Le Nouveau Spectateur (Bastide): VI. Discours
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Livello 1
Discours VI.
Livello 2
Il y a des vanités naturelles qui ne sont pas innocentes.
Celle de se vanter, par exemple, des services que l’on a rendus à un homme autrefois
malheureux, & devenu riche ou célebre. Quelque peu de gloire qu’on voulût retirer de
cette indiscrétion, ne fût-elle même qu’un trait d’amour-propre, échappé sans réflexion
& sans motif, l’humanité, l’honneur, n’en seroient pas moins autorisés à la condamner.
Tout honnête homme conviendra de ce que je dis là. . . . Il y a des vanités
qui sont innocents à force d’être naturelles. J’en veux considérer une ici qui part plus de
l’ingénuité, que de l’amour-propre, & qui perd son nom en faveur de l’utilité générale,
dont elle est la source. C’est celle qui, excitée par des circonstances pressantes, porte
un homme supérieur & modeste à faire l’aveu d’un service rendu à un homme médiocre
& vain, qui se pare d’une lumiere empruntée, & qui prétend nous éblouir par des
rayons qui ne partent pas de son sein. Je la considérerai dans son principe, dans son
action & dans son effet. Je dirai d’abord ce que j’ai vu, ensuite ce que je pense.
J’étois, comme je
viens de dire, avec cet homme rare, il n’y a pas long-temps ; & me découvrant à lui
sur la réputation subite de bien des gens de notre connoissance, je lui parlai d’un jeune
homme qui depuis quelque temps, dans la conversation, comme dans ses écrits, jugeoit des
choses de son art aussi bien qu’il auroit pu faire lui-même ; traçoit les loix du goût aux
maîtres ; leur donnoit des conseils, & éclairoit jusqu’aux plus petites imperfections
de leurs chef-d’œuvres. Je disois sincérement ma pensée, & en effet la personne dont
il est question, m’étonnoit au-delà de ce que je puis dire, parce que je
sçavois, avec tout le monde, qu’elle étoit, il n’y a pas bien long-temps, encore très-peu
instruite des mysteres de l’art profond, dont aujourd’hui elle paroît pouvoir donner des
leçons publiques ; & comme elle fréquente beaucoup le grand homme à qui j’en parlois,
je lui dis que j’attribuois ce prodige étonnant aux grandes liaisons qu’ils avoient
ensemble, à l’habitude où ils étoient de se voir tous les jours, & aux instructions
qu’apparemment il lui donnoit en particulier. L’air satisfait, que je vis dans mon ami ;
un certain mouvement d’amour-propre, qui ne peut être comparé qu’à celui qui décele un
pere dont on loue le fils en la présence, sans le connoître pour tel : tout cela me fit
soupçonner quelque mystere qui méritoit d’être éclairci. Je ne hazardai que quelques mots
pour préparer la decouverte que je voulois faire : mais ils suffirent. Je me tus, & par
un mouvement qu’il fit (le plus naturel que j’aie vu de ma vie), je fus convaincu que
j’avois attaqué l’amour propre. Je le remerciai de son aveu, &
nous raisonnâmes beaucoup sur ce qu’il contenoit. On me demandera à présent
pourquoi je le forçai à trahir un secret qu’il regardoit d’autant plus comme sacré, qu’il
étoit né plus modeste. Je répondrai exactement la vérité, & elle me justifiera. Deux
motifs me porterent à cette espece de larcin ; 1°. l’inquiétude où me jettoit la réputation
brillante dont commence à jouir un homme qui n’est pas capable d’user modestement de sa fausse victoire. Je voyois mon ami en danger d’être éclipsé, & je voulois
sçavoir du moins s’il étoit vrai que son rival méritât l’honneur d’éblouir par un éclat
vrai. On sent que l’amitie peut aller jusques-là, & elle iroit plus loin encore,
qu’elle ne seroit pas responsable des offres que peut produire son innocente jalousie. 2°.
La répugnance que les honnêtes gens ont d’accorder leur admiration à des prodiges qui
peuvent souffrir quelque doute. Je laisse penser à cet égard les hommes comme ils veulent,
mais pour moi, je déclare que je n’estimerai jamais que sur des preuves positives. La
noblesse de mon ame s’oppose au sacrifice de la plus belle portion de moi-même, qui est la
liberté. On la perd quand on engage son estime sans discernement & sans conviction,
& surtout quand on l’accorde à des imposteurs qui ne cherchent à la
surprendre que pour en abuser. J’ajouterai cependant pour la tranquillité de mon illustre
ami, s’il vient à lire cet endroit de mes feuilles, que ma délicatesse en cela est toujours
subordonnée à la politesse & à la probité. Je respecterai éternellement le secret qu’il
m’a confié ; le triomphe de son prétendu rival y tient, & il ne m’échappera jamais rien
qui puisse l’altérer. Mais j’oserai lui dire à lui-même, & à tous ceux qui, comme lui,
risquent de se faire des rivaux par des complaisances ou des vues toujours dangereuses, que
si d’un côté ils rendent des services réels à leur art, en communiquant leurs idées qui
resteroient ensevelies sans cela, de l’autre, ils rendent de mauvais services, non moins
réels, au public & à eux-mêmes. En multipliant les objets de notre estime, ils nous
font perdre le vrai plaisir attaché au sentiment de l’admiration, &
eux-mêmes insensiblement ne sont plus que dans la soule. C’est même une foiblesse qui
dégénere en abus. L’Etat y perd de son lustre & de son avantage ; car les arts y
déclinent quand les disciples enorgueillis par l’éclat d’une gloire usurpée, peuvent
s’ériger impunément en maîtres. Il ne faut pas croire cependant
que, quoique le nombre des fausses soit très-grand, le nombre des vraies soit
très-petit. Non ; ce seroit juger avec humeur, & certainement on y perdroit beaucoup ;
car on ne pourroit plus jouir du mérite ; on ne l’appercevroit plus qu’à travers d’épaisses
ténebres ; & c’est, à mon gré, un plaisir bien délicieux que de pouvoir contempler sans
obstacle & sans prévention, une vertu ou un mérite véritable, & se pénétrer de ce
plaisir comme d’une chose qui nous honore à nos propres yeux. Mais de toutes les
réputations, celles qui me touchent le plus, & m’inspirent un respect auquel mon
amour-propre est plus flatté de consentir, ce sont celles dont jouissent des corps entiers.
Je m’explique :
C’est-là, surtout, c’est dans ces momens que je sens combien l’homme est réellement formé
du souffle de la divinité.
Depuis ce
temps là les habitans de Potosi, qui connoissoient la valeur de ce jeune homme, eurent
beau l’exhorter à marcher avec ses compagnons à quelque expédition militaire ; il leur
répondoit toujours d’un air noblement mortifie, qu’après l’infamie sous laquelle il avoit
été obligé de se courber, le métier de la guerre étoit trop noble pour lui, & qu’il ne
lui restoit d’autre source de consolation que la mort. Il demeura dans le Pérou enseveli
dans cette profonde mélancolie, jusqu’à ce que le temps du gouvernement d’Esquivel~i fût
expiré ; & dès qu’il sçut que ce Licencié eut quitté Potosi, il le suivit partout
comme un désespéré, & lui donna la chasse de lieu en lieu, ne cherchant
que l’occasion de laver son affront dans le sang de son barbare Juge. Esquivel~i informé
par ses amis de cette cruelle résolution, fit, pour s’y dérober, un voyage de trois ou
quatre cens lieues, dans la supposition que l’esprit de vengeance, qui animoit Aguire~i,
ne seroit pas assez fort pour lui faire faire un si grand chemin. Il se trompa : sa fuite
ne fit que donner de nouvelles forces à la haine d’Aguire~i. Dès qu’il fut qu’Esquivel~i
s’en étoit allé à Los-Reges, qui est à trois cens vingt lieues de Potosi, il le suivit
d’un pas hâté, & dans quinze jours de temps son ennemi l’y vit arriver. Là-dessus, le
Licencié prit de nouveau l’essor, & crut trouver un asyle dans la ville de Quito,
éloignée de Los-Reges de quatre cens lieues ; mais à peine cent jours se passerent,
qu’Aguire~i y fut : aussi-tôt qu’Esquivel~i fut instruit de son arrivée, il
s’enfuit encore jusqu’à Cozco, qui est à 300 lieues de Quito. Mais son opiniâtre ennemi le
suivant à la trace, y vint presqu’aussi-tôt que lui, ayant parcouru un si grand espace de
terrein, sans souliers & sans bas. Il disoit à tous ceux qui étoient surpris de le
voir voyager dans un si triste état, qu’il n’appartenoit pas à un faquin fouetté par la
main du bourreau d’aller à cheval, & de trancher du Gentilhomme. C’est de cette
maniere qu’Aguire~i poursuivit son tiran pendant trois ans & quatre mois : à la fin,
Esquivel~i lassé de cette fuite continuelle, résolut de fixer son séjour à Cozco, persuadé
que son ennemi n’oseroit rien entreprendre contre sa vie, par la crainte du Gouverneur de
cette ville, homme sévere, inflexible & eu accoutumé à adoucir la rigueur des loix. Il
prit une maison au milieu de la ville, tout près de la grande Eglise, ne
négligeant rien toutefois pour se précautionner contre l’esprit vindicatif du jeune
soldat. Il portoit toujours une cotte de mailles sous ses habits, & ne marchoit jamais
sans être armé d’une épée & d’un poignard, quoique cet équipage fût très-incompatible
avec sa profession. Toutes ces mesures ne furent pas capables de ralentir l’animosité
d’Aguire~i, qui le suivoit toujours, & qui paroissoit attaché à ses pas. Las, à la
fin, de le voir trop bien accompagné pour espérer de faire son coup dans la rue, Aguire~i
résolut de l’attaquer dans sa propre maison, où il se croyoit le plus en sûreté ; il y
entre un jour hardiment, le cherche de chambre en chambre, & le trouve dans son
cabinet, qui sommeilloit sur un lit de repos. Il lui perce d’abord le cœur d’un coup de
poignard, d’un air fort tranquille, & il cherche à loisir les endroits
qui n’étoient pas couverts de la cotte de maille, pour assouvir sa vengeance par mille
blessures superflues.
Racconto generale
Eteroritratto
J’étois, il n’y a pas long-temps, avec un homme de génie,
dont le talent est généralement aussi utile, qu’il est lui-même distingué par la
supériorité de son talent. Je ne connois personne à qui il fut plus permis d’être vain,
de critiquer, d’élever la voix, & personne qui use moins de cette
liberté. Il se renferme dans sa réputation, & je ne sçais pas même si, la connoissant
toute entiere par l’estime universelle, il en est assez touché pour soupçonner qu’elle
l’oblige à la défendre contre la calomnie & les jaloux.
Dialogo
Vous trouvez donc qu’il raisonne juste, me demanda-t’il ? Oui,
répondis-je, & je vous dirai même qu’il m’étonne ; car, ni dans vos discours, ni dans
vos écrits, je ne trouve pas que vous décidiez aussi souverainement que lui, & cette
noble hardiesse en lui est d’autant plus remarquable, qu’elle fait sentir que vous ne
l’avez pas, ou que vous ne permettez pas du moins à votre génie de s’y livrer. Il me
regarda alors fixement, & ce regard m’instruisant presque, j’affectai de paroître
rempli de prévention pour l’homme que, dans mon manege, je lui donnois pour rival. Mon
air suspect le frappa, & me regardant encore ; vous jugez bien pourtant, me dit-il,
que j’en sçais autant que lui. Je n’en doute pas, répondis-je ; ce n’est pas une question
à me faire : mais en vous rendant justice, & vous plaçant, sans
balancer, au premier rang, je me sçaurois vous dissimuler que * * * m’étonne, & si
vous me consultiez sur ce qui peut arriver de ce qu’on pense de lui aujourd’hui, je vous
dirois franchement qu’en cas que vous ayez mis la main aux choses qu’il a publiées
récemment sur votre art & sur le sien, il ne seroit pas inutile que vous laissassiez
adroitement deviner ce qui en est. Soyez persuadé que je vous donne un bon conseil,
continuai-je, & certainement vos amis vous parleroient comme moi, si vous les
interrogiez ; car, encore une fois, ce que j’ai lu de * * *, depuis six mois, est
sublime, & sa derniere dissertation surtout m’a fait un plaisir. . . . En un mot il
est déjà regardé comme votre rival : je suis persuadé qu’il ne l’est pas, qu’il n’est pas
digne de l’être, que tout ceci est, ou un jeu, ou une générosité de votre part : mais
malgré ce que j’en pense, il m’éboulît tout le premier, & en cas que
j’aie deviné ( ce qui est plus que vraisemblable ), si vous ne parlez pas, si vous parlez
trop tard, je ne vous réponds plus de la justice de personne.
Dialogo
Vous êtes un enchanteur, me
dit-il, vous m’arrachez mon secret, & je puis m’en plaindre ; car j’apprends par là
que j’ai de la vanité, & je voulois ignorer que j’en eusse. Vous me le pardonnerez,
lui dis-je, si vous voulez prendre la peine de penser au chagrin que devoit avoir votre
ami de voir un homme qui alloit vous égaler dans son esprit, & vous effacer peut-être
dans l’esprit des autres. Malgré ma justification, vous conservez peut-être encore
quelque inquiétude ; mais vous n’en aurez plus, vous craindrez même d’en
avoir, quand je vous aurai assuré que votre aveu est deja oublié. Cependant,
continuai-je, j’exigerai de vous, que vous m’avouiez sincérement le motif de votre
procédé envers * * *, s’il n’est pas pure générosité. Mon motif est tout simple, me
dit-il, j’adore mon art ; j’ai tout fait pour le porter à la perfection dont il est
susceptible, & je vois encore bien des obstacles au succès de mes vœux. Le plus grand
de tous est cet amour aveugle & jaloux que l’on a pour tout ce qui est sorti des
mains de l’antiquité. Vous sçavez qu’on n’arrive au mieux qu’en frondant ce qui n’est pas
bien. Ce mieux frappe de loin l’homme de goût ; mais osez l’exécuter avant que d’avoir
démontré aux hommes le vice d’une idole protégée successivement depuis des siecles, vous
serez regardé comme un téméraire, comme un esprit inquiet, qui prend la
jalousie & l’audace pour le génie. Il y a pourtant un moyen de faire triompher la
vérité ; c’est de publier, à haute voix, qu’on l’a découverte, qu’on la tient, &
qu’il n’y a qu’à ouvrir les yeux pour la voir. Vous réussirez par là. Si la vérité
d’abord ne fait que du bruit, ne paroit qu’imposture, qu’impertinence, elle est faite
pour subjuguer du moins les bons esprits. . . . Mais pour se livrer au zele de son art,
il ne suffit pas de sentir le tort que l’erreur lui fiat. Il faut avoir d’ailleurs
beaucoup d’ambition, beaucoup de temps à soi, & beaucoup d’intrigue ; je n’ai rien de
tout cela. Je finis ma carriere en Philosophe, content de ma gloire, plus porté à me
contenter de l’estime des hommes, qu’à leur arracher un jour leur admiration, au risque
de perdre cette même estime, si je n’ai pas le temps de les persuader ;
& je me suis servi de * * *, pour acquitter du moins sans danger une partie de mes
dettes envers ma patrie ; car je n’ignore point qu’un homme de génie, que les arts ont
couronné, n’est pas sans obligations envers ces mêmes arts, & qu’il meurt ingrat,
s’il emporte ses découvertes dans le tombeau.
Metatestualità
Je ne pousserai pas plus loin
ces réflexions, parce qu’il faut toujours laisser à ceux qui nous lisent le plaisir de
réfléchir à leur tour, & d’ajouter leurs pensées aux nôtres. Mais ne voulant pas
m’arrêter en si beau chemin, je continuerai sur le même ton, me contentant seulement de
changer de matiere, pour ne pas ennuyer ou paroître m’appesantir. Je viens de parler des
fausses réputations ; il n’y a rien de plus commun.
Racconto generale
on vit arriver à Marseille, il y a une
trentaine d’années, un Régiment d’infanterie, qui 1rassembloit tout ce que
la vertu, la politesse, la probite & l’héroisme peuvent offrir de plus touchant &
de plus sublime. Officier & soldat, tout y offroit un modele particulier dans un
tableau général. Les gens de la ville m’ont dit que si ce Régiment avoit eu besoin de dix
millions, il les auroit trouvé dans la bourse des citoyens. En effet, lorsqu’il partit, il
ne laissa pas un écu de dettes. Le Colonel entendoit la Messe tous les jours, & tous
les Officiers le suivoient à l’Eglise, où un silence respectueux, un serveur noble
prouvoient assez qu’aucun motif humain ne les attiroit. Le soir ils se rendoient aux
assemblées. Les femmes les attendoient pour jouir d’un hommage flatteur, d’un hommage dont
elles n’avoient point eu d’idée jusqu’alors. J’ignore si la foiblesse & le plaisir
prévalurent dans quelques-uns sur la vertu, mais je sçais certainement que jamais on ne donna à aucun, ni la femme qu’il n’avoit pas, ni celle même qu’il pouvoit
avoir. C’étoit la premiere fois que la médisance n’avoit rien à dire, & qu’elle auroit
été mal reçue à parler : c’étoit une preuve de discrétion extraordinaire, & cette
discrétion honore autant que la vertu la plus austere. Lorsque ce Régiment fut envoyé dans
une autre garnison ; cette ville, si dévouée à la nouveauté par l’abondance des plaisirs,
pleura des hommes qui étoient pour elle des Dieux ; les femmes furent long-temps à rentrer
dans ce tourbillon de galanterie, qui est l’esprit d’une ville que le climat porte
nécessairement au plaisir. Je dis donc qu’un corps ainsi composé, offre un spectacle
admirable, & qu’il n’y a pas d’homme qui n’en prenne des maximes, ou qui n’en imite du
moins le procédé, quand il a le bonheur d’en être témoin.
Racconto generale
Voici quelque chose d’aussi beau & d’aussi
surprenant. Etant encore fort jeune, j’avois été chasser à quelques lieus d’Aix en
Provence. Ne connoissant point les chemins, & la passion m’emportant, je m’étois
égaré. Après avoir marché plusieurs heures de suite sans me retrouver, j’arrivai à un
petit village dont le nom m’est échappé. J’entrai dans la premiere cabane que je trouvai
ouverte, mourant de faim & de soif. La personne qui me reçut me renouvella exactement,
par son bon cœur, ce temps où les besoins dans un voyageur étoient des titres chers &
sacrés. Elle me présenta tout ce qu’elle avoit ; j’épuisai sa provision, & lorsque je
voulus la satisfaire ; elle me dit dans son jargon, mais bien plus expressivement par ses
signes, qu’elle ne vouloit recevoir aucun argent. Il me fut impossible de lui en faire
accepter; j’aurois voulu qu’elle eût pris toute ma bourse, mais je fus
obligé, par respect pour sa générosité, de ne pas insister à lui en offrir. J’allai
trouver le Curé, en la quittant, à qui je dis ce qui venoit de m’arriver, qui n’en fut
point surpris, & à qui j’eus également de la peine à faire accepter six francs pour
les remettre à cette divinité tutélaire. Je n’étois pas au bout de mon étonnement. Le
respect, & je dirai même la tendresse que m’avoit inspiré cette femme, me firent
prendre la résolution de ne pas sortir de ce village béni que je n’en eusse vu tous les
habitans. Ils étoient aux champs ; j’allai m’y promener tout fatigué que j’étois. Le
premier que je trouvai, étoit occupé à vaner son blé. Ce blé étoit par tas dans la
campagne, & ces tas multipliés me firent juger que la moisson de tout le village y
étoit comme la sienne. Je lui demandai si je ne me trompois point. Il me dit
que je ne me trompois pas. Je ne voulus pas altérer sa délicieuse
sécurité. Je lui répondis qu’il avoit raison, & que celui qui viendroit leur prendre
leur bien & leur nourriture, seroit un homme bien abhorré de Dieu. Tout ce que je vis
ou entendis pendant le reste de la journée, ne renfermoit pas un moindre prodige ;
j’aurois de quoi remplir bien des pages, si je voulois rapporter tous les traits qui me
frapperent. Je n’en ai oublié aucun, & le souvenir m’en restera tout entier jusqu’à
mon dernier soupir. Je ne voulus point partir ce même jour. Mon cœur s’attachoit aux
pierres même de ce lieu sacré. J’allai demander un lit au Curé, qui me le donna, & me reçut en totalité avec une effusion de sentimens, qui, la veille, m’auroit
attaché des larmes ; mais j’étois déjà si touché, si attendri, que je ne pouvois plus
recevoir aucun nouveau sentiment. Lorsque la nuit fut venue, je le conjurai de
m’accompagner chez tous ces honnêtes gens. Il le fit, & le respect que je leur vis
pour lui, la tendre vénération qu’ils lui marquerent, mirent le comble au doux
enchantement dont j’étois déjà si rempli. Je dormis peu pendant la nuit, je ne pus
m’empêcher de rêver à ce que j’avois vu, & je me souviens qu’en partant le lendemain,
je me retournai plusieurs fois, comme font les Pélerins de la Mecque, & je m’écriai :
O vertu, que tes charmes sont séduisans ! Qu’il t’est aisé de réformer nos mœurs, quand tu
nous offres des exemples si chers.
Dialogo
Mais, lui dis-je, ne
craignez-vous pas d’être volé ? Volé, me répondit-il, d’un air très-surpris, est-ce que
cela n’est pas défendu, de voler ?
Metatestualità
Je finirai par un trait digne d’entrer dans
nos fastes, & qui suffiroit seul pour prouver que le plus grand spectacle qu’on puisse
voir dans l’univers, est celui qu’offre à notre ame un Corps auguste dévoué au bien de
l’Etat, dans le moment que l’exercice de ses fonctions fait éclater toute sa vertu.
Racconto generale
Un de mes amis avoit, l’été
passé, un procès considérable, qu’un Parlement auguste devoit juger. Il vint me parler de
son affaire, & je lui vis une sécurité profonde, une confiance entiere en ses Juges,
quoiqu’il sçût que sa partie avoit des parens très-proches, très-aimables, &
très-considéres dans la Chambre qui devoit prononcer. Je n’eus pas la même sécurité que
lui, & mon inquiétude perça sans que je m’expliquasse. Ces mots me firent tressaillir. Son air convaincu s’imprima dans le fonds
de mon cœur, & je sentis tout le plaisir qu’il y a à rendre hommage à la vertu. Je fus
tout-à-fait tranquille, & je me représentai cette Chambre, comme on se représente
l’assemblée des Dieux. Il vint il y a quelques jours m’annoncer le gain absolu de son
procès. O vous ! qui réunissez l’esprit des Sages & le pouvoir des Rois ; vous, à qui
l’humanité explique nos vœux, en même temps que l’étude vous apprend nos droits ; vous,
que la foiblesse ne peut point égarer, que l’intrigue ne peut point séduire, que le vice
ne peut point corrompre ; qui prononcez sur notre sort sans passion, & sans erreur,
malgré même les vœux secrets d’un sœur que des intérêts, & des sentimens
particuliers peuvent toucher ; que vous êtes grands, que vous êtes respectables, que vous
êtes dignes de prononcer dans le sanctuaire des loix prononcer dans le sanctuaire des loix
& des Dieux ! Mais combien des rayons de votre gloire répandent d’horreur sur ces
Juges ! . . . Interprêtes des loix, Ministres de nos Maîtres, instruisez-vous, & soyez
justes. Respectez votre état, qui vous honore tant à nos yeux ; & songez que vous
répondez de nos jours & de nos biens au Souverain, à la patrie & à Dieu. Je viens
d’élever la voix ; je me suis livré aux sentimens de mon cœur, & ceux qui ne sont pas
capables de se pénétrer, comme moi, de la grandeur & de l’utilité du sujet que je
traite, exigent en secret que je reprenne mon tout ordinaire. Je vais pour eux raconter
une histoire qui est écrite dans un style simple, mais qui renferme une
vérité terrible. C’est que les mauvais Juges, les Juges que la passion anime, ne trouvent
pas toujours un asyle sûr contre les fureurs de la révolte, dans ce respect que les loix
divines & humaines nous ont imposé à tous pour leur personne auguste. l’une de faire souvenir, à
qui peut l’oublier, qu’un homme qui se venge d’un Juge comme d’un particulier, dans
quelque cas que ce puisse être, est punissable de mort ; l’autre de faire comprendre aux
Juges, qu’un homme injustement jugé peut perdre l’esprit, & mépriser la mort.
Dialogo
Je vous entends, sans que vous parliez, me dit-il ; vous craignez
l’intrigue ? Soyez tranquille ; je ne crains pas même la nature, je vous réponds de mes
Juges.
Metatestualità
Cette histoire a deux fins ;
Racconto generale
Racconto generale
« Le Licencié Esquivel~i2, Gouverneur de la ville de Potosi,
commanda un jour à deux cens hommes de cette garnison de marcher vers le Tucuman~i, avec
ordre exprès de ne se point servir d’Indiens pour porter leur bagage. Il se
mit dans un lieu convenable pour observer de quelle maniere il seroit obéi ; & il vit
bientôt un grand nombre d’Américains chargés du bagage des Espagnols. Il trouva pourtant
à propos de laisser passer tous les rangs, & il se contenta de saisir dans le dernier
un soldat appellé Aguire~i, dont les hardes étoient portées par deux Indiens. Il le fit
mettre aux arrêts, & peu de jours après il le condamna à recevoir deux cens coups de
fouet. Aguire~i fit représenter au Gouverneur par ses amis, qu’ètant Gentilhomme, &
ayant un frere dans le pays, qui possédoit des terres considérables, il espéroit que la
naissance l’exempreroit d’une punition si infame. Cette représentation ne fit rien sur la
dureté du Gouverneur, qui s’obstina à vouloir faire faire exécuter la
sentence ; ce qui jetta Aguire~i dans un tel désespoir, qu’il conjura Esquivel de le
condamner plutôt à un supplice, auquel il ne seroit pas forcé de survivre, & de le
faire pendre, quoique sa noblesse semblât le mettre à l’abri d’une mort si honteuse.
Quoique notre Licencié, avant que de parvenir à une charge si considérable, eût fait
parade pendant toute sa vie d’un caractere de douceur & humanité, sa fortune l’avoit
tellement changé, que les soumissions du pauvre soldat ne faisoient que nourrir &
enfler son insolence. Dans le temps même que les amis d’Aguire~i lui adressoient de la
part de ce malheureux une priere si attendrissante, il ordonna d’un ton argueilleux que
la sentence fût mise en exécution dans le moment même. Là-dessus, comme il arrive d’ordinaire dans ces sortes d’occasions, tout le peuple accourut pour voir ce
triste spectacle, mais les principaux habitans de la ville, touchés de compassion pour ce
jeune Gentilhomme, allerent en corps, prier le Gouverneur de suspendre du moins la
punition du coupable, s’il ne vouloit pas l’adoucir. Tout ce qu’ils purent obtenir par
leurs instances, fut un délai de huit jours. Malheureusement, lorsqu’ils coururent vers
le cachot pour porter cette nouvelle au prisonnier, ils le virent déjà dépouillé de ses
habits, & monté sur un âne, posture dans laquelle les criminels les plus vils font
foutrés en Espagne. Ils se mirent <sic> à crier : ôtez-le, ôtez-le, & firent
voir l’ordre du Gouverneur pour différer son supplice ; mais le jeune homme, peut content
d’une grace si cruelle, la méprisa. Tous les efforts que j’ai faits auprès
du Gouverneur, dit-il, n’ont eu pour but que de m’épargner la honte de monter sur cette
bête, & d’être exposé nud <sic> aux yeux du peuple ; mais puisque j’en suis là,
on n’a qu’à passer outre ; la douleur que je vais souffrir, n’est rien en comparaison des
craintes & des inquiétudes qui me déchireroient pendant les huit jours dont on veut
me gratifier. Qu’on exécute seulement la sentence ; je veux épargner à mes amis la peine
de nouvelles intercessions, & la honte de nouveaux refus. Dès qu’il eut prononcé ces
paroles d’un ton ferme, on fit avancer l’âne, & Aguire reçut les coups de fouet,
auxquels il avoit été condamné : la maniere calme dont il reçut ce cruel affront, &
le mépris qu’il avoit marqué pour le délai qu’on lui avoit obtenu, persuaderent aux
spectateurs qu’il trouvot une source de consolation ; dans quelque
résolution secrette de venger son honneur d’une maniere éclatante. »