Référence bibliographique: Jean-François de Bastide (Éd.): "V. Discours", dans: Le Nouveau Spectateur (Bastide), Vol.3\005 (1758), pp. 118-136, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2065 [consulté le: ].
Niveau 1►
Discours V.
Niveau 2► Récit général► J’étois entré dans l’église, il y a quelques jours, pour y entendre un Prédicateur, à la réputation duquel un de mes amis s’intéresse beaucoup. J’y trouvai un sujet de critique & de réflexion, que je saisirai aujourd’hui pour amener une histoire que je viens de recevoir, & qui demande une place dans mes feuilles.
Le sermon ne devoit pas commencer d’un quart d’heure, & en attendant que le Prédicateur montât en chaire, je me mis à considérer quelques visages dévots, dont l’hypocrisie [119] m’avoit frappé dès mon arrivée dans l’église. Mes yeux se promenoient sur cent grimaces imperceptibles, que le même esprit répandoit sur tant de surfaces uniformes, lorsque j’apperçus vis-à-vis de moi un visage déterminé, dont l’imposture hardiment déguisée sous la gravité la plus imposante, auroit pu défier la pénétration d’un dévot même. Grace à la défiance naturelle que j’ai pour tout ce qui impose, je compris très-bien que, ni la nature, ni la vertu, n’avoient fait cette gravité impertinente. Un petit mouvement de colere me saisit, malgré mon caractere ; j’abandonnai dans l’instant tous les autres visages, & m’attachai à celui-ci comme à une proie plus honorable & plus digne de ma philosophique poursuite. Il ne me fut pas difficile de percer tous les replis & tous les mysteres ; car on ne se défioit pas de moi, & je n’avois [120] à traverser qu’une enveloppe générale. Je vis d’abord une main extrêmement blanche, qui, sous prétexte de soulager le front, d’une démangeaison incommode, profitoit quelquefois de la disstraction des voisins pour rajuster une coëffe, dont les plis innombrables deshonoroient par leur indocilité le systême de leur fondation. Je compris aisément qu’il y avoit hypocrisie dans le principe, & orgueil dans le fait. Je vis ensuite cette main admirable rester long-temps sur un feuillet pour le tourner, & je me dis : Voilà une main qui n’est point du tout contente de la modestie qu’on lui impose, & qui consulte l’amour-propre, pour sçavoir si elle ne doit pas un peu se révolter. Ces premiers coups d’oeils excitoient ma curiosité ; j’allois porter mes regards dans le cœur lorsque le Prédicateur parut. Je fus obligé d’interrompre mes observations, & [121] le sermon, très-beau & très-éloquent, en emporta jusqu’au souvenir : mais je me les suis rappellees en lisant l’histoire que j’ai annoncée plus haut. On juge conséquemment que cette histoire concerne une fausse dévote. On ne sçauroit trop sévir contre cette secte méprisable ; secte ou troupe, car je crains que le premier nom ne soit trop honorable pour des gens qui jouent Dieu. ◀Récit général
Niveau 3► Lettre/Lettre au directeur► Monsieur,
Il y a des femmes nées particuliérement pour l’amour, ou, si vous voulez, pour le plaisir, & que d’autres femmes entraînent dans le parti de la dévotion, pour avoir l’honneur de faire des prosélites, & de tenir un rang dans le monde. Il y a de ces femmes-là, Monsieur, & je crois qu’il est du devoir d’un Spectateur de les avertir que de toutes les séductions . . . [122] c’est la plus condamnable, ou de toutes les vanités, la plus digne de mepris. Comme je suis persuadé qu’un exemple fait toujours plus d’effet qu’un simple raisonnement, je vous prie d’insérer dans vos feuilles l’aventure ci-jointe.
Récit général► Hétéroportrait► La premiere femme que j’ai aimée, étoit de celles dont je parle : c’étoit une parente de ma mere. Je n’ai guere vue de taille plus fine, ni de figure plus piquante. Elle avoit surtout des yeux très-touchans, qui s’arrêtoient sur vous quand vous leur plaisiez, avec une douceur, une expression qui alloient à l’ame, & la rendoient très-foible contre eux. Je n’ai jamais vu des yeux comme ceux-là, ou du moins je n’en avois pas vu encore. Ils avoient toute sorte de regards, toute sorte de maneges. Ils vouloient tout dire, & ne disoient rien hardiment : il sembloit qu’ils craignaissent de paroître [123] touchans, dans la confusion de paroître touchés. ◀Hétéroportrait
Nous étions à la campagne, chez ma mere qui étoit âgée, & qui, malgré l’âge, ayant encore une ame, avoit mis la dévotion & l’esprit de parti à la place des choses humaines. Comme dévote, elle avoit donc une austerité de conduite épouvantable, & par conséquent condamnoit tous les mouvemens du cœur, & ne faisoit pas grace à la plus légere tentation. Comme elle étoit la plus considérable de la famille, elle vouloit y donner le ton, & s’étoit emparée de sa parente, qui s’appelloit Dornan : mais la pauvre Dornan, qui avoit passe <sic> doucement sa vie à aimer, étoit encore très-fragile, & ne trouvoit pas préférable le tourment des grimaces à la douceur des plaisirs. Dans cette situation un jeune homme aimable, & peint dévot, devenoit un furieux [124] ennemi à combattre. Il falloit qu’elle eût senti cela, & que ce seroit peine perdue que de se défendre ; car, malgré la sévérité de ses maniers, je m’apperçus qu’elle m’agaçoit.
J’avois alors dix huit ans, & il s’en falloit bien que je fusse aussi jeune d’esprit que de corps. Mes yeux parloient, & disoient tout ce que je sentois. La tendre Dornan les consulta, & ne vit plus rien de mieux à consulter.
Il y avoit déjà huit jours que nous étions ensemble, & nous nous étions contentés de nous regarder. J’avois pris la résolution de lui parler, bien convaincu qu’elle étoit toute déterminée à m’écouter : mais comme il n’étoit pas question de brusquer, & que j’ignorois d’ailleurs que cela fut jamais raisonnable, j’attendois qu’il se présentât une occasion de lui parler un peu à mon aise. [125]
Un matin que je passois devant sa chambre, j’en trouvai la porte ouverte, & j’entrai sans dire, garre. Je ne me souviens plus de ce que je lui dis dans le premier abord, parce que ce que l’on dit alors, on ne le sçait pas, & on le compte pour rien, en comparaison de ce que l’on a encore à dire. Elle de son côté fut fort embarrassée ; ce qui fit que je le fus bientôt moins. Peu à peu nous nous trouvâmes l’un & l’autre fort intrépides ; nous ne fîmes plus de façons de nous regarder fixement, & cela me fournit mille choses qui furent même assez bien dites. Elle répondit, suivant l’usage, qu’elle ne sçavoit ce que je voulois lui faire entendre ; qu’elle n’étoit pas accoutumée au langage des hommes ; que ce qu’elle entrevoyoit, c’étoit que je craignois qu’elle ne m’entendit ; car il lui sembloit que je craignois de m’expliquer. . . . Dialogue► Il vous sem-[126]ble très-bien, répondis-je : mais si vous avez vu cela, vous avez entendu ce que je veux vous dire. Eh ! comment ne l’entendriez-vous pas ? Lorsqu’un débiteur se présente pour payer ses dettes, quelque embrouillé que soit son langage, on entend qu’il veut s’acquitter. Vous m’ayez prêté de l’estime, de l’admiration, de l’inclination, & il est bien clair que je veux vous payer tout cela. . . . Elle me pria de finir un discours qui l’offensoit. . . . Vous croyez me faire bien de la peine, poursuivis-je hardiment, il se trouve au contraire que vous me soulagez beaucoup. Vous m’avez entendu : c’est l’essentiel ; je n’ai plus à présent qu’à me justifier une justification coûte moins qu’une déclaration. ◀Dialogue
Elle fit d’abord bien des façons pour m’écouter. Dialogue► Tout ce que j’avois à répliquer, dit-elle, ne pourroit que l’offenser davantage. ◀Dialogue Elle ne sçavoit [127] où j’avois pris l’audace que je faisois paroître. Il falloit que j’eusse déjà bien mauvaise opinion des femmes, & que j’eusse vu bien mauvaise compagnie, & mille choses de cette espece, qui veulent d’abord être très-effrayantes, & qui expirent bientôt d’elles-mêmes sur les levres qui les proferent contre l’intention du cœur. . . . Dialogue► Premierement, répondis-je, ce qui m’arrive est naturel, & ce que vous me dites ne l’est pas : feriez-vous un crime à quelqu’un d’être né aveugle ou boiteux ? C’est précisément la même chose ; je sens que je suis venu au monde tout amoureux de vous. Ce que l’amour peut avoir de répréhensible, c’est de s’expliquer avant qu’il soit formé, & de se faire, pour ainsi dire, plus grand qu’il n’est : mais c’est ce qui n’est pas arrivé au mien. Si vous sçaviez le temps qu’il y a qu’il se tait, vous le croiriez très-autorisé à parler ; & si [128] vous ne voulez pas vous en rapporter à ce qu’il vous a dit lui même. En s’émancipant, il trembloit devant vous ; il peuvoit regarder son ardeur & vos charmes comme une excuse ; il n’a considéré que la grandeur de son entreprise ; il s’est intimidé ; il a tremblé devant vous, parce que l’amour est bien timide quand il a plus d’ardeur pour ce qu’il désire, que de confiance en ce qu’il mérite. ◀Dialogue
Je ne sçais pas au juste l’air que j’avois en lui parlant, mais, à en juger par celui qu’elle avoit elle-même, il devoit être très-tendre & très-pénétré, & cela devoit faire un assaut très-difficile à soutenir : aussi n’en prevoit-elle pas trop la peine. Il régnoit en elle une indiscrétion, une déclaration manifeste de la violence qu’elle faisoit à son cœur. Rien ne m’échappoit, & le premier usage que je fis de ma [129] pénétration, fut de me jetter à ses genoux. Dialogue► Eh ! bon Dieu, que faites-vous ? Ayez la bonté de vous lever. . . . Je ne me levai point ; j’étois déterminé à profiter de tout mon avantage. Je lui dis tout ce qui me vint à l’esprit, & en pareil cas il n’ a que cela de bon à dire. Je n’ai jamais vu une pareille situation & de si bonnes figures. Apparemment j’en dis trop ; je lui montrai trop sa foiblesse ; car elle prit serieusement l’air de se fâcher. Il n’y avoit pas de temps à perdre pour réparer ma sottise ; je pris tout d’un coup le parti de paroitre fâché moi-même, mais de maniere pourtant que mon dépit ne fût qu’une sorte de façon d’exprimer encore plus d’amour que je n’avois de déplaisir. Je ne veux pas chercher la raison de votre cruauté, lui dis-je ; il ne me serviroit de rien de la connoître, & il arriveroit peut-être, en la trouvant, que [130] vous m’en paroitriez plus injuste. L’amour a son caprice ; il ne consulte que lui ; il est sur ce pied-là, & il n’y a rien à lui dire. Mais si j’ai été assez heureux pour vous toucher intérieurement, si votre rigueur vient de votre incrédulité, & non de votre indifférence, vous verrez par ma conduite que vous ne m’avez pas bien connu. Il n’y a pas deux manieres d’aimer ; il n’y en a qu’une non plus de prouver que l’on aime : la mienne sera désormais dans ma douleur qui vous suivra partout. ◀Dialogue
Je sortis sans attendre sa réponse. J’étois bien persuadé qu’en m’opiniatrant, j’aurois emporté la place de force ; mais je voulois me faire un plaisir plus délicat que celui de triompher ; je voulois qu’elle fit tous les frais de mon triomphe, & en effet mon manege n’eut pas duré trois jours, que je la vis changer de conduite. La me-[131]niere, la circonstance, me firent cent fois plus de plaisir que la victoire même. depuis que je lui avois parlé, j’avois un grand soin de négliger ma parure, de me faire un air fort triste, de monter à cheval seul, & de rester une grande partie de la journée dans ma chambre, à lire. Ce n’étoit donc plus qu’aux heures de repas que je la voyois. Cela commença à l’ennuyer. Elle m’en fit des reproches tout haut devant ma mere, auxquels je répondis par de profonds soupirs. D’où me venoit cette tristesse ? J’étois naturellement gai ; il ne falloit pas que cela durat ; je deviendrois misanthrope. . . . Il ne me falloit pas une grand pénétration pour deviner ce que cela vouloit dire. Patience, me dis-je, ma mere ne sera pas toujours là ; ma solitude t’ennuie ? En me l’apprenant, tu trahis tous les secrets de ton cœur. Il se trouva, deux jours après, que j’a-[132]vois deviné juste. Elle me rencontre dans le parc, où son dessein étoit sans doute de mon joindre ; car, en fait d’amour, on ne se rencontre guere que parce qu’on se cherche. J’étois assis au pied d’un arbre. En m’appercevant elle fit un cri de surprise, comme en font tous les femmes, lorsqu’elles trouvent dans un parc un homme qu’elles cherchent. Dialogue► Je ne vous sçavois pas là, me dit-elle. Je le vois bien, répondis-je, puisque vous y êtes venue : mais rassurez-vous, je vais me retirer. Non, reprit-elle, je ne veux pas trouble vos plaisirs. Mes plaisirs sont de vous plaire, répondis-je, & je m’imagine que je vous plairai beaucoup en vous fuyant. Non, poursuivit-elle, vous pouvez rester ; je venois rêver à une lettre que j’ai à écrire ; j’y rêverai une autre fois, & puisque je vous trouve, & que nous sommes seuls, je profiterai de ce moment [133] pour vous communiquer des réflexions que j’ai faites sur vous, & qui ne vous seront pas inutiles. . . . ◀Dialogue Elle me dit qu’il étoit bien ridicule que je m’entêtasse d’une passion qui deshonoroit ma raison ; que, si je me regardois dans un miroir, j’aurois honte de la tristesse & de l’abattement qui étoient répandus sur mon visage ; que bientôt on en devineroit la cause, & que ne voulant pas la voir durer plus long-temps, elle alloit reprendre le chemin de la ville, si je ne lui donnois ma parole de la faire finir, en prenant des sentimens plus raisonnables. . . . Ce que je lui répondis se devine, & ne vaut pas la peine d’être répété. Qui n’en répondroit pas autant ? L’esprit est bien facile, quand le cœur le conduit. Ce qu’elle me dit à son tour, ne lui coûta pas davantage. Enfin notre conversation fut simple comme notre situation. Dialogue► Quoi, vous voulez [134] que je vous aime ! Quoi, vous ne voulez pas m’aimer ! Songez vous que ma vertu s’y oppose ? Songez-vous que je sçais respecter la vertu? Mais vous serez indiscret & volage! Ah ! quelle cruauté de le croire ! Mais vous ne me respecterez pas, vous exigerez des choses. . . . Oh ciel ! me croyez-vous capable d’une trahison ? & en faisant le serment, une main hardie vola. . . . Eh bien ! ne voilà-t’il pas ? A peine on a la complaisance de vous souffrir, qu’aussi-tôt. . . . Ah ! Madame, excusez une témérité trop naturelle ; pardonnez-moi d’avoir un cœur & des yeux. . . . ◀Dialogue De la façon dont je me justifiois, la conversation ne pouvoit pas être long-temps une dispute. Je voyois une ame pénétrée de son bonheur, une ame pour qui le plaisir étoit un être renaissant. Son attitude, ses gestes étoient des expressions nouvelles ; toute sa personne s’embellissoit & s’a-[135]nimoit par un de mes regards. Vous concevez qu’elle se rendit à mes vœux : mais ce n’est rien que de deviner sa défaite, il faudroit en même temps pouvoir deviner tout le service que je lui rendis en lui donnant le courage d’aimer. Quoique jeune, elle avoit l’air sané sous les cornettes plissées. Ce ne fut bientôt plus la même personne, & comme elle étoit naturellement très-jolie, elle augmenta si fort en beauté, qu’elle en devint ravissante. Ce bonheur particulier ne fut pas ce qui la toucha le moins de son venture, & auroit suffi pour la garantir à jamais des sujétions de sa coterie. J’ajoutai mes conseils à ceux du plaisir & de l’amour-propre ; je fus convaincu par ses réponses qu’ils n’étoient plus nécessaire ; & depuis, quoique séparé d’elle par des événemens inévitable, j’ai sçu qu’elle n’avoit jamais carié dans ses nouveaux principes, & [136] qu’en cessant d’aimer, à cause de l’âge qui est venu, elle avoit vécu dans l’exercice d’une vertu raisonnable, également éloignée de la férocité des hypocrites, & de l’indifférence des pretendues philosophes. ◀Récit général ◀Lettre/Lettre au directeur ◀Niveau 3 ◀Niveau 2 ◀Niveau 1