Le Nouveau Spectateur français: XII. Dialogue
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XII. Dialogue.
Level 2
Satire
Dialogue
Metatextuality
D’un Homme peu
connoisseur en peinture, qui fait faire son
portrait, & d’un de ses amis.
Chrysophat, Philocrate.
Philocrate.
J’ai vu votre Portrait, rien n’est plus
ressemblant, & je vous sçai bon gré d’avoir choisi
un excellent Peintre. Chrysofat.
C’était mon intention quand j’ai pris pour me peindre,
celui de tous les Peintres qui maintenant, à ce qu’on
m’a dit, a le plus de réputation, mais j’en ai bien
rabattu. Depuis qu’il m’a commencé, il m’a tenu quatre
fois, chaque fois deux ou trois heures de suite, &
n’a encore peint que mon visage ; voilà un
Peintre bien excellent ! Ne devoit-il pas m’avoir
attrapé du premier coup ? Encore s’il m’avoit laissé la
liberté de remuer ; mais il a fallu me tenir comme un
Esclave, à peine m’a-t-il laissé prendre du tabac ;
chaque fois que j’en prenois, il me disoit : ah !
Monsieur, tenez-vous donc. Il faut voir comme il me
devoroit des yeux ; je n’ai jamais vû d’homme si
incommode, & si embarrassé de sa figure & de la
mienne. Philocrate.
C’est-là ce
qui doit vous prouver que c’est un Peintre excellent.
Chrysofat.
Vous vous mocquez,
j’en ai trouvé un autre qui ne fait point toutes ces
façons ; car je vous dirai que votre Diable de Peintre
m’a si fatigué, que j’en ai cherché qui fissent les
choses de meilleure grace. Ma Blanchisseuse m’en a
enseigné un, qui m’a attrapé en cinq ou six coups de
compas. Philocrate.
Que
voulez-vous dire, en cinq ou six coups de compas ?
fait-on des Portraits avec un compas ?
Chrysofat.
Ouï, c’est la grande
manière pour faire ressemble. Vous riez. Mais,
dites-moi, comment un Portrait peut-il être ressemblant,
si l’on ne mesure au compas les yeux, le nez, la bouche,
& les trais du visage ? c’est-là ce qu’a fait mon
Peintre, & si legerement, que je n’ai pas senti la
pointe du compas. Après avoir ainsi mesuré mon visage,
il m’a laissé me promener tant que j’ai voulu, &
j’ai été étonné qu’il eût si bien pris ses mesures, que
je n’ai pas un trait dans le visage qu’il n’ait exprimé
sur sa toile, tel que je l’ai. Ce sont mes yeux, c’est
mon nez, ma bouche, mon front, mon menton, si justes,
qu’il ne s’en faut pas l’épaisseur d’un cheveu. Philocrate.
N’a-t-il point aussi
mesuré vos oreilles ? Chrysofat.
Non, il m’a dit que la perruque les cacheroit, &
qu’au pis aller, si je voulois que mes oreilles
parussent, il avoit chez lui assez de modeles, sur
lesquels il me tireroit les oreilles.
Philocrate.
Ne vous y fiez pas,
car je crains que sur l’idée que vous lui avez donnée de
vous, il n’aille modeler vos oreilles sur celles de
Midas. Chrysofat.
Vous faites le
fade plaisant, mon pauvre Philocrate ; mais parlons
serieusement : Je n’aurois point cherché un autre
Peintre, si votre excellent Peintre avoit été d’un prix
raisonnable ; mais j’ai sçu, qu’il ne peignoit les gens
que pour les écorcher. Philocrate.
Que voulez-vous dire ? Je n’entends pas mieux ce que
vous me dites, que je n’ai d’abord entendu le compas.
Chrysofat.
Vous qui connoissez
ce prétendu Peintre excellent, sçavez-vous à quel prix
il met ses portraits ? Philocrate.
Non ce que je sçai, c’est qu’étant aussi bon Peintre qu’il est, on ne peut trop païer ses
moindres ouvrages. Chrysofat.
Trop
païer ! Quoi ? pour un portrait qui n’a ni bras ni
jambes, on dit qu’il demande des quarante & des
cinquante pistoles. Philocrate.
Hé
bien ! Monsieur, est-ce trop ? nous en avons de Titien
& de Vandyck, qui sont vendus quatre fois plus cher.
Chrysofat.
Quoi ! pour un
morceau de toile qui ne vaut peut-être pas trente sous,
& pour un brin de couleurs qui vaut peut-être encore
moins, demander cinquante pistoles ! j’aurois à ce
prix-là un habit de velours à manches & veste
brodées. Philocrate.
Comptez-vous
pour rien le genie du Peintre, & le tems qu’il a
emploïé à faire un excellent tableau ?
Chrysofat.
Oh ! pour le tems,
quand on le païeroit une pistole par heure, il n’auroit
pas le quart de ce qu’il demande. Philocrate.
Si vous le païez une pistole par
heure, vous n’en seriez pas quitte pour cinquante
pistoles. Chrysofat.
J’en serois
quitte pour six ou huit pistoles, tout au plus ; à peine
a t-il travaillé deux heures chaque fois. . . . Philocrate.
Lui ! je suis assuré
que de la maniere dont il a peint votre visage, il a
employé plus de vingt ans. Chrysofat.
Hé ! il n’y a pas trois mois qu’il l’a commencé.
Philocrate.
D’accord, mais il
y a trente ans pour le moins qu’il a
commencé à travailler pour se rendre capable de faire un
portrait aussi achevé que celui-là. Croïez vous que cela
se jette en moule ? Non, mon pauvre Monsieur, quelque
genie qu’ait un Peintre, il faut qu’il étudie, qu’il
travaille, & qu’il n’aille pas se mettre dans la
tête que ses premiers ouvrages sont des chef-d’œuvres.
Chrysofat.
J’en connois
pourtant, & vous en connoissez vous-même, qui n’ont
pas cru avoir besoin de tant d’étude, & qui, dès
leur premier tableau, se sont mis sans façon au dessus
de plus grands Peintres. Philocrate.
Sans vous dire si j’en ai connu, ou si j’en
connois de ce caractere, je puis vous répondre que ceux
qui ont eu d’abord si bonne opinion de leurs ouvrages,
ne sont jamais parvenus à en faire d’aussi beaux qu’ils
en auroient fait, peut-être, s’ils ne s’étoient pas
imaginez qu’ils étoient au-dessus des autres. Il en est
de la Peinture comme de tout autre genre de merite,
celui qui se croit parfait, n’arrive jamais à la
perfection. Chrysofat.
Je sçai que
vous êtes Philosophe & grand faiseur de
maximes ; mais moi qui vas mon grand chemin, je croi
& je soutiens que le meilleur Peintre de portraits,
c’est celui qui fait les portraits plus ressemblans.
Philocrate.
Qu’appellez-vous
portraits ressemblans ? Chrysofat.
La belle question : Ce sont ceux qui representent chaque
partie du visage ; qui font de grands yeux à ceux qui
ont les yeux grands, la bouche, le nez, le front, le
menton, & tout le reste de même. Philocrate.
C’est à-dire que vous êtes
persuadé que le meilleur Peintre, est celui qui sçait
mieux mesurer au compas, chaque partie du visage. Chrysofat.
Au compas, si vous
voulez, il importe peu comment un Peintre ait mesuré les
visages, pourvû qu’il en represente chaque partie telle
qu’elle est. Philocrate.
Et moi je
vous dis, que ce n’est pas là ce qui fait
ressembler, & qu’un Peintre, même excellent, qui ne
peindroit que les differentes parties du visage, quand
il les peindroit à la perfection, ne feroit jamais un
portrait parfaitement ressemblant. Chrysofat.
Hé, que voulez-vous donc qu’il
peigne ? Philocrate.
L’air du
visage, ce je ne sçai quoi qui fait reconnoître d’abord
chaque personne, c’est-là ce que n’attrapera jamais le
peintre dont vous voulez vous servir, à moins qu’il
n’ait l’art de mesurer aussi au compas, cet air, ce je
ne sçai quoi. . . . Chrysofat.
Hé ! Comment voulez-vous qu’on peigne cet air ? vous qui
ne sçavez pas même ce que c’est, & qui l’appellez un
je ne sçai quoi ? Philocrate.
C’est-là pourtant ce que le Peintre doit sçavoir
representer. Chrysofat.
Peut-on le
representer autrement qu’en peignant toutes
les parties du visage telles qu’elles sont ? C’est ce
qu’a fait mon Peintre, qui s’est servi du compas pour ne
s’y pas tromper ; & je vous soutiens que s’il a
peint les parties de mon visage telles qu’elles sont, il
est d’une necessité absoluë que mon portrait me
ressemble ; c’est ce que je vous prouverois par un
argument en forme, si j’étois Philosophe comme vous.
Philocrate.
Quand votre
partrait <sic> ressembleroit, ce seroit une
miserable peinture, dont les couleurs seroient bien-tôt
effacées. Chrysofat.
Oh ! pour les
couleurs, je suis certain qu’elles tiendront comme
teigne. Voïez la couleur dont le bas de ma manche est
taché : c’est pour m’être froté à son pinceau, cette
couleur est restée, & l’on n’a jamais pû la faire en
aller, quoique je l’aie envoïée au Dégraisseur. Philocrate.
Il n’en sera pas de
même du coloris de votre portrait, sans l’envoïer au
Dégraisseur, toutes les couleurs s’éteindront, &
vous aurez honte de mettre dans votre cabinet une si
fade peinture.
Chrysofat.
J’y mettrai une bordure
magnifique, c’est à quoi je n’épargnerai rien, &
pour vous avoüer la verité, je ne veux menager la
dépense du portrait, que pour faire celle d’une bordure
superbe. Ce ne sont point les tableaux qui ornent les
cabinets, ce sont les bordures. Voïez le cabinet de
Fatifat, son cabinet est, sans contredit, un des plus
curieux du tems ; cependant tous ses tableaux ne sont
que des copies, & ce qui en fait la magnificence,
c’est la richesse & le bon goût des bordures. Philocrate.
Vous avez raison, de
riches bordures sans tableaux, ont tout un autre éclat
que les plus beaux tableaux sans riches bordures : vous
trouverez même, en vous bornant à la richesse des
bordures, à faire usage du compas ; votre Peintre voudra
s’en servir pour prendre de justes mesures & placer
avec goût les bordures gonflées d’or, qui n’enferment
que de mauvaises peintures, ou, qui même, sans aucun
besoin de tableaux, rendront votre cabinet le plus rare
de Paris.
Level 2
Satire
Dialogue
Metatextuality
D’un Homme peu
connoisseur en peinture, qui fait faire son
portrait, & d’un de ses amis.