Zitiervorschlag: Justus Van Effen (Hrsg.): "No. 28", in: Le Nouveau Spectateur français, Vol.2\008 (1725), S. 113-135, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2022 [aufgerufen am: ].
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No. 28
Metatextualität► Suite de la Lettre d’un homme d’âge &c. *MT
Ebene 2► Ebene 3► Brief/Leserbrief► Fremdportrait► Avec ce merite de parade je parus un homme merveilleux à une très aimable fille, dont l’imagination extravaguoit à peu près dans même gout que la mienne. Elle avoit dans l’esprit une prodigieuse lecture [114] de Romans, une grande admiration pour tout ce qui étoit héroïque, & un penchant infini pour la délicatesse la plus rafinée de l’amour. C’étoit mon veritable balot, comme j’étois le sien. Nos cœurs volerent l’un vers l’autre avec rapidité ; nous nous aimames presqu’en même tems. nous nous crumes seuls dignes l’un de l’autre dans tout l’univers. Que de délicates fadaises, quel tendre Galimathias, quelles magnifiques extravagances ne remplissoient pas nos Lettres & nos conversations, Combien de disputes Metaphysiques sur la grande & importante question, qui de nous deux savoit le mieux aimer. C’étoit la notre matiere favorite ; nous nous brouillames plus d’une fois là-dessus, par ce que nous étions résolus à ne nous rien céder sur un point si délicat. Un jour elle eut assez d’humilité pour avouër, que la délicatesse de mon cœur surpassoit la sienne mais après quelques moments de profonde reverie, elle me soutint que l’aveu même qu’elle venoit de faire, surpassoit tout ce que la plus délicate tendresse avoit de plus pur & de plus rafiné, & je fus frappe par la force & par l’évidence de ses preuves ; j’eus bien plus de peine à me rendre à une preuve d’une autre nature. Elle avoit du bien, dépendoit d’elle même, & vouloit à toute force faire ma fortune en m’épousant. L’afreuse proposition ! le moyen de la soutenir ! quoi, donner une tache si infame à ma passion, permettre qu’on put [115] la soupçonner d’aucune vuë d’intérêt ; plûtôt mourir, plûtôt rompre avec ma maitresse, que d’être heureux à ce prix ; je m’applaudissois extraordinairement d’une générosité, qui laissoit bien loin derniere moi tout ce que les Romans ont jamais formé de Héros quintessenciez, & la satisfaction, que je puisois dans cette superiorité, m’étoit plus précieuse que toutes les richesses du monde. Ma maitresse cepandant étoit aussi folle de son Héroïsme que moi du mien ; elle s’y vit confirmée par l’opposition de tous ses parents ; difficultez à vaincre, & par consequent nouveau surcroit de générosité. Notre sublime imbecillité nous portoit également à vouloir introduire dans l’amour un desinteressement aussi absolu, que celui dont certains fanatiques prétendent ennoblir la Religion. Nos controverses sur ce point extraordinaire nous occuperent pendant plusieurs séances. Je fus forcé à la fin de devenir proselite de ma maitresse. Elle s’efforça à me persuader, qu’en soufrant qu’elle fit ma fortune, c’étoit moi qui jouois le rolle le plus noble ; elle m’assura qu’en ma place elle saisiroit avec ardeur l’occasion que je ne refusois que faute de bien connoitre la véritable délicatesse des sentimens. Sa Metaphysique, alloit à soutenir que dans une ame véritablement belle il y avoit plus de Noblesse & de desinteressement de se charger d’un bienfait qu’à l’imposer à un autre ; qu’en [116] faisant du bien on se donnoit un air de supériorité sur celui qu’on obligeoit ; qu’au contraire en soufrant de bonne grace cette supériorité, on marquoit pour un bienfaiteur l’estime la plus délicate & qu’on lui sacrifioit ses intérêts les plus chers. Je sens que j’ai de la peine à présent à bien exprimer des Notions si déliées ; mais dans ce temps là mon imagination étoit au fait de tout ce fatras, & savoit me le peindre d’une maniere à me persuader que rien n’étoit plus clair & plus raisonnable. Je cedai ; le moyen de ne pas mettre pavillon bas devant des raisonnements si irrésistibles.
J’epousai ma belle Héroine, & nous goutames pendant quelques Semaines tous les plaisir qu’une pareille union peut procurer à deux cœurs excessivement tendres & vains. Ces transports de félicité furent par malheurs de très courte durée. Vous allez croire apparemment, Monsieur, que malgré son désinteressement Romanesque ma femme devoit être coquette, galante, ou de mauvaise humeur. Il n’étoit rien de tout cela ; elle etoit naturellement bonne, vertueuse & sage ; son ame avoit en horreur tout ce qu’il y a de bas & de criminel. Sa passion pour moi prenoit tous les jours de nouvelles forces, & la possession ne rallentit pas la mienne. Ce qui troubla notre bonheur n’étoit que notre maudite delicatesse de sentiments soutenuë du côté de ma femme d’une humeur assez ratiere. A force [117] de nous aimer délicatement nous étions presque toujours mécontents l’unde <sic> l’autre. Il sembloit, que nous nous étudiassions à repandre réciproquement dans nos ames le desordre & l’amertume. Nous nous voulions uniquement & absolument occupez l’un de l’autre & par là nous devinmes nos bureaux mutuels. Le moindre régard un peu fixe que ma femme jettoit sur un homme de quelque merite m’allarmoit, m’inspiroit de la mélancolie, & m’arrachoit de ridicules plaintes ; une distraction passagere, un air un peu reveur, un quart d’heure d’absence faisoit répandre a mon épouse un torrent de larmes. Quelquefois elle s’y prenoit d’une autre maniere pour reveiller ma tendresse. Elle tachoit de m’inspirer de la jalousie, & de me faire craindre la perte de son cœur. Elle feignoit du gout pour quelqu’autre, ou bien elle affectoit pour moi des maniéres brusques & impertinentes. Si alors elle réussissoit à porter ma vivacité à quelque emportement, elle triomphoit ; elle continuoit à me chagriner, & elle sembloit trouver la plus douce satisfaction à mettre mon ame à la torture. Je vis que la violence n’étoit pas le vrai moyen d’avoir la paix, & en peu de tems j’appris que la douceur ne valloit pas mieux. Je me trouvai mieux d’affecter un calme profond pendant que le caprice excitoit des orages dans l’imagination de ma femme. J’écoutois ses brusqueries d’un air froid & dedaigneux ; & quelquefois je la plantois là pour l’abandonner à [118] ses propres réflexions. Quoique mon ame fut interieurement livrée aux plus facheuses inquietudes, j’avois quelquefois la force d’esprit de faire durer encore mon air indifferent, quand l’agiatation de ma femme étoit déja passée. Je ne lui disois rien de desobligeant ; mais aussi je ne lui disois rien de tendre ; je me contentois d’avoir pour elle une complaisance cérémonieuse, & une honnêteté seche. Ces manieres la mettoient au desespoir ; elle craignoit qu’elle n’eut rebuté ma tendresse pour toujours ; elle auroit mille fois mieux aimé me voir rude & offensant, & bien souvent elle ne négligeoit rien pour me mettre dans cette disposition. Quelque-fois je voyois que l’affliction & la tendresse se montroient à travers de ses emportements ; j’avois pitié d’elle, mais je voulois qu’elle fit les premieres avances ; Elles les faisoit d’ordinaire d’une maniere brusque & impetueuse. C’étoit une espece d’inspiration subite. Elle se jettoit à mon col & m’arrosoit de ses larmes, ou bientôt je mélois les miennes. Ces retours étoient délicieux ; ils étoient accompagnez de tout ce qu’une imagination vive peut fournir de termes touchants à la plus tendre passion. J’avois beau ou par justice ou par pitié, vouloir me charger de la moitie des causes de notre brouillerie, elle ne vouloit jamais le permettre, elle s’obstinoit à être seule coupable ; elle en rejettoit quelquefois la faute sur la délicatesse de son amour, & même assez souvent sur des ca-[119]prices, dont jusques là elle n’avoit pas été la maitresse, mais dont, aidée de mes conseils, elle esperoit de le devenir. Dans cette charmante situation rien n’étoit plus humble plus doux, plus soumis qu’elle ; rien de plus heureux, & de plus satisfait que moi. Je savois presque gré à ses caprices de me ménager des moments si delicieux. Après ces heureux raccommodements devenus plus chers l’un à l’autre par notre éloignement passé, nous étions pendant quelque tems inséparables. Nous nous faisois une souveraine satisfaction de nous posseder, en oubliant tout le reste de l’Univers. Dans ces agréables retraittes nous nous occupions à opposer les charmes d’une tendresse paisible aux troubles afreux, de nos brouilleries ; nous nous efforcions à en demêler les tristes sources & à chercher des précautions, pour les tarir pour jamais. Les plans que nous dressions la-dessus nous charmoient & nous nous flattions toujours d’avoir pris des mesures si justes que la tranquillité devoit desormais nous être assurée ; quelle l’étoit peu ! Nous caracteres étoient toujours les mêmes & les mêmes causes produisoient sans cesse chez nous les mêmes éffets.
Pendant assez long-tems ces dissensions passageres mais cruelles & déchirantes ne faisoient qu’entretenir & irriter notre passion, mais elles lui donnoient des secousses trop violentes pour ne pas détruire à la fin. Nous nous estimions véritablement sans cela [120] l’affaire auroit été faite en peu de mois. Je sentis pourtant qu’à force de brouilleries ma tendresse devenoit moins vive. Je suis sur que ma femme découvrit chez elle la même chose ; mais un certain point d’honneur nous empêchoit d’en convenir de bonne-foi ! La chose parloit pourtant d’elle-même. Déja nos delicates querelles se changeoient en froideurs qui nous inspiroient un chagrin morne & assez durable. Nous en revenions comme auparavant ; mais nos raccommodemens avoient moins de vivacité, & nous songions avec moins d’application à prévenir les rechutes ; une longue & sacheuse expérience nous aprenoit trop qu’elles étoient presque inévitables. C’étoit la un très-mauvais augure pour l’avenir. Mais réflexions me le développerent de plus en plus, mais elles furent interrompue, par une maladie languissante qui saisit mon Epouse. Ce triste accident m’inspira pour elle une pitié, qui me rendit toute la force de ma passion. J’étois comme attaché à son lit, toujours occupé à la servir, à la consoler, à l’encourager. Quelle douleur pour moi de la voir empirer de jour en jour ; j’en étois d’autant plus accablé, que chaque nouveau degré de maladie la rendoit plus estimable ; la force de son esprit sembloit s’augmenter à proportion que son corps s’affoiblissoit. Son imagination se défaisoit de plus en plus de la chaleur Romanesque, pour se livrer au bon-sens & à l’esprit de réflexion. Quoique mon ame se fut [121] fermée depuis long tems aux pensées pieuses, l’attendrissement où je me trouvois alors me fit revenir de cette honteuse Lethargie ; je fis tous mes efforts pour développer à ma chere épouse la grandeur & la beauté de la Religion, & à mesure que je réussis à l’y rendre sensible, je le devins moi-ême <sic>. D’abord ce n’étoient que réflexions seches ; peu à peu elles furent accompagnées de vifs sentiments. Mon cœur penetré répandit dans mes discours un Pathetique naturel, qui venant d’un époux cheri ne pouvoit que toucher l’ame tendre & sensible de ma femme. Nous commençames à nous persuader tous deux qu’une vanité excessive deguisée sous le titre d’Héroïsme avoit été la grande source de nos chagrins & de nos égarements. Nous découvrimes sans peine que la simplicité & l’humilité étoient le caractere essentiel de la véritable vertu, & nous sentimes un regret sincere d’avoir differé, si long tems à puiser cette belle & noble idée dans les préceptes, & dans les exemples de Jesus Christ. Dès méditations si utiles détacherent mon épouse du monde avec une surprenante facilité ; elle eut bien plus de peine à s’arracher à moi. La séparation dont nous étions ménacez me paroissoit aussi dure qu’à elle-même, je l’y préparai pourtant avec succez, & peu de tems après elle mourut dans mes bras avec une serénité Héroïque, que la seule Religion est capable d’inspirer à un esprit raisonnable. Une mort si belle adoucit en quelque sorte [122] ma douleur, qui ne laissa pas, d’être au-dessus de toutes les expressions ; j’y aurois succombé sans les consolations infinies que me prodiguoit la pieté. Elle empêcha d’abord mon aflection d’éclater en transports. Par son secours cette afliction devint calme, quoique amere, & sa tranquillité me répondit de sa durée. Cepandant quoique cette aimable épouse fut sans cesse présente à mon esprit pendant deux années entiéres je me considerai peu à peu comme un esclave affranchi de la plus dure servitude. Je comparai mon calme quoique melé d’affliction avec ces desordres qu’une passion Tyrannique avoit si souvent jettée dans mon ame, & je compris que ce qui s’étoit offert à mon esprit comme le plus rude chatiment de Dieu pourroit bien être un de ses plus signalez bien-faits.
Tant que ma douleur fut dans toute sa force, je me crus entiérement convertis quoiqu’en abandonnant mon ame à la moindre inattention, je la surprise de tems en tems dans les idées vaines & chimeriques, qui me faisoient trembler.
Le grand moyen pour l’en affranchir étoit de me retracer fortement le tableau de mon épouse mourante, & de me placer dans les mêmes circonstances, le remede opérât infailliblement tant que je mis ma vertu en sureté dans une solitude diversifiée par le commerce de quelques amis. Par malheur, je fus saisi de la fantaisie d’aller chercher dans [123] les voyages du secours contre mon affliction qui étoit si nécessaire à ma pieté peu affermie.
Je fus confirmé dans ce funeste dessein par certaines personnes, qui croyent que l’homme est fait pour se devertir, & que le chagrin est le plus grand des malheurs. Par une seconde imprudence je résolus de me défaire de ma douleur chez un peuple où la gaïeté inconsiderée est dans son centre, & ou vivre & se dissiper est la même chose. Le torrent de la joye Nationale m’entraina en moins de rien, je vecus plus dans un mois que je n’avois fait dans tout le reste de ma vie. Ma vanité rompit sa digue, & inonda toutes les facultez de mon ame avec la plus grande violence ; les Maximes de la mode usurpèrent chez moi les droits des principes de la raison. La réputation d’avoir bien de l’esprit pour un étranger me parut la plus belle chose de monde ; je ne négligeai rien pour l’étendre ; ce funeste desir usurpoit toute mon attention. Il ne m’en restoit point pour la pieté que j’avois crue enracinée dans mon cœur pour jamais. Elle parut entiérement arrachée de mon ame, & je n’eus suelement pas le loisir d’en regretter la perte. Mon amour propre la vigueur de ma jeunesse, l’exemple général, mirent l’amour de la partie de mes extravagances. Ce n’étoit d’abord qu’un amour coquet & vagabond, pour des femmes qu’un reste de raison me faisoit considérer comme souverainement méprisables, quoique extra-[124]ordinairement séduisantes. Ce n’étoit la qu’un amusement criminel, qui me détournoit de la vertu sans me précipiter dans des chagrins sensibles & durables. L’imprudence que j’avois eu de hazarder de nouveau ma vanité dans les orages du grand monde, me devint un suplice plus rude. Ma ridicule envie d’essayer mon merite sur quelque cœur qui en valut la peine me fit faire connoissance avec une fille de qualité belle comme un Ange, mais assez mal partagée des biens de la fortune. Je ne songeai d’abord qu’à chatouiller mon amour-propre, & à passer le tems. Je découvris dans cette jeune beauté fort peu de cet esprit qu’on trouve si aimable dans les femmes de la Nation ; mais j’y fis une découverte qui me parut estimable. Elle avoit du bon sens, beaucoup de douceur, une franchise, qui alloit jusques à la naïveté les manieres simples & éloignées de toute coquetteries. Je crus retrouver le caractere de ma chere voisine orné de tous les charmes de la beauté. J’étois las des maitresses entre les mains desquelles le hazard m’avoit d’abord jetté. Je les avois trouvées inconstantes, capricieuses, interessées & même fourbes ; quelques-unes avoient agacé ma vanité par des mînauderies, pour la duper, & pour la tourner en ridicule. Je ne m’attendois à rien de pareil de la part de mon aimable innocente. Je lui déclarai bientôt une passion dont je ne sentois encore que de foibles commencements ; fourberie, dont j’avois été [125] incapable dans le feu de ma jeunesse. Elle me répondit avec une naïveté prodigieusement rare dans une fille de son païs, que si ma déclaration étoit sincere, elle ne pouvoit que lui faire plaisir, & qu’elle seroit charmée de mériter la tendresse d’un homme comme moi. Il ne me fallut qu’une demi-heure de conversation de plus, pour lui arracher l’aveu d’une tendresse réciproque ; sa candeur me ravit, & la facilité de sa défaite, quelque suspecte qu’elle dut m’être, ne me parut qu’un effet naturel de mon esprit & de ma figure. Faut-il s’étonner que je sortisse de chez ma jeune maitresse passionément amoureux & de moi-même & d’elle ! Dans plusieurs visites que je lui rendis, je ne trouvai rien qui fut capable de me faire soupçonner sa bonne-foi, & sa sagesse, & tant que je l’ai vuë je n’y ai rien rencontré de semblable. J’eus même lieu de croire qu’elle avoit l’ame noble & généreuse. Il ne me fut jamais possible de lui faire recevoir quelques présents d’importance ; de quelques ruses que je pusse m’aviser pour les lui donner de bonne grace. Pour des bagatelles elle étoit charmée d’en faire avec moi un troc perpetuel. Cepandant les délices que je goutois dans cet agréable commerce furent empoisonnées par un cruel avis que je receus de quelques amis Officieux. Ils m’avertirent que toute la Ville étoit instruite d’une intrigue qu’elle avoit eue avec un jeune Seigneur, riche, généreux, & qui ne passoit nullement pour gouter l’a-[126]mour Platonique. Cette découverte me chagrina fort, mais après y avoir un peu réflechi je résolus d’en faire mon profit & de changer tout le plan de mes attaques amoureuses ; dès que je la revis je m’émancipai à de petites libertez assez vives. Elles ne furent pas trop bien recûes ; je voulus pourtant pousser ma pointe, & je mis par là ma belle dans une plus forte colere que je n’aurois attendu de son humeur paisible. J’en fus choqué & je lui demandai insolemment si je ne meritois pas autant ses bontez, que Monsieur le Comte de . . . . ! Ce nom la déconcerta ; elle tomba en foiblesse, & cet accident m’attendrit prodigieusement ; elle ne revint de ce triste état que pour répandre un torrent de larmes. Elle m’avoua de la maniere la plus naturelle non-seulement qu’elle avoit été aimée du Comte, mais encore qu’elle l’avoit aimé de toute son ame, fondant l’esperance de l’épouser sur mille serments qu’il lui en avoit fait. Elle ne disconvint pas que pleine de cette idée flatteuse elle ne se fut rendue peut-être coupable de quelque imprudence susceptible d’être mal interpretée par le public ; mais elle me jura que jamais elle n’avoit dementi sa sagesse ni en faveur du Comte, ni en faveur d’aucun homme de l’Univers. Après m’avoir parlé de cette maniere elle m’assura que la passion que je lui avois inspirée surpassoit infiniment toute la tendresse qu’elle avoit sentie pour le Seigneur en question, mais que néanmoins elle vouloit [127] absolument rompre avec moi, & qu’elle espéroit trouver dans son cœur assez de force pour ne revoir jamais un homme qui venoit de lui marquer un mépris si outrageant. Ce discours qu’elle prononça d’une maniere ferme & calme, fut un coup de foudre pour moi. Je me jettai à ses pieds, je lui exprimai mon repentir par les termes les plus forts & les plus Pathetiques. Je lui protestai que je l’en croyois sur sa parole & dans l’ivresse de ma passion, je lui offris, pour la convaincre de mon estime pour elle, de l’épouser si elle le vouloit. J’eus toutes les peines du monde pour l’appaiser. J’y réussis à la fin. Elle parut revenir à moi de tout son cœur & elle me promit un amour éternel, sans dire un mot du mariage que je lui avois proposé.
Tant que cette Scene touchante avoit duré, j’avois été convaincu de la sincerité des Protestations de ma belle ; mais dès que le calme fut rentré dans mon ame, ma crédulité s’étant dissipée ; mon cœur fut agité par les plus noirs soupçons. La plus furieuse jalousie s’en empara entiérement, & ne fit que donner de nouvelles forces à ma tendresse. J’aimois à la rage, & desormais je ne marquai gueres mon triste amour qu’en devant le boureau de l’objet de ma passion. Tout servit de nouriture à mon esprit jaloux, ce qui étoit simplement possible s’offroit à mes yeux sous un air de probabilité, & ce qui n’avoit qu’une legere vrai-semblance, [128] pourvu qu’il fut desavantageux à l’objet de mon cruel amour, me paroissoit indubitable. Un Laquais qui lui portoit un message me faisoit frisonner. Si elle avoit à son service une fille un peu dégourdie, je la croyois son intriguante ; tous les hommes, qui lui disoient quelques douceurs passoient dans mon esprit pour ses amants déclarez. Quels desordres afreux ne ravagerent pas mon ame ; ma situation étoit une espece d’Enfer. Ma pauvre maitresse avoit beau changer ses domestiques & bannir de chez elle toutes les compagnies, je lui en savois gré, je lui rendois mille graces de soins qu’elle vouloit bien avoir de mon ame malade. Mais toutes ses complaisances furent incapables de me guerir. Mes propres chimeres fournissoient à ma jalousie une nourriture perpetuelle. De tems en tems ma raison sentoit mon extravagance, mais elle cherchoit en vain des forces pour y rémedier. Je voulus essayer l’absence, mais je ne fis qu’ajouter un nouveau tourment aux troubles, qui m’agitoient ; j’étois dans toutes les compagnies, morne, distrait, reveur, souverainement ridicule. Ma rage amoureuse me rappelloit sans cesse vers l’objet de ma passion. Cent fois mes inquietudes offensantes lui firent perdre patience & me conjurer de l’abandonner & de la laisser en répos. Dans ces occasions j’étois cruellement puni sur le champ de mon infame procedé. Sa colere m’abimoit dans le desespoir. Si elle s’étoit obstinée à ne me point [129] pardonner j’eusse été homme à me tuer en sa présence ; quelquefois je me mettois dans l’esprit, que ma passion perdroit sa fougue, si je pouvois la satisfaire ; je résolvois de le tenter, mais je craignois en même tems d’y réussir & de m’affermir par là dans les soupçons que le bruit public m’avoit inspirez sur la conduite passée de ma Maitresse. Je me serois déterminé quelquefois à partir brusquement pour ma Patrie, mais je m’imaginai qu’en prenant ce parti je donnerois le plus mortel chagrin à cette malheureuse Demoiselle, & cette généreuse vanité me detournoit d’un dessein si salutaire. Je revins enfin de cette affreuse maladie de l’ame pour un remede plus honteux que le mal même. Une troupe d’amis débauchez se saisirent de moi presque par force. Ils me trainèrent de desordre, en desordre & par une enchainement suivi de plaisirs criminels ils m’otèrent le loisir de penser à ma folie dominante. Je sentis que cette vie licencieuse me soulageoit, & mon imagination étourdie m’y fit entrer si avant qu’un jour je pensai mourir subitement à table.
Je revins pourtant de cet afreux état par un effet de la bonté divine, dont le souvenir reveille toujours dans mon ame la plus vive gratitude ; lorsque je repris l’usage de mes sens, c’étoit comme si un voile, qui eut séparé ma raison de mon imagination, se fut déchiré tout d’un coup. Je me retrouvai, mais je me retrouvai avec honte, & avec hor-[130]reur : tout diffiguré tout d’efforme, tout digue de ma propre haine & de mon propre mépris. C’est la un des plus horrible états, qui puisse punir de ses crimes un être raisonnable. Tout malade que j’étois encore je pris le parti sur le champ de regagner ma Patrie dans l’esperance d’y retrouver cette vertu précieuse à la quelle j’avois renoncé avec une si coupable imprudence. Avant que de partir mes inquiétudes me forcerent à écrire à ma pauvre Maitresse. Tous les desordres de mon ame se peignirent dans ma Lettre sans aucun secours de mon esprit. Je lui demandai mille pardons de tout ce que ma barbare extravagance lui avoit fait soufrir. Je lui fis mille protestations de mon estime sincere pour elle, & de la conviction où j’étois de ma propre indignité, & je lui conseillai de chercher contre ses malheurs une ressource dans le sein de la pieté. Pendant le voyage mille idées noires rouloient dans mon cerveau atrabilaire ; un rien excitoit en moi des transports de frayeur.
Je ne sentis aucune tranquillité, que lorsque je me vis de retour chez moi. Mais ce calme ne fut qu’une courte suspension de l’orage. L’agitation de mon cœur dechiré si long-tems par la fureur de la jalousie, & peut-être aussi des plaisirs goutez avec excez avoient corrompu toute la masse de mon sang. Pendant des mois entiers je fus entre la vie & la mort, il me prenoit des foiblesses continuelles qui paroissoient être les message-[131]res afreuses d’un trépas subir, dont l’idée entrainoit dans mon imagination celle des peines de l’Enfer que desormais je croyois inévitables pour moi. Je n’osais pas élever mon ame vers le Ciel ; je m’imaginois que mes prieres seroient autant d’insultes faites à la miséricorde divine, à laquelle j’avois renoncé insolemment pour me précipter dans les plus coupables desordre ; quels desordres ! Je les avois évitez par gout, & par délicatesse dans une jeunesse vive & sougeuse, & j’avois eu l’indigne bassesse de m’y jetter dans l’age viril, ou les passions moins tyranniques facilitent à la raison la route de la vertu. Mon attention continuellement fixée sur des fautes si enormes acheva de mon rendre Hypocondriaque. Je craignois afreusement la mort, & je fus pourtant vingt fois sur le point de me la donner de mes propres mains. Dans les noirs accez de cette maladie, mon imagination étoit entiérement séparée de ma raison. Il y avoit au dedans de moi comme deux personnes différentes continuellement opposées l’une à l’autre, & mes organes irrésolus sembloient ne pas savoir à qui des deux obéïr. J’eusse sans doute succombé sous le poids de mon horrible destinée, si Dieu par la marque la plus touchante de sa paternelle bonté ne m’eut envoyé un secours peu attendu, & encore moins mérité. Un Ecclésiastique le plus doux, le plus sage, le plus éclairé que j’aye rencontré de mes jours me vint rendre une visite, instruit de la triste [132] maladie de mon corps & de mon ame. C’étoit un de mes anciens amis ; je baissai les yeux à son aproche, & je le priai de s’éloigner pour jamais d’un homme indigne de son amitié, de son estime & même de sa compassion. Vous vous trompez, me dit-il en m’embrassant avec tendresse, vous estes encore digne de mon amitié ; j’en reponds pour vous. Je connois trop bien le fond de votre cœur, la douleur & la bonté même, qui accablent votre ame me prouvent que les semences de la pieté n’y sont pas entierement étouffées. Je m’obstinai à soutenir que sa bonté pour moi lui faisoit illusion, & pour l’en convaincre, je lui développai toutes mes irrégularitez ; je me haissois trop pour ne pas charger encore un tableau déja trop afreux. Il s’en apperçut, & au lieu de me faire des reprimades hors de saison, il versa dans mon ame avec une éloquence tendre & naïve les consolations les plus douces & les plus capables de relever mon courage abbatu. Il m’obligea de prier avec lui ; sa pieté attendre par l’amitié qu’il avoit pour moi répandit dans sa priere quelque chose de si touchant, qu’elle me fit baigner mon lit de l’armes. Je priai à mon tour avec tant d’humilité, & avec un anéantissement si profond, qu’il fut impossible au vénérable viellard de ne pas confondre ses pleurs avec les miens. Je ne saurois exprimer jusqu’à quel point cet exercice de pieté soulagea mon ame. Ce fut depuis cet heureux moment mon occupation [133] continuelle, elle remit assez de tranquillité dans mon cœur, pour diminuer la force de ma maladie, qui jusques là avoit été irritée par les inquétudes de mon esprit. Mon vertueux ami en eut la joye la plus vive, il me vit tous les jours, il ne négligea rien pour me soutenir dans mes salutaires résolutions, & il me donna les préceptes les plus utiles pour me dérobber aux dangers de la réchute ; helas ! il n’est plus ; & je vis encore. Sa mémoire me sera précieuse à jamais ; Toutes les fois que je songe à lui, je sens ma vertu animée d’une nouvelle vigueur, & séconde en delices nouvelles. Il me conseilla sur tout de consacrer pendant toute ma vie quelques heures du jour à l’examen de moi même, à la méditation, à de bonnes lectures, & sur tout à la priere : j’en ai contracté la douce habitude, & j’en tire tant d’utilité, & tant de satisfaction que lorsque étant hors de chez moi, je ne trouve pas l’occasion d’y vaquer d’une maniere paisible je brule d’envie de regagner la solitude de mon cabinet.
Peut-être eusse-je été assez foible pour négliger insensiblement une coutume si belle & si sainte, si la providence ne m’y eut affermi en reveillant souvent les accez de ma triste maladie pendant plus de dix années consécutives. Ce chatiment Paternel ou plûtôt ce bienfait inestimable a soutenu ma vigilance contre les attaques du vice & m’a donnée la force de le bannir promptement de mon ame quand il en avoit surpris quel-[134]que passage. Ma santé n’a repris toute sa vigueur que lorsque je me suis trouvé dans la saison de la vie dans laquelle les fougues du cœur & de l’imagination s’appaisent d’elle-mêmes, & laissent un libre cours à la reflexion qui dans l’experience des fautes passées puise une heureuse défiance de ses propres forces.
Je me trouve à présent dans un état, que je puis appeller heureux. Je jouis d’un revenu qui passe la médiocreté, & un de mes plus doux plaisirs est d’en employer une bonne partie à soulager la misere de mon prochain. La tendresse ridiculement délicate que j’ai sentie autrefois pour le beau-sexe est devenu une sensibilité vive & générale pour tout le genre-humain, & sur tout pour mes amis. A mesure que j’avance dans la pieté, je me trouve bon, doux, facile, tolérant, hors d’état même de haïr ceux qui m’offensent le plus cruellement, & porté sans avoir besoin de grands efforts à leur être autant utile qu’il m’est possible. Peu de choses au monde sont capables de me donner de vifs transports de chagrin ou de joye. Je possede une gaïeté tranquille, à laquelle ma raison assiste toujours, & dont elle goute distinctement toutes les parties. Ma délicatesse devenue sage & raisonnablement n’influe plus gueres que sur ma vertu. Elle ne me pardonne rien, elle ignore ce que c’est de petites fautes ; elle est presque la seule source des afflictions, qui me troublent encore. Il m’est [135] impossible de m’en excuser lorsque je me suis rendu coupable de quelque négligence, ou de quelque irrégularité passagere. Mon desir le plus ardent est de me trouver dans tous les instants de ma vie, en état de remettre sans frayeur une ame pure entre les mains de celui qui l’a placée dans ce foible corps. Ces heureux instants sont encore bien rares. Ma vertu est bien défectueuse encore. Ma vanité n’est rien moins qu’absolument éteinte, elle fait encore des ravages cruels dans mon imagination. Je la surprends trop souvent dans un amour outré pour la réputation ; trop souvent au sortir d’une compagnie je rougis des ridicules efforts que j’ai faits pour primer aux dépens de la bonté & de la prudence. Je sens pourtant avec une souveraine satisfaction que de jour en jour mon amour propre se subordonne avec docilité à la raison & à la vertu. J’ose même vous assurer Monsieur, que si elle a quelque part au tableau que je trace ici de ma conduite, le grand motif qui m’y porte est de découvrer aux hommes tout les dangers qui environnent ce vice si général, si propre à se déguiser en vertu & si capable de se relever de ses chutes, avec de nouvelles forces. ◀Fremdportrait ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3 ◀Ebene 2 ◀Ebene 1