Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours II.
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Niveau 1
Discours II.
Citation/Devise
Fuit haec
sapientia quondam, Publica privatis
secernere, sacra profanis, Concubitu
prohibere vago : dare jura maritis.
Hor.
Dans les premiers âges on ne connoissoit d’autre sagesse que celle qui enseignoit à distinguer le bien public de celui des particuliers, à ne pas confondre le prophane avec le sacré, à défendre la communauté des femmes, à prescrire des regles aux gens mariés.
Niveau 2
De tous les objets
qu’embrassoit la sagesse dans ces temps
éloignés, je ne considérerai ici que ces
regles qu’elle prescrivoit aux gens mariés.
Elles sont oubliées parmi nous, & notre
siecle semble encore les attendre. Nous
sommes cependant de tous les peuples de la
terre celui à qui elles seront toujours plus
nécessaires, & qui pourroit aujourd’hui
en tirer plus de profit. De la
façon dont notre nation pense, le mariage
lui demande plus de procédés, que de
sentimens. Or l’on sçait que les procédés
deviennent coûteux quand les sentimens
cessent d’être indispensables. L’usage
d’unir de jeunes personnes long-temps avant
qu’elles soient capables de penser, &
dignes, par conséquent, d’être l’objet d’un
sentiment ; l’usage non moins condamnable de
les marier avant qu’elles aient pu se
connoître, ont rendu cette dispense de
sentimens à peu près nécessaire ; elle est
devenue un troisieme usage, & la
légéreté, le bel air, le libertinage de
l’esprit lui ont donné force de loi. Je ne
raisonnerai point sur tout cela ; mais je
raisonnerai beaucoup sur la nécessité des
procédés que la raison nous prescrit, pour
balancer, autant qu’il est en elle, le tort
que nous font ces usages dont je viens de
parler. L’on sent en effet, que,
si des personnes mariées dans les vues
d’intérêt, sans connoissance l’une de
l’autre, & autorisées par la mode à
apporter dans le mariage un cœur étranger,
n’ont pas la ressource des égards, pour
motif de consolation, si elles sont nées
pour le sentiment ; & l’obligation des
procédés pour regle de conduite, si elles
sont nées pour les travers ; on sent,
dis-je, que le mariage sera l’état le plus
malheureux & le plus terrible. Il est
donc nécessaire que la sagesse répete ici
ses premiers préceptes, car ils sont
oubliées ; mais de plus il est nécessaire
qu’elle particularise, qu’elle entre dans
les détails, car des leçons générales ne
sçauroient produire qu’un médiocre effet.
Pour les rendre véritablement utiles, il
faut que l’homme qu’on veut corriger, que la
nation qu’on veut instruire, y trouve leurs
défauts & leurs devoirs particuliers. Le Livre de la Bruyere,
admiré justement par quelques esprits du
Nord, est inutile & vain pour
l’Allemagne entiere ; & Horace, tout
ingénieux, tout moral, tout adoré qu’il est,
parmi ceux de nous qui lisent & sçavent
lire, ne vaut pas pour les trois quarts de
la nation un Sermoneur de province. La
sagesse va donc nous faire entendre des
leçons particulieres ; elle a confié sa
volonté & sa voix à un mari digne d’être
son interprête ;
J’espere qu’on me sera la grace, en
lisant cette lettre, de croire que je
n’adopte aucune des idées que renferme
l’article qui la termine ; je crois même que
ce seroit avoir mauvaise opinion de la
justice du public, que de me faire des
craintes à cet égard. Je condamnerai
toujours des sentimens & des maximes qui
aboutiront à renverser les établissemens
sacrés de la nature & de la société.
Ainsi un mari qui croit devoir plus de
respect aux usages des hommes de sa sphere,
que de soumission à la loi divine &
humaine, me paroîtra toujours répréhensible.
Mais si je pense qu’on doit porter les
regards les plus séveres sur une monstreuse
innovation – j’oserai penser
aussi qu’il peut y avoir tel de ces
novateurs qui rachete la moitié de son
erreur par des vertus tout-à-fait
admirables. Tel est le mari qui a écrit la
lettre qu’on vient de lire ; & ce sont
ces vertus, que je n’ai pu m’empêcher
d’estimer en lui, qui m’ont porté à lui
donner d’abord des louanges qui paroissent à
présent déposer contre moi. Il paroîtra que
je les confirme en les justifiant. J’ose
confesser que c’est mon intention, &
pour la faire trouver aussi innocente
qu’elle me le paroît à moi-même, je vais
employer une comparaison. Nous sommes bien
persuadés que tout idolâtre n’est point dans
la voie de Dieu : mais s’il a des vertus,
s’il est généreux, juste, compatissant,
mérite-t’il le mépris du chrétien ? Je
n’attends point la réponse qu’on doit faire
à cette question, pour me croire justifié.
Croyant l’être, & ne craignant plus qu’on s’exagere le mouvement qui
m’a emporté, j’oserai faire observer le
fonds de procédés qu’il y a dans le cœur de
ce mari, d’ailleurs très-condamnable. C’est
l’objet qui m’a engagé à traiter ce long
article. J’ai voulu faire voir qu’il falloit
se piquer de procédés pour sa femme, &
je n’ai pas cru pouvoir le prouver mieux
qu’en montrant un mari qui en étoit rempli,
toute erreur & tout ridicule considérés
à part. J’ai voulu en même temps donner une
idée de ce qu’un Anglois peut reprocher à sa
femme, & de ce qu’un François peut
conseiller à la sienne. A tout cela je ne
vois qu’un bien. Le premier objet a servi à
apprendre qu’on peut unir des vertus à des
travers. Le second a servi à faire connoître
les ridicules des différentes nations. Je
voudrois bien être sûr que tous les sujets
que je traiterai dans la suite, renfermeront
le même germe d’utilité.
Metatextualité
il vient de m’adresser une
lettre qu’il écrit à sa femme, & je
suis persuadé que la femme elle-même
sera touchée de ce qu’elle contient. Ce
sont des conseils délicats qui ne
sçauroient blesser son amour propre,
& qui peuvent lui en donner. Le
procédé de ce mari, m’a rappellé une
lettre écrite autrefois au Spectateur
Anglois, & que j’avois cru modérée
& honnête, parce que je n’avois
point alors d’objet de
comparaison sous les yeux ; je viens de
la relire, & je la tranferis ici
pour faire mieux sentir la difference de
celle que j’ai d’abord annoncée.
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
Monsieur
le Spectateur, 1 Comme je
crois que c’est la premiere plainte de
cette nature qu’on ait jamais faite,
vous êtes aussi le premier à qui j’aie
pu gagner sur moi de l’adresser. Mais malgré toutes ces
belles apparences, il s’en faut tant que
j’aie lieu d’être content de mon sort,
que la crainte de me voir ruiné par une
sorte d’excès qui s’est introduit depuis
quelques années, dans toutes les bonnes
familles que suivent la mode, me prive
de toutes les douceurs de la vie, &
me rend le plus misérable de tous les
hommes qu’il y ait sur la terre. Vous trouverez sans doute qu’il
n’y a pas là de quoi se plaindre ! mais
suspendez votre décision jusqu’à ce que
je me sois un peu plus étendu sur tous
ces articles, & je suis persuadé que
vous serez alors de mon avis. Vous ne
devez pas vous imaginer que je la blâme
de ce qu’elle possede toutes les belles
qualités dont je viens de vous parler,
ni de ce qu’elle se fait un plaisir de
les mettre en œuvre ; il n’y a que
l’abus que je condamne, lorsque ce qui
n’étoit destiné qu’à un honnête
amusement, est devenu l’essentiel &
l’unique occupation de sa vie. Durant
les six mois que nous sommes en ville,
depuis la pointe du jour, ou peu s’en
faut, jusques à midi, elle
employe tout la matinée à s’exercer avec
ses différens Maitres, qu’elle engage à
venir tous les jours de la semaine, afin
de réparer les pertes que son absence a
causées, durant les autres six mois que
nous passions à la campagne ; &
comme ils sont des plus habiles qu’il y
ait, leur temps doit être payé à
proportion : ainsi vous pouvez juger que
les frais de ces articles vont assez
loin. Il semble que la peinture ne
devroit pas coûter grand’chose ; mais de
la maniere dont elle s’y prend, c’est un
bon surcroît à sa dépense : vous en
conviendrez vous-même lorsque vous
sçaurez qu’elle peint des éventails pour
toutes ses amies, & qu’elle fait les
portraits en miniature de tous ses
parens ; que les premiers ne doivent
être montés que par Colmar~i, & les
autres par Charles Mather~i. Ce qui fuit
est encore pis : je vous ai déjà dit qu’elle est fort experte dans
tous les ouvrages à l’aiguille, & la
somme qu’elle emplois toutes les années
en broderie, est presqu’incroyable :
outre ce qu’elle destine à son usage
particulier, manteaux, jupes, devant de
corps, mouchoirs, bourses, pelotes, ou
tabliers ; elle nourrit quatre
Françoises réfugiées, qui s’occupent à
broder quantité de meubles inutiles ou
superflus ; tels que sont des
courtepointes, des toilettes, des
tentures pour des cabinets, des rideaux
de lit & de fenêtres, des fauteuils
& des tabourets. Elle s’imagine que
c’est un bon ménage, parce que tout cela
se fait au logis, & qu’elle y met
quelquefois la main ; elle est même si
entêtée là-dessus, que je n’ai aucune
espérance de la ramener. Ma lettre ne
firoit pas, si j’en venois à la dépense
qu’elle fait tous les ans en provisions
inutiles. Non contente d’avoir de tout, il faut qu’elle en ait de
toutes les manieres, & dans cette
vue, elle consulte un livre de recette,
qui est héréditaire dans sa famille ;
car ses ayeules, afin que vous le
sçachiez, ont été fort célebres pour le
bon ménage, & il y en a une qui
s’est rendue immortelle pour avoir donné
son nom à un excellent collyre, & à
deux sortes de boudins. Je n’oserois
vous entretenir de tous ses préparatifs
en Médecine ou en Pharmacie, de ses
onguens, de ses emplâtres, de ses
confections, de ses poudres, de ses
cordiaux, de son ratafia, de son
persico, de son eau de vie aux cerises,
de son eau de fleur d’orange, ni d’une
infinité d’autres distillations. Mais il
n’y a rien que je prenne tant à cœur que
cet abominable catalogue de vins
fabriqués, qui tirent leur nom des
fruits, des plantes ou des arbres, dont
les sucs font les principaux ingrédiens
qui les composent. Ils ont
un déboire affreux, & ruinent sa
santé, outre qu’ils ne se conservent
guere plus d’une année, & qu’on est
obligé d’y renoncer tôt ou tard, sous le
faux prétexte de mener une vie plus
frugale. Je suis persuadé qu’il m’en
coûte plus cher pour ces maudits
poisons, que si je régalois tous ceux
qui nous visitent avec le meilleur vin
de Bourgogne ou de Champagne. Le café,
le chocolat & le thé, soit verd,
boue, impérial ou pico, semblent être
des bagatelles : mais si l’on y joint
les dépenses de la table à thé, ils
servent à grossir le compte plus qu’on
ne s’imagine. Avec tout cela je ne
sçaurois finir sans lui rendre justice
sur un article, là où son épargne est
remarquable ; je ne dois pas lui en ôter
l’honneur : je veux dire, à l’égard de
ses enfans, qui sont tous confinés,
garçons & filles, dans une grande
chambre, à l’endroit le plus
reculé de la maison, avec de bons
verroux aux portes, & des barres aux
fenêtres, sous les yeux d’une vieille
femme, qui a été la garde de sa
grand’mere. C’est là où ils font leur
résidence d’un bout de l’année à
l’autre ; & comme il ne leur est
jamais permis de voir la compagnie, mon
épouse croit sagement qu’il est inutile
de faire aucune dépense pour leurs
habits & leur éducation. Sa fille
aînée ne sçauroit lire, ni écrire
jusqu’à ce jour, si le sommelier, qui
est fils d’un procurer de village, ne
lui eût appris cette sorte d’écriture
qu’on emploie dans la chancellerie, pour
grossoyer les actes. Je vous ai sans
doute bien fatigué par le récit de mes
griefs domestiques : mais vous
m’avouerez qu’il étoit difficile d’être
plus court, si vous pensez au paradoxe
que j’avois entrepris de soutenir au
commencement de mon épitre,
& qui n’est devenu que trop une
vérité manifeste. Je voudrois de tout
mon cœur que le public en prositât,
& que cet exemple servît à garantir
les femmes vertueuses de tous les
défauts où la mienne est tombée, &
qui se réduisent visiblement à ces
trois. Le premier est de s’être méprise
à l’égard des objets de son estime,
& de l’avoir toute donnée à des
choses qui ne font que l’ornement
extérieur de son sexe. Le deuxieme est
venu de ce qu’elle n’a pas distingué ce
qui convient aux différens états de la
vie. Enfin le troisieme est l’abus de
quelques excellentes qualités, qui,
renfermées dans leurs justes bornes,
auroient fait le bonheur &
l’avantage de sa famille, mais qui, par
un excès vicieux, en font aujourd’hui le
poison, & la menacement d’une ruine
totale. Je suis, &c.
Hétéroportrait
Lorsque vous
sçaurez que je possede une santé ferme
& vigoureuse, avec un bien
considérable ; que je n’ai aucune
passion violente, & que j’ai une
femme aimable & pleine de vertu, qui
ne manque ni d’esprit ni de naturel,
& dont j’ai plusieurs enfans, qui
semblent promettre de perpétuer mon nom
jusqu’à la postérité la plus reculée,
vous en conclurez d’abord que je suis
l’homme du monde le plus
heureux.
Hétéroportrait
Ma femme, qui
étoit l’unique enfant, & l’objet de
tous les soins d’une mere indulgente,
apprit dès son bas âge, tous les
exercises d’où dépendent ce qu’on
appelle d’ordinaire une bonne &
belle éducation. Elle chante, danse,
joue du luth & du clavessin, &
peint fort joliment ; elle entend le
François comme sa langue naturelle,
& a fait des progrès considérables
dans l’Italien. Elle est d’ailleurs
très-habile dans toutes les sciences
domestiques, à confire des
fruits, soit au sucre, ou au sel, &
au vinaigre ; dans tout ce qui regarde
la pâtisserie ; à faire du vin avec les
fruits de notre cru ; à broder, dans
toutes sortes d’ouvrages à l’aiguille.
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
Madame,
Je me sens d’une main étrangere pour
vous faire parvenir des représentations
que la mienne ose à peine tracer. Je
connois mieux que personne le risque que
l’on court à donner des conseils, &
je ne suis pas même rassuré par mes
motifs. Un homme qui a le malheur
d’enchaîner par état la destinée d’une
personne, est aisément accusé de vouloir
enchaîner ses volontés. Il est si
malheureux en cela, que ses attentions
même, dès qu’elles prennent l’air
d’avis, deviennent odieuses, & il
est presque obligé de devenir
tout-à-fait indifférent, pour ne pas
parroître importun. Voilà ma situation,
Madame, j’en redoute les suites
aujourd’hui, & j’ose cependant les
braver. C’est pour vous que je me fais
cette violence : c’est pour vous
procurer un bonheur que j’aurois tâché
que mes sentimes pussent
vous faire, si le mariage souffroit
l’amour, & si j’avois même osé vous
aimer, étant votre mari. Vous êtes née,
Madame, avec un esprit charmant ; aucune
femme n’a autant de beauté que vous :
cependant je ne vous vois pas cette cour
brillante, que votre âge, vos charmes
& votre état exigent ; j’ai voulu en
rejetter la faute sur les hommes ; je
les ai accusé de mauvais goût, quand
j’ai vu surtout que mille femmes
inférieures à vous, à beaucoup d’égards,
étoient presque assiégées chez elles par
nos merveilleux. Mais j’ai fait d’autres
réflexions, & il a fallu que, malgré
mon admiration pour vos charmes, je vous
imputasse le malheur de votre solitude.
Vous avez trop négligé les talens ; ils
sont devenus un mérite de convention,
& les hommes sont en droit d’en
exiger. En effet, Madame, voyez ce qu’on en peut tirer, &
combien ils deviennent nécessaires tous
les jours. Les deux sexes ne sentent
plus rien ; la conversation, la lecture,
le spectacle, la galanterie, ne les
piquent plus. Ils ont anéanti les
plaisirs de l’esprit par l’abus de
l’esprit, & les plaisirs de sens par
la fatalité qui en suit l’ivresse. Le
plaisir qu’ils imaginerent hier, est
déjà monotonie aujourd’hui. Ainsi, ni
l’esprit, ni la beauté, ni le plaisir,
n’ont plus rien à faire pour eux : ils
se sont enlevé jusqu’aux ressources du
libertinage. Dans cet état ils ont
appellé les talens à leur secours ;
& l’accueil qu’ils leur ont fait,
est devenu une raison de se présenter à
eux avec cette recommendation puissante.
Quiconque a pris la peine de se
distinguer par ce noble avantage, est
devenu l’objet de l’amour public ; &
en effet définissez les talens : ils
unissent la dignité de la raison à la
pointe du plaisir, sans
avoir la sévérité de l’une, ni
l’inconstance de l’autre. Faut-il, en
faveur de quelques esprits assoupis par
la fatiété, recourir à une légere
imitation de l’indécence Les talens ont
encore cette ressource précieuse ; car,
par exemple, l’amour exprimé sur la
guitarre, par une main blanche &
légere, que conduisent des yeux animés,
celle d’être l’amour, & devient le
plaisir. Une danse voluptueusement
destinée nous peint un objet charmant
dans nos bras, & nous en jouissons
quelquefois par le plaisir le plus vrai
que je connoisse, qui est celui qui nous
vient d’une chose commune en
elle-même. . . . Voilà, Madame, ce que
peuvent faire les talens ; voilà ce qui
porte les hommes à les adorer, & ce
qui les porte encore à préférer les
femmes, dont ils sont les uniques
charmes, à celles qui ont tous les
charmes en partage. Vous
aviez ces dons heureux, Madame ;
pourquoi les avoir négligés ? Pourquoi
même ne vous les pas restituer
aujourd’hui que vous voyez la célébrité
qu’ils donnent Un instant vous les
rendroit tous, & demain vous
régneriez sur les hommes. Croyez-vous
cet empire méprisable : ah ! Madame,
votre raison vous auroit bien trompée,
si elle vous avoit tenu ce langage.
Consultez les souveraines du monde ;
elles vous diront que ce qui les flatte
le plus sur le trône qu’elles occupent,
ce sont ces regards échappés, ces
louanges indiscretes, ces empressemens
inconsidérés, qu’elles doivent à leur
mérite & à leur beauté : mais
peut-être que le motif que je vous
suppose, loin de mériter d’être
combattu, n’est digne que de mon
admiration. Peut-être que
l’économie. . . . Ah ! de toutes les
vertus vous m’auriez appris à connoître
la plus respectable dans une
femme qui m’a apporté des millions. Mais
cette vertu seroit mon supplice & ma
honte ; je croirois toujours que vous
condamnez mes dépenses, qui n’excedent
pourtant point ma fortune, & je les
condamnerois moi-même par respect pour
vos jugemens, & par reconnoissance
pour vos sacrifices. Cette idée me
tourmente ; je ne serai point tranquille
que vous ne l’ayez détruite, & pour
la détruire, le seul moyen qu’il y ait,
c’est d’appeler demain tous les maîtres,
& les plus chers surtout. Je
l’exigerai personnellement, Madame, si
ma lettre n’y suffit pas ; je vous
importunerai jusqu’à ce que vous m’ayez
donné cette satisfaction : je vous
conjure de croire que vous me la devez,
& qu’elle m’est nécessaire. Après
vous avoir conseillé ce qui peut vous
rendre aimable, permettez-moi de vous
proposer ce qui peut vous
rendre heureuse. Vous vous ennuyez ?
Madame ; vous le dissimuleriez en vain.
Je vois ce qui vous manque, &
malheureusement il m’est défendu de
voler au devant de vos desirs.
L’amour. . . . Oui l’amour : il fut
toujours le charme de votre âge. Tout
vous le peint, & peut-être tout vous
l’inspire ! Que ne devez-vous pas
souffrir dans cette situation Un
pressentiment me dit que vous me la
reprochez. Oui, Madame, j’ai cette
affreuse pensée, & je ne serois pas
même rassuré par vos sermens. La nature
fut trompée le jour de votre mariage ;
elle vous avoit promis des plaisirs
constans ; ils ne sont pas venus ; les
premiers que vous aviez goûtés, se sont
même envolés rapidement. Pour m’en
disculper auprès de vous, j’en ai gémi
moi-même : mais vous ne m’en reprochez
pas moins votre ennui, & mes raisons
vous paroissent des crimes.
Voilà du moins, Madame, comme je dois
raisonner. Pour vous prouver que mon
excuse fut sincere, que mes regrets le
sont, que je vous sacrifie, ni à mes
goûts, ni à mes dégoûts, je veux
aujourd’hui vous proposer de prendre un
amant. Je vous dois ce conseil, &
pour vous engager à le suivre, j’oublie
que je vous l’aye donné. Je ne fus pas
l’auteur de vos ennuis ; une loi
souveraine, un préjugé vainqueur, firent
ma destinée & la vôtre : mais je
mériterois seul les reproches que vous
ne devez adresser qu’au sort, si je ne
venois à votre secours, parce que le
sort, tout cruel qu’il est, est obligé
d’emprunter l’autorité qu’il me donne
sur vous, pour retenir dans une fidelle
soumission à votre malheur. Il est
principe, & moi organe. Ainsi,
Madame, je vous rends la liberté qu’il
ne vous ravit qu’une fois,
& que je vous ravis tous les jours.
Faites-en un usage digne de vous. La
décence vous honorera à mes yeux, &
votre bonheur me justifiera aux vôtres.
J’ai l’honneur d’être, &c.
1Tirée du Tome troisieme, pag. 503.