Zitiervorschlag: Justus Van Effen (Hrsg.): "No. 24", in: Le Nouveau Spectateur français, Vol.2\004 (1725), S. 45-63, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2018 [aufgerufen am: ].


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No. 24.

Metatextualität► Suite des Reflexions Precedentes. ◀Metatextualität

Ebene 2► Après les Critiques que j’ai cru pouvoir faire avec justice des Fables nouvelles, la partie la plus nombreuse & la moins sensée du public doit s’imaginer par un tour d’esprit, qui lui est ordinaire, que cet Ouvrage est peu [46] estimable ou du moins, que l’Autheur ne s’y caracterise pas comme esprit superieur. Juger ainsi c’est très mal connoitre la nature & les bornes de l’esprit humain. A ce compte-là il n’y auroit pas au monde un seul génie transcendant un seul excellent Poëte. J’ose poser en fait que par un examen d’une sévere exactitude, on trouveroit des fautes de presque tous les genres dans la meilleure piece de Boileau, & dans la meilleur des Fables de la Fontaine, qui sont un peu d’étenduë. Ces deux Poëtes ne laissent de meriter notre admiration, quoique selon moi, on estime leur merite un peu au delà de leur juste valeur. Le dernier me paroit avoir beaucoup moins de genie que Monsieur De la Motte, mais cette portion de génie qu’il possede est quelque chose de plus rare & de plus original. Il n’invente point, il ne s’en pique pas même ; Il n’a qu’un seul tour d’imagination ; Ou du moins il n’a exercé qu’une seule maniere d’imaginer, mais aussi l’a-t’il poussée jusques à sa plus haute perfection. Son grand talent est de narrer d’une maniere simple & familiaire, & de savoir varier la simplicité de son stile avec un art qui le preserve de la fadeur ; Il remplit toute l’éntenduë de ce stile, & il en tire tout ce qu’il faut pour se hausser & pour se baisser avec les sujets. Sa manière de penser est parfaitement au niveau de sa diction. Il a saisi ce gout Antique qui plait à tous les [47] Lecteurs, quoique le grand nombre ne sache pas pourquoi. Nulle ostentation d’esprit ; tout est chez lui sentiment ou image.

Le merite des fables de Monsieur De la Motte a des limites plus réculées. Il y a plus d’imagination, une plus grande varieté d’idées, plus de profondeur ; la Fontaine a du bon sens. Monsieur De la Motte raisonne, il a inventé, & il a inventé d’une maniere juste & brillante. En général ses Allégories sont exactes, pleines, bien arrangées, & elles developpent d’elles même une Morale qui en suit directement & uniquement. Les veritez qu’il nous insinuë avec adresse, sont moins triviales & d’un plus grand usage que celles que la Fontaine expose à nos yeux. Je ne saurois caracteriser mieux ces verités, que par les parolles mêmes de Monsieur De la Motte.

Zitat/Motto► Que sert, par un conte importu,

De nous prouver que deux & deux font quatre.

Nous devons tous mourir ; je le savois sans vous.

Vous n’aprenez rien à personne.

Je veux un vrai plus fin, reconnoissable à tous.

Et qui cependant nous étonne.

De ce vrai, dont tous les esprits

Ont en eux-mêmes la sémence,

Qu’on ne cultive point & qu’on est tout surpris

De trouver vrai quand on y pense. ◀Zitat/Motto

Rien de plus uni, de plus facile & de plus juste que ces expressions, je croi même [48] qu’il seroit impossible d’exprimer en Prose la même verité d’une maniere plus claire & plus précise. Je puis me tromper ; mais il me semble que c’est-là généralement parlant le caractere du stile qui regne dans les Fables nouvelles. La simplicité en est moins soutenuë que dans celles de la Fontaine, en partie à cause de l’affectation que j’ai censuré, & qui gate certains endroits, mais en partie aussi à cause de certains sujets plus relevez qui éxigent une direction qui leur soit proportinée. Au reste Monsieur de la Fontaine n’est pas plus clair & plus aisé que notre Autheur. J’ose dire même qu’il ne peint pas mieux ce qu’il peint, & que Monsieur De la Motte peint des objets, qui demandent plus d’art, plus de force & plus de délicatesse. Si le prémier trouve le moyen de nous attacher par la naïveté originale de son stile, & par un tissu de sentimens & d’images, son competiteur fait nous amuser, nous divertir, & nous instruire en même tems. Ses Allégories ont presque toujours quelque chose, qui nous surprend & qui anime notre curiosité. Elle est entrétenuë par ses descriptions fidelles à la nature, qui n’ont pas seulement pour sujets des choses corporelles, mais fort souvent encore ce qu’il y a de plus caché dans nos passions pour des esprits vulgaire. Ces descriptions sont relevées par des maximes d’autant plus frappantes qu’elles sont conduites à notre esprit [49] par des termes dont la familareté ne promet rien de semblable. Ce sont des flœurs que Monsieur De la Motte cueille sous ses pas sans se détourner de sa route. Ce sont des véritez Morales subalternes, qui bien loin de faire perdre de vuë la fin principale, y menent par des moïens, qui considérez en eux-mêmes, ne sont que des fins plus particulieres.

Voilà les beautez que j’ai trouvé dans les Fables nouvelles, sans qu’elles m’aïent fermé les yeux sur les défauts qui s’y sont glissez. Semblable à tous les hommes, j’ai la vanité de m’imaginer que tous les Lecteurs en formeroient le même jugement si leur esprit étoit dans le même équilibre dans lequel je croi sentir le mien. Il faut compter pour rien des personnes, qui renoncent à leur propre esprit pour se laisser animer pas l’esprit d’une cabale, & qui craindroient perdre tout droit sur l’esprit & sur le bon gout, s’ils avoient d’audace de croire que Monsieur De la Motte a du bon sens & le génie Poëtique.

Les Productions de Monsieur De la Motte, desquelles le mérite est le moins contesté ce sont ses Odes, & il me paroit qu’elles ne sauroient déplaire qu’aux gens dont je viens de parler ; A ces gens qui décident faute d’avoir assez de bon sens ou assez d’attention impartiale, pour raisonner, qui n’ont point de jugement en propre, ou qui s’en laissent priver par la passion, ou par [50] l’authorité & par le devoir qu’ils s’imposent de s’asservir à la mode ; qui fait parmi les François la destinée des productions de l’esprit tout de même que la destinée de l’ajustement.

La prémiere beauté que je trouve dans les Odes de Monsieur De la Motte, c’est celle qui fait l’essence de la Poësie, c’est l’art de peindre toutes sortes de sujets d’une maniere aussi fidelle que forte & brillante. Ces sortes de Tableaux marquent un beau génie guidé par la justesse d’esprit, lorsqu’ils ne consistent que dans un agréable arrangement d’images qui peignent des situations corporelles. Telles sont une riantes descriptions d’un beau païsage, & la peinture magnifique d’une bataille sanglante. Mais ils caracterisent bien plus une main de maitre, quand ils consistent dans un arangement : d’idées, qui sortent du fond d’un sujet Spirituel, & qui en peignent la Nature avec force & avec exactitude ; c’est alors qu’Apollon est Philosophe, & que l’Art Poëtique étale ce qu’il a de plus beau & de plus pénible ; c’est alors qu’on voit avec admiration dans une même peinture, pénétration naturelle, lumieres acquises, richesses d’imagination, force de discernement, en un mot le plus rare assemblage de tout ce que l’esprit humain a de plus estimable, & de plus utile. Il me semble qu’à cet égard Monsieur De la Motte brille dans ses Odes au delà des plus heureux efforts de tous les [51] Poëtes de sa Nation. Son pinceau noble & fidelle ravit toujours ceux qui ont du bon sens & de la force d’esprit, en offrant à leur raison les Tableaux Poëtiques des vertus, des talents, des passions, & des Sciences ; Si l’instruction n’est pas son but directe ; elle est du moins la grande beauté de sa Poësie ; Dans un nombre infini d’endroits il nous donne des fruits en feignant de ne nous étaler que des flœurs. En s’attachant notre imagination par un amusement agréable, il glisse dans notre esprit quelque nouvelle idée, ou bien il ménage de l’ordre & de la netteté à celles dont nous étions déjà en possession. Ce talent se fait sentir dans un grand nombre de ses Odes. Mais il éclate sur tout dans celles qui peingnent les differents tours d’esprit qui distinguent les Membres de l’Académie Françoise, & les lumieres differentes, qui font honneur à l’Académie des Sciences. En lisant ces Ouvrages on est d’abord surpris de la hardiesse du projèt, & l’on est étonné dans la suite du bonheur de l’éxécution.

Le stile de ces Odes ne consiste pas en

Zitat/Motto► Bruiantes parolles

Agencement de sons frivoles. ◀Zitat/Motto

On n’y voit pas ces termes boursouflez, qui n’aportent dans les Vers qu’une harmonie ronflante, de ces épithetes sonores, qui [52] remplissent l’oreille en laissant l’esprit dans un desagréable vuide ; la force de la diction de Monsieur De la Motte vient de la proprieté des expressions, qui en soutenant le Vers, vont au sens par le chemin le plus court. Point de verbiage ; la Prose la plus précise ne s’exprimeroit pas d’une maniere moins embarassé & plus laconique. On diroit que c’est uniquement le sens qui répand de la noblesse sur son stile. Ce sens est par tout riche, plein, sécond. Tout en allant au but de la piéce il seme à chaque pas de belles, & d’utiles véritez ; Il semble en plusieurs endroits que chaque trait du Tableau principal soit un Tableau particulier. Chaque expression porte coup, chaque phrase est interessante & instructive. Pour en donner des exemples frappants il faudroit presque copier tout l’Ouvrage ; je suis portant tenté d’y inserer quelques morceaux, qui me paroissent fort au dessus de tout ce que les autres rivaux de Pindare & d’Horace ont jamais produit. L’Ode qui a pour titre Astrée me paroit entre autres de ce caractere. J’y admire sur tout certaines Strophes qui me font sentir que si je suis absolument incapable de faire des Vers de cette force, il y a une douce consolation à les savoir admirer.

Zitat/Motto► Aux cris de l’audace rebelle

Accourt la guerre au front d’arrain

La Rage en ses yeux étincelle

[53] Et le fer brille dans sa main.

Par le faux honneur, qui la guide,

Bientôt dans son art parricide

S’instruisent les peuples entiers,

Dans le sang on cherche la gloire

Et sous le beau nom de victoire

Le meurtre usurpe les Lauriers.

Fureur, Trahison mercenaire,

L’or vous enfante, j’en fremis ;

Le frere meurt des coups du frere

Le Pere de la main du Fils.

L’honneur fuit ; l’interèt l’immole

Des Loix que par tout on viole

Il vend le silence ou l’appui ;

Et le crime seroit paisible

Sans le remords incorruptible

Qui s’éleve encor contre lui. ◀Zitat/Motto

Ces traits qui étalent autant de Tableaux particuliers en contribuant à former le Tableau général, sont encore très remarquables dans la descente aux Enfers, qui j’ose considerer comme un Chef-d’œuvre. Qu’on en juge par le morceau suivant, qui est une peinture serrée & prodigue de sens, des bienheureux qui habitent les champs Elisées.

Zitat/Motto► Les Rois, qu’après leur mort on louë,

Les Heros d’eux-mêmes vainqueurs,

Les Juges que Thémis avoue,

Les Grands, humbles maitres des cœurs,

Le Pere, des siens le modelle,

L’Epouse soumise & fidelle,

[54] Le Fils digne de leur amour ;

Enfin les généreux Poëtes

Des vertus fleuris interprêtes

Sont le Peuple de ce séjour. ◀Zitat/Motto

Ces beautez du premier ordre ne sont point du tout rares dans les Odes de Monsieur De la Motte ; Il me semble même qu’elles en font le caractere distinctif & je craindrois faire une cruelle injustice aux Chefs de cabale qui parlent d’elles avec mépris, si je leur supposois assez de passion ou de mauvais sens pour ne le pas sentir comme moi. Leur mépris n’est pas sans prétexte ; Ils traitent ces piéces d’Odes à la glace, parce qu’ils n’y decouvrent pas cet Enthousiasme qui passe pour être l’ame de ce genre d’écrire. L’Autheur a montré lui-même le foible de cette censure & dans son discours sur l’Ode & dans celle qu’il intitule l’Enthousiasme. C’est un Chef-d’œuvre selon moi. Il y fait voir aussi-bien que dans Pindare aux Enfers, que son imagination est aussi capable qu’aucune autre de se perdre dans ce desordre sublime, dans ce Cahos Poëtique. S’il méprise cette beauté prétendue, ce n’est que parce qu’il veut s’asservir à la prémiere regle de tous les genres d’écrire ; Regle qui ne permet jamais de renoncer au bon sens & à la justesse d’esprit. S’il est de la nature de l’Ode qu’on étourdisse sa raison, qu’on se livre à une imagination effrenée, qui dupée par [55] la conformité de quelques idées se laisse entrainer de sujet en sujet, on peut soutenir que toute cette branche de la Poësie ne vaut rien, & qu’une belle Ode n’est qu’une magnifique extravagance.

Ce délire du génie est peint avec toute la force & avec toute la justesse possible par Monsieur De la Motte lui-même, qui l’imite avec un art infini.

Zitat/Motto► Je sens qu’une ivresse soudaine

Me frappe, m’étourdit, m’entraine :

Qu’elle m’offre d’objets divers !

Déja ma raison interdite

Me livre au trouble, qui m’agite ;

Fortune pren soin de mes Vers. ◀Zitat/Motto

Passe encore ; quand cette ivresse de la raison est divertissante, & qu’elle nous étale un grand nombre de Tableaux détachez, qui tout destituez qu’ils sont d’un but fixe remplissent notre esprit de quelque chose de noble, de vif, ou de riant. Mais l’ivresse de certains Autheurs Pindariques est une ivresse stupide ; ou plûtôt une ivresse affectée ; On sent que le desordre est de commande & qu’ils interrompent le cours de leur imagination, au lieu de le suivre. Ces sortes de gens croyent répandre de la chaleur dans leurs piéces, en voyant toujours, sans savoir ce qu’ils voyent ; Que vois-je ! Quelle Déesse ! Quelle Montagne terrible ! Quelle docte & sainte ivresse ! Quelle pitié [56] de faire consister tout le feu d’une Ode dans ces impertinents exclamations.

J’avouë qu’il est établi dans le monde Poëtique, qu’il faut considerer l’Ode comme une espece de débauche de l’imagination. Je veux bien m’accommoder à cette idée, mais il me semble du moins que ce doit être la débauche d’un honnête homme, qui veut bien quelquefois s’abandonner à un certain degré de vivacité, mais qui ne se résoud jamais à renoncer à la possession de lui-même. Sur ce pied, il peut y avoir du desordre dans un Ode ; mais à parler proprement, ce ne doit être qu’un ordre caché, une apparence d’écart, qui donne une nouvelle vigueur à l’attention, & qui ne semble l’éloigner du sujet principal que pour l’y faire rentrer avec plus de plaisir. Ce n’est alors qu’une marque brillante d’un beau génie heureusement dirigé par le bon sens. On y découvre alors la plus grande force de l’art Poëtique. Il semble que l’imagination même sans aucun secours, que le voisinage des idées, ramene au but de l’Ouvrage, & c’est pour tant une adresse de l’art, qui avant que de sortir de la suite des idées a invité une route naturelle pour s’y rattacher.

Monsieur De la Motte a répandu suffisamment cet interessant desordre dans un grand nombre de ses Odes. Ce desordre y brille, & y etale tous les charmes sans produire le moindre dérangement dans le plan [57] de l’Autheur. C’est ainsi qu’il abandonne le siége de Lerida pour tracer le Tableau de la véritable valeur, & que les derniers traits qui achévent ce Tableau, ameinent la conquête de la Place, dont ils développent la cause naturelle. Cette même addresse du génie embellit toutes les piéces de l’Autheur qu’il a appellez Odes Pindariques. Il est plus ménager de cet art dans d’autres Odes, qu’on auroit pourtant tort d’appeler froides ; Elles ont un feu moins vif, & moins frappant, mais elles tirent de la fertilité du sens, de l’arrengement des images, & de la beauté serrée de l’expression, une chaleur entretenue, durable, & paisible qui conduit sans langeur jusques à la fin une curiosité sage & charmée du véritable beau.

J’avouë pourtant que dans un grand nombre de ces Odes, la méthode sent un peu trop d’exactitude d’une dissertation Philosophique, & que l’ordre y est trop sensible & trop à découvert ; Mais je croirai toûjours qu’il vaut mieux manquer par une régularité outrée, que par un déreglement excessif.

Les piéces de Monsieur De la Motte, qui sont les moins instructives, & où il marque le moins les lumieres de son esprit & l’étendue de son imagination, sont peut être celles qui dans leur genre sont les plus parfaites & qui ont l’air le plus original. Je veux parler de ces Odes Anacréontiques, pur amusement de l’imagination, incapables [58] de nous enseigner quelque chose, & uniquement propres à nous donner de l’admiration pour les talens & pour l’art de l’Autheur. Je voudrois bien qu’on me montrât quelque chose d’équivalent & parmi les Anciens & parmi les modernes. Il y a d’excellentes choses dans les chansons du vieillard volupteux, que Monsieur De la Motte prend pour modelle. Simplicité, naturel, sentiment, images, toutes les quantitez de ces sortes d’Odes charment dans quelques-uns des petits Ouvrages d’Anacreon. Mais il y en a un grand nombre dont le mérite consiste à l’avoir pour Autheur, qui n’étalent que l’art de dire très peu de chose dans un grand nombre de parolles, & dont le naturel destitué de sens dégenere en fadeur. Le bon homme à parû souvent ignorer, que le moyen le plus court de ne rien dire est de se taire.

C’est tout un autre gout, qui regne dans les petites Odes de Monsieur De la Motte, les termes les plus simples y enveloppent un sens neuf ou par l’idée, ou par le tour la naïveté y est délicate ; Il n’y a pas seulement des sentiments & des images ; Les images y sont frappantes sans avoir un air recherché, & les sentimens y sont puisez dans une fine & profonde connoissance du cœur humain, & cependant ils n’ont pas un air reflechi ; Ils semblent sortir du cœur, sans avoir passé par l’imagination, & par le raisonnement. Toutes ces differentes [59] beautez sont mises en œuvre par un art, qui se cache aux yeux vulgaires, mais qui se développe avec tout ce qu’il a de rare, & de penible à des esprits plus clairvoyants. Cet art s’étale de la maniere la plus charmante dans le Projet inutile ; l’Autheur y fait semblant de renoncer aux tendres chansons, & de vouloir chanter les exploits de Mars ; Il commence ainsi à exécuter son projet.

Zitat/Motto► Vien terrible Dieu des combats

Conduit Bellone sur tes traces

Quitte la Déesse des graces

Arrache toi d’entre ses bras. ◀Zitat/Motto

Son art a amenée cette derniere image pour procurer à son imagination, qui paroit aller seule, un moyen naturel de rentrer dans le sujet, que le Poëte feint de vouloir abandonner

Zitat/Motto► Mais quoi dans le sein de Cipris

Le plus doux des plaisirs t’arrête,

En jouïssant de ta conquête

Ton bonheur t’en rend plus épris.

Confondons par mille soupirs

Vos cœurs l’un à l’autre se livrent,

Heureux cent fois ceux qui s’enivrent

Du charme des mèmes plaisirs.

Amour, si jamais moins cruel

Pour moi tu fléchissois Sylvie

[60] Dans les délices, que j’envie,

J’oublirois que je suis mortel. ◀Zitat/Motto

Rien de plus aimable que cette piéce ! j’ose pourtant y trouver un défaut, qu’elle n’auroit point, si l’Autheur en avoit retranché la derniere stance.

Zitat/Motto► Mais où-suis-je & par quel detour

Pourrois-je revenir aux armes !

Je voulois chanter les allarmes ?

Je n’ai pu chanter que l’Amour. ◀Zitat/Motto

L’Autheur marque par ces Vers qu’il se défie trop du Lecteur. Il indique à notre esprit l’art qu’il vient d’employer. Par là il diminue & il interrompt les impressions que cet art fait sur le cœur, qui le démêle de lui-même, parce qu’il le sent.

Je pourrois remarquer encore un assez grand nombre d’autres fautes dans les Odes de Monsieur De la Motte, & même dans celles que je crois avoir louées avec justice. Mais encor un coup entasser les sortes de critiques les unes sur les autres ce n’est point censurer un Autheur ; c’est démontrer qu’il est homme, & se revolter contre la foiblesse de notre nature.

Quoique mon espece de dissertation sorte des bornes ou je m’étois flatté de la renfermer je ne saurois me refuser la satisfaction dexanimer une critique générale sous le poids de laquelle on prétend accabler [61] toute la verification de notre Autheur. Conformement à une regle trouvée depuis peu, on prétend que le caractere du Vers, qui le distingue le plus essentiellement de la Prose, constiste dans une espece de dérangement de construction, & dans un certaine transposition de phrases, qui répand de la chaleur dans le discours, sans en troubler la néteté.

Ce caractére manque à la verification de Monsieur De la Motte. Si en otant la forme de Strophe à ses Vers on les écrivoit tout de suite, on y trouveroit la même construction arrangée, qui est naturelle à la Prose. Voilà l’objection ; voyons si elle est bien fondée. J’avouë que ce desordre d’expression jetteroit dans le discours Poëtique du feu & de la force, si l’art le ménageoit d’une telle maniere, que par là, ce qu’il y a de plus frappant & de plus nerveux dans une periode, se ramassant pour en embellir la fin & pour la rendre propre à exciter des impressions subites & vives. Mais qu’on fait voir encore bien plus d’art & de génie, quand sans rien oter de la construction facile & naturelle des termes ; on arrange si ingenieusement ses idées, que par une gradation heureuse la derniere frappe le grand coup, & concentre dans les ames les impressions de la periode entiere ; Il y a alors deux choses à admirer dans le Poëte ; Et le feu dont l’adroite enchainure de ses pensées anime ses Vers, & [62] le rare bonheur de son génie, qui au milieu de tant de contraintes de la Poësie, & de la verification, coule vers son but d’un air aisé & facile, qui ne fait pas seulement apercevoir, qu’il a des obstacles à surmonter.

D’ailleurs si l’on vouloit examiner d’un esprit attentif les transpositions dont se sont servis les meilleurs Poëtes même, on rémarqueroit sans peine, qu’elles sont moins des efforts de l’art que les effets nécessaires de l’ingratitude du génie. Si par là ils parviennent au comble de la verification, ils en sont redevables à la mesure & à la rime, qui donnent la torture à leurs expressions, & à leur idées. On ne peut qu’en former ce jugement, toutes le fois que ses transpositions ne tendent pas à jetter toute la force du sens dans la fin de la période.

Qu’on ne me dise pas que les Vers de Monsieur De la Motte ont un air de Prose, quand on les attache les uns aux autres. Il n’y a la rien de surprenant. Parmi les Nations modernes la mesure & la rime distinguent les Vers d’avec la Prose ; si l’on fait disparoitre l’un & l’autre, les vers ne paroitront plus Vers, mais s’il y à <sic> des pensées vives & hardies, & des expressions qui leur sont proportionnées, les Vers auront l’air d’une Prose Poëtique & harmonieuse, qui bien souvent touche plus fortement l’ame, que les plus heureuses trans-[63]positions. Il ne laisse pas d’y en avoir dans plusieurs endroits des Ouvrages de Monsieur De la Motte, mais elles y seroient plus fréquentes, s’il n’avoit pas une facilité merveilleuse, qui le distingue avantageusement de tous les Poëtes ses contemporains. En recompense dans Boileau, le Grand Patron des Censeurs de Monsieur De la Motte, il y a de longues tirades de Vers, où l’on ne remarquera que des transpositions que la Prose la plus sévère admet, ou qui sentent évidemment la dureté de son génie.

Pour la rime, Monsieur De la Motte ne s’y montre ni trop sévére, ni trop rélaché, & c’est peut être une marque de son bon esprit. ◀Ebene 2 ◀Ebene 1