Sugestão de citação: Justus Van Effen (Ed.): "VIII. Dialogue", em: Le Nouveau Spectateur français, Vol.3\008 (1723-1725), S. 199-207, etidado em: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): Os "Spectators" no contexto internacional. Edição Digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2042 [consultado em: ].


Nível 1►

VIII. Dialogue.

Nível 2► Satire► Diálogo► De Madame Tripode, & de Monsieur Senrassis

Senrassis.

D’Où vient donc, Madame, que vous avez tant de peine à marcher : Vous ne sçauriez faire un pas sans que quelqu’un ne vous soutienne ?

Tripode.

Helas ! Monsieur, mes pauvres piez ne sauroient presque plus me soutenir, & je suis obligée de marcher comme une canne. Voïez, à chaque pas je suis près de donner du nez en terre.

Senrassis.

Je croiois que cela pourroit venir de la [200] foiblesse des genoux ; car vous n’êtes d’un âge . . . .

Tripode.

Moi d’un âge ! hé quel âge croïez vous donc que j’aïe ; on dit que j’ai près de quarante ans.

Senrassis.

On se mocque de vous assurément ?

Tripode.

Ne pensez pas en rire, je ne croi pas en avoir trente, du moins j’en juge ainsi à mon visage, je me porte à merveille, & je n’ai que mes piez. . . .

Senrassis.

Ne sont-ils point enflez ?

Tripode.

Non assurément, & j’ai toujours les plus jolis petits piez du monde : Ne les avez-vous pas vûs ?

Senrassis.

Non, Madame, je n’ai vû jusqu’ici que [201] le petit bout de vos pantoufles. J’ai admiré votre modestie dans le soin que vous prenez de ne jamais faire voir votre pié tel qu’il est.

Tripode.

N’est-ce pas le voir tel qu’il est, que d’en voir le bout ; connoît-on autrement le pié d’une femme ? & ne doit-on pas juger que quand la pantoufle est petite, le pié doit être petit ?

Senrassis.

Ouï, Madame, si la pantoufle est de la mesure du pié.

Tripode.

Vous vous mocquez, le femmes <sic> d’aujourd’hui font-elles prendre la mesure de leurs pantoufles sur celle de leurs piez ?

Senrassis.

J’aurois cru qu’en tout tems on en devoit user ainsi ; mais les modes changent, & je voi bien qu’aujourd’hui on ne doit pas mesurer sa chaussure à son pié.

Tripode.

Non, mon pauvre Monsieur, il faut que [202] ce soit le pié qui se mesure à la chaussure ; & puisque c’est la mode pour les femmes d’avoir le pié mignon, il faut que leurs piez en passent par là, & qu’ils paroissent tels que la mode les demande.

Senrassis.

C’est-à-dire, Madame, qu’il faut que les femmes, qui par malheur ont le pié grand, se réduisent au petit pié.

Tripode.

Sans doute ; pour qui prendroit-on une femme qui aïant de grands piez, les chausseroit à leur mesure ; elle passeroit, je ne dis pas pour une Bourgeoisie, ou pour une Servante, car aujourd’hui les Bourgeoises & toutes les Servantes ne vont qu’en petites pantoufles : on la prendroit pour une Vachere.

Senrassis.

Je connois des Dames de la premiere qualité, comme qui diroit des Princesses & des Duchesses, qui vont fort bien avec de bonnes & grandes pantoufles ; &, ce qui vous surprendra, qui n’ont pointe honte de marcher avec des souliers de la mesure de leur pié. [203]

Tripode.

Ah ! des souliers, cela étoit bon du tems du Roi Guillemot.

Senrassis.

Non, Madame, les Dames dont je vous parle sont très-vivantes, & si je vous les nommois, vous. . . .

Tripode.

Ouï da, je croi qu’il peut y avoir des femmes de condition assez en souliers. Dans les meilleures maisons il y a toujours quelqu’un qui dégenere ; n’ai-je pas ma cousine la Marquise de Raison, qui a la fantaisie de ne prendre des pantoufles qu’en deshabillé ; elle ne les sçauroit souffrir le jour : elle dit que les souliers lui vont mieux à la jambe ; Quelle impertinence ! ce n’est pas qu’elle ne soit de bonne maison ; mais que voulez-vous, on ne sçait pas toujours soutenir sa noblesse, & cette pauvre Dame veut marcher à son aise, malgré la mode.

Senrassis.

Elle a grand tort cette Marquise de Raison . . . [204]

Tripode.

Et plus tort que vous ne pensez; imaginez-vous qu’elle ne veut jamais que personne la soutienne quand elle marche: est-ce là marcher en femme de qualité ? Pour moi, Dieu merci, j’ai les piez si mauvaises, que quand je le voudrois, je ne pourrois pas marcher en Bourgeoise ? il faut de necessité que je soutienne ma condition en marchant toujours appuiée sur quelqu’un. Cette necessité ne laisse pas d’être assez heureuse ; car que sçait-on ? si je pouvois marcher de moi-même, j’oublirois peut-être que cela ne convient pas à ma qualité ; mais graces à Dieu mes pauvres piez. . . .

Senrassis.

Hé si je vous disois, Madame, que ce ne sont point vos piez qui vous incommodent, mais vos pantoufles ?

Tripode.

Le beau raisonnement ! Est-ce que des pantoufles doivent incommoder : ne les prend-on pas pour sa commodité ? [205]

Senrassis.

Cela étoit bon du tems du Roi Guillemot ; mais voulez-vous que je parle sérieusément : je gagerois que vous n’avez de la peine à marcher, que parce que vos pantoufles sont de la moitié trop petites ; à peine y fourrez-vous le gros orteil.

Tripode.

Ho ! je L’y mets fort aisément.

Senrassis.

Ouï, mais que devient le reste du pié, je suis assuré qu’il regorge de la pantoufle, & qu’il rebrousse jusqu’à la cheville. Voïez le vous-même.

Tripode.

Je n’ai que faire de le voir, je le sens bien.

Senrassis.

Avoüez qu’avec de pareilles pantoufles votre talon est en l’air, & que vous ne marchez que sur la pointe du pié ; c’est-là ce qui vous empêche de vous soutenir. [206]

Tripode.

Il pourroit bien en être quelque chose ; mais peut-on se chausser autrement ! Voudriez-vous que ma pantoufle fût de la mesure de mon pié, & que j’exposasse à faire croire que je n’ai pas les piez à la mode. . . . Mon Cordonnier m’a dit quelque chose de ce que vous me dites, mais j’ai tenu bon, & l’ai obligé de chercher le moïen de faire des pantoufles avec lesquelles on pût marcher commodément en marchant sur la pointe du pié. Il m’a promis d’y penser, c’est le meilleur Cordonnier de Paris, & le plus à la mode ; je ne doute pas qu’il ne réusisse.

Senrassis.

Si vous vouliez essaïer d’un autre Cordonnier, j’en sçai un qui a trouvé l’art de conserver les apparences d’un pié mignon, sans obliger de marcher sur la pointe des piez. Il en a pris le modelle sur les sandales des Capucins, & même m’a-t-on dit sur les chaussures Antiques ; c’est une espece de bateaux qui se cache sous le pié, dont la poupe embrasse le talon, & ne fait paroître à la prouë qu’un petit bout de pié fort mignon. [207]

Tripode.

Si ces sortes de pantoufles deviennent à la mode, je serai des premiers à m’en servir, pourvû qu’elles ne m’ôtent pas la gloire d’avoir un joli petit pié. Je ne voudrois pas aussi que la pantoufle fût si commode qu’elle m’empêchât de marcher en femme de qualité, nonchallamment appuïée. ◀Diálogo ◀Satire ◀Nível 2 ◀Nível 1