des hommes. . . . »
Il s’arrêta, & je continuai à l’interroger. Quel
jugement portez vous de cette pensée de Montagne, lui
demandai-je.
Livello 3
Nous ne sommes
jamais chez nous : nous sommes toujours au delà. La
crainte, le desir, l’espérance nous élancent vers
l’avenir, & nous dérobent le sentiment & la
consideration de ce qui est, pour nous amuser à ce qui
sera, voire quand nous ne serons plus.
Livello 3
Dialogo
« Cette pensée isolée,
comme vous la présentez, n’offre pas un sens bien
déterminé, me répondit-il ; mais à l’entendre, comme
je sais, on doit dire que Montagne étoit un
Philosophe forcé, qui voyoit tout avec encore plus
d’humeur que d’esprit. Il faut qu’il y ait des
hommes, comme ceux qu’il nous représente ici ; vous
allez voir si je n’ai pas raison. Il n’y auroit que
de petites vertus, s’il n’y avoit eu que de petites
folies, parce qu’il n’y auroit que des exemples
d’actions & d’entreprises ordinaires. Je veux
bien convenir que les premiers grands hommes ont été
des fous, mais ces fous-là sont cause de toutes les
grandes choses & de tous les grands sujets qui
sont successivement offerts à notre admiration,
depuis des siecles, par l’ambition & le génie.
1Les hommes
naissent paresseux, timides & inconstans : s’ils
n’ont pas sans cesse devant les yeux des amitieux
qui se tourmentent, qui ne dorment plus, qui
affrontent tous les périls, tous les ennuis, toutes
les peines pour arriver à un terme aussi incertain
que reculé, ils croupiront dans une oisiveté plus
fatale encore que honteuse
2, ils mettront le bonheur à
n’avoit point de grandes vertus, & l’univers ne
sera plus qu’une espece de société solitaire, sans
mouvement & sans éclat, où l’on ne pourra plus
reconnoître qu’il existe des hommes, que par
quelques qualités estimables, qui ne feront aucune
sensation, & ne feront que de très-peu
d’utilité. »
Conclusion. Il n’est pas inutile de faire observer
qu’il y a du faux & du vrai dans ces deux raisonnemens :
il y regne une erreur générale qui ne frappe pas, &
qu’il faut faire sentir. 1°. Il faut convenir que c’est, en
apparence, une terrible loi de la raison que de se désabuser
des choses qui ne conviennent plus à note âge, tant qu’elles
nous laissent le souvenir du bonheur qu’elles nous firent.
Ce souvenir seroit encore un bonheur ; la
nature y trouveroit la consolation de son dépérissement ;
& je conçois qu’elle ne doit pas volontiers consentir à
perdre une illusion dont le charme la distrait du moins du
spectacle d’elle-même. Mais examinons, d’un autre côté, ce
que l’on gagne à connoître le faux des biens qu’on a perdus.
Ce qui ne mérita pas notre estime, ne mérite pas nos
regrets ; c’est un axiôme que la raison & l’amour-propre
tournent aisément en regle de conduite, quand l’âge a
refroidi l’imagination. Ainsi on n’a pas plutôt connu qu’on
fut trompé, que l’on sent que des regrets, pour des objets
trompeurs, seroient tout à la fois avilissans &
ridicules ; & delà on se sent porté à ne les plus
considérer que comme des chimeres qui n’eurent jamais
d’autre droit réel que de servir de jouer à l’imagination.
A-t’on fait une fois cette réflexion, elle reste & s’imprime ; on éprouve je ne sçais quel penchant
intérieur à s’y attacher : c’est la nature qui, prévoyant un
malheur pour elle à conserver de l’amour pour des objets qui
cont l’abandonner, cherche à se faire d’avance des raisons
de prévenir leur trahison, & souhaite qu’on ne l’empêche
pas de les mépriser autant qu’il est nécessaire pour sa
tranquillité. Ainsi la perte de l’illusion est un bonheur,
après la perte de l’objet qui la faisoit naître ; & le
premier raisonnement que j’ai rapporté est faux, quoique
spécieux. 2°. Le Censeur de Montagne n’a pas bien saisi sa
pensée dans la phrase sur laquelle je le priois de me dire
son avis ; & sa maxime, à lui, est pour le moins aussi
outrée qu’a pu lui paroître celle de ce Philosophe.
Rapprochons-les l’une de l’autre, & répandons sur les
deux une lumiere qui en fasse sortir le vrai & le faux.
Il est certain que la passion des hommes
pour les choses de l’avenir, leur est fatale ; elle les
empêche de jouir des choses qui sont en eux, & alors il
n’y a plus de présent, il n’y a plus de bonheur ; car le
bonheur est dans ce qui est, & non dans ce qui sera,
& tant qu’on n’aura que des projets, des desirs, des
espérances, on ne sera point heureux : en voyant un
ambitieux dans cet état, je crois voir un homme qui rêve
château, vaisseau, royaume, si l’on veut, mais à qui les
songes causent des mouvemens convulsifs. Cependant il seroit
à craindre que la paresse & l’indolence n’énervassent
l’esprit de l’homme, si la maxime de jouir venoit à
prévaloir trop sur celle ambitionner. L’homme est né pour
contribuer au bien des autres, autant que pour faire son
propre bonheur ; la société lui demande donc des bras, des
secours, un exemple, & il lui refusera
durement jusqu’aux plus petits services, s’il n’a plus
besoin lui-même des choses qui sont hors de lui pour être
heureux. Tant qu’il cherchera à le devenir, c’est-à-dire, à
l’être plus qu’il ne l’est, il travaillera pour les autres,
parce qu’il fera des choses qui n’étoient point faites,
& qu’il augmentera par là les richesses de la société.
D’un autre côté, on peut dire qu’il y a de l’extravagance à
s’elancer toujours vers l’avenir, & à n’être jamais chez
soi, comme dit Montagne. De même que la loi du mouvement est
nécessaire aux corps, la loi du travail, de l’ambition, est
nécessaire aux esprits ; sans l’ambition & le génie,
l’univers ne sera plus effectivement qu’une espece de
société solitaire, où les hommes & les plantes seront
réduits à la même condition. Mais entre la simple végétation
& le mouvement excessif, il y a un
milieu ; c’est le terme où se sont arrêtés ces hommes dont
nous admirons en même temps les actions & la
modération ; ces Héros Romains, par exemple, qui
descendoient du char triomphal pour aller conduire les
efforts du bœuf docile, dans leurs plaines abondantes.
Quiconque passera ce terme marqué par l’intérêt bien
entendu, sera, de droit, toujours cité & condamné au
tribunal des sages ; & je ne dis pas ces sages obscurs,
inutiles & à peine respectables, que la solitude
ensevelit, & dont l’inaction est si fatale, &
l’estime si vaine ; mais ceux qui ont commencé par nous
rendre des services, & qui maintenant nous donnent des
leçons. Celui que la raison citera à leur tribunal, aura
beau leur dire : Je travaille pour les hommes, c’est pour
eux que je me fatigue, que je me tue ; ils lui répondront : Votre zele n’est qu’un prétexte, c’est
pour vous-même que vous travaillez ; l’ambition vous dévore,
& votre génie n’est échauffé que par le feu qu’elle
allume ; mais votre excuse fût-elle sincere,
continueront-il, en serez-vous moins fou & moins
repréhensible à nos yeux ? Connoissez ces hommes pour qui
vous allez borner votre vie à quelques instans si abrégés.
Ils ne feront point sensibles à vos bienfaits, & ils
vous disputeront même un jour votre gloire ; tout ce que
vous aurez fait pour eux, sera perdu pour vous ; & si
vous avez le malheur de vieillir, vous devez être sûr de
survivre à leur reconnoissance. . . . Telle sera la réponse
des sages, & cette réponse renferme une leçon que nous
devons tous suivre. Fuyons l’oisiveté, courons au travail
& ?a la gloire, mais sçachons modérer nos desirs & nos pas. Le plus n’est pas le mieux,
quand il faut y sacrifier le jour qui passe, & le jour
qui va suivre.