Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours V.
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Discours V.
Zitat/Motto
. . . . Comprensam forcipe linguam
Abstulit ense fero. Radix micat ultima linguae. Ipsa jacet,
terraque tremens immurmurat atrae. Utque salire solet mutilatae
cauda colubra Palpitat. . . . .
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Metatextualität
On pourroit expliquer ces vers
d’Ovide; dans lesquels il nous représente la langue
d’une belle femme, qui après avoir été coupée &
jettée par terre, murmuroit encore quelques mots, on
pourroit dis-je expliquer par cette plaisanterie de
Thomas : je crois en vérité que les langues des femmes
sont faites de feuilles de tremble. . . . On verra
bientôt à quoi ces vers s’appliquent dans l’histoire qui
suit. La constance ne se commande point.
Les femmes tendres la méritent sans l’obtenir, & la
demandent sans l’espérer. Mais comme il leur faut une récompense
de leurs faveurs, une consolation de leur foiblesse ; nous sommes obliges <sic> de feindre de les aimer
toujours. Nous en sommes capables, pour peu que nous voulions
nous en donner la peine ; & enfin, si nous sentons qu’il y
faille des efforts, nous devons penser qu’il en a fallu à
l’objet estimable que nous avons séduit, pour écarter le remords
terrible ; & qu’il ne nous en coûtera pas autant, pour peu
que nous pensions bien, pour lui sacrifier quelques plaisirs,
qu’il lui en a coûté pour nous sacrifier son innocence. Mais si
ce procédé est indispensable avec toute femme qui étoit
vertueuse quand nous la séduisîmes, il est au contraire
très-permis de s’en dispenser avec celles qui avoient renoncé à
notre estime, avant de nous connôitre, & qui depuis, en nous
aimant, ne nous ont pas appris à les estimer davantage. C’est
pour elles que le mot quitter est fait ; c’est pour elles qu’il
na rien d’offensant, quoiqu’elles s’en offensent. Il y a un troisieme cas ; c’est celui, où, sans avoir
absolument à se plaindre de la coquetterie d’une femme, sûr même
d’en être aimé, & de lui coûter des larmes en la quittant,
on est troublé nuit & jour, agité, tourmenté par elle. L’on
demande si, en pareil cas, on peut rompre avec une femme sans
manquer à la probité ? Je crois qu’oui, & j’ose le dire.
Metatextualität
Voici la lettre que l’on
m’écrit. Il est nécessaire de lire l’histoire qui la suit
pour pouvoir décider la question.
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Brief/Leserbrief
Monsieur, Je viens de faire
une chose que mon repos & ma raison demandoient : je
me croyois justifié ; mais je sens, depuis deux jours,
des regrets ; je crois même que ce sont des remords.
J’ai quitté une femme dont j’étois aimé, mais qui me
rendoit malheureux. J’ai rompu avec elle décemment ;
j’ai épargné à son amour propre, autant
qu’à son cœur, le chagrin d’une rupture devenue
inévitable, on raisonnant beaucoup avec elle sur les
motifs qui m’y portoient, dans une lettre pleine encore
du plus tendre amour. Cependant elle m’accuse
d’ingratitude, de noirceur ; & les caracteres d’une
main qui me fut si chere, ont encore tant d’empire sur
mon cœur, qu’il est des momens où je me crois coupable.
Le cas est d’importance pour moi, Monsieur ; d’un côté
je me sens incapable de vivre avec le remords d’être un
malhonnête homme ; de l’autre, je ne dois jamais espérer
d’être heureux, tant que je vivrai avec cette femme. Je
vous prie, après avoir consulté la situation où je me
trouve, de me dire ce que je dois faire, & si vous
ne voulez pas décider seul la question, de rendre mon
histoire publique ; afin que plusieurs avis réunis puissent tranquilliser le plus agité de tous
les esprits, & le plus malheureux de tous les
hommes. Metatextualität
Voici mon
histoire, écrite avec autant de simplicité que j’en
ai dans le cœur. J’ai eu soin d’y changer les noms,
& je n’ai pas tout dit, ne voulant pas user du
droit qu’ont les malheureux, d’être un peu
indiscrets.
Allgemeine Erzählung
Je suis marié ; & la
femme que j’ai épousée, vertueuse, aimable, belle
encore, & pleine d’amour pour moi, seroit la
seule, peut-être, que je pusse aimer : si elle
n’étoit pas ma femme. Elle se lia d’amitié, il y a
deux ans, avec Madame de Terminville, & me
l’amena chez moi, où je vivois renfermé depuis six
mois, malade, mélancolique & presqu’abandonné
des médecins. Fremdportrait
Madame
de Terminville est jeune, très-jolie ; elle a un
état, un nom : la bonne compagnie la voit, &
ne lui paroît point trop sérieuse, quoiqu’elle ait un penchant décidé à la folie,
& peut-être au libertinage. Sa taille est
réguliere sans être élégante, ses yeux ont de la
vivacité sans avoir précisément un langage, &
sa bouche seroit naturellement ouverte, si elle ne
la fermoit pas avec art. Malgré cela elle est
très-jolie, ou du moins très-piquante. Elle a le
plus beau teint & la plus belle gorge qu’on
puisse voir ; & l’air très-timide, quoique
animé. Quant à l’esprit & au caractere, je
connois peu de femmes qui la vaillent ; elle est
très-ingenue, très-caressante, très-égale. On
pourroit lui reprocher de faire quelquefois des
noirceurs, mais c’est, pour ainsi dire, sans
méchanceté qu’elle les fait. Le moment
d’auparavant elle avoit mérité toute l’amitié de
la même personne, qui s’en plaint maintenant :
c’est par vivacité de sentiment qu’elle vient
d’agir comme elle a fait : elle aimoit telle ou telle femme ; sa confiance
égaloit son estime ; on est venu lui apprendre
unepetite <sic> trahison de la part de cette
femme ; & elle a fait une horreur. Ces
caracteres ne sont pas rares, & ne sont pas
décidés mauvais. A l’egard de l’esprit, elle en a
plus que d’envie d’en montrer ; (ce qui fait
qu’elle est du ton de tout le monde ;) cependant
lorsqu’il faut qu’elle défende une opinion, fût-ce
avec une métaphysicienne, elle prend la peine de
penser avec finesse, & alors elle est sûre
d’être louée avec justice. Madame de
Terminville, attachée à ma femme, s’attacha à ma
maison ; cela ma parut tout simple en y
réfléchissant ; cependant je lui en eus obligation,
comme si elle y étoit venue pour moi. Mon esprit fut
toujours sérieux, & la maladie d’ailleurs me
rendoit triste ; je fis cette réflexion en faveur de
Madame de Terminville : je craignis
qu’elle ne s’ennuyât, & j’imaginai des plaisirs
pour elle. Madame de Terminvillequi distingue
très-bien qu’elle étoit l’objet de ces plaisirs,
& qui aimoit le plaisir avec excès, n’y fut
pourtant pas aussi sensible que je l’aurois pensé.
Je restois toujours dans un fauteuil auprès de la
cheminée, & très-souvent pendant que l’on
dansoit après soupé, elle venoit s’asseoir auprès de
moi. Pour y rester elle prétextoit des migraines
& des douleurs de jambe. Cela arriva
très-souvent ; je n’y vis que de la complaisance,
une attention qui partoit de bonté ; il est vrai que
je n’y cherchois que cela. J’étois condamné par les
médecins ; elle le sçavoit, & je sçavois aussi
qu’elle avoit un amant ; avec toutes ces choses on
ne songe point à aimer, & on songe encore moins
qu’on puisse toucher une femme. Un jour
que je l’avois invitée de souper, & qu’elle
étoit instruite que ma femme devoit aller à l’opéra,
je la vis arriver avant sept heures. J’en fus
surpris, d’autant mieux que je lui avois vu former
une partie, la veille ; j’étois seul dans mon
cabinet. Elle me parut un peu embarrassée en
entrant. Je me sentis tout d’un coup obligé de la
rassurer, sans concevoir cependant pourquoi j’y
étois obligé. Ebene 4
Dialog
Je viens vous faire
compagnie, me dit-elle en rougissant, &
tournant la tête comme pour chercher le fauteuil
qu’on lui avoit avancé : j’ai pensé que vous
seriez seul, & ma partie a manqué par Madame
de * * qui s’est trouvée incommodée (ce qui étoit
faux). Voilà une bonne pensée, & une heureuse
incommodité, lui dis-je ; vous seriez charmante
sans tout cela, & en vérité je ne sçais
comment vous remercier de me l’en paroitre autant.
Mais que ferez-vous ici, seule avec
un infirme ? Vous vous ennuyerez : car je me fais
justice. Ne croyez pas cela, me dit-elle, j’aurai
beaucoup de plaisir à causer avec vous ; j’ai
souhaité souvent d’en trouvent l’occasion. Nous
nous connoissons peu, nous nous connoîtrons mieux,
& il faut un peu d’intimité quand on vit
ensemble. Cela est très-vrai pour moi, lui
répondis-je, mais je n’en suis pas là avec vous ;
je vous connois très-bien, je sçais que vous êtes
aimable, douce, égale, généreuse. . . Oui c’est
bien moi en partie, me dit-elle ; mais tout n’est
pas là ; il y a une connoissance plus
particuliere, des nuances, des détails. . . . Des
secrets aussi, lui dis-je en l’interrompant, je
n’en ai point à vous dire ; quand on vous connoît,
vous sçavez déjà tous ceux qu’on auroit à vous
apprendre. Politesse pure, me dit-elle ; vraie
galanterie : mais franchement, sçavez-vous bien, que lorsque vous serez rétabli, je
trouverois mauvais que vous n’eussiez rien à me
dire ? En attendant, j’ai envie de vous parler,
moi ; je suis naturellement un peu téméraire,
& il me semble que j’aurois du plaisir à
l’être avec vous. . . .
Quoique nous badinassions, je devinai, par je
ne sçais quel pressentiment, qu’elle vouloit me
parler de son amant, ou du moins de son amour. Je
trouvai un intérêt pour moi dans cette idée, &
reprenant le ton sérieux, je la pressai tant, je la
rassurai si bien par mes discours, qu’elle parla,
& je vis que j’avois deviné. Ebene 4
Dialog
Par tout ce que vous
me dites, répondit-elle, je juge que vous songez
sérieusement à me connôitre ; je vous pardonne
votre obstination ; je n’y sens point de violence,
quoiqu’en effet elle en renferme beaucoup.
Cependant vous exigez un terrible aveu, mais je
pense que quand je l’aurai fait, il y aura un degré d’amitié de plus, entre nous, &
votre probité, vos sentimens, votre esprit me font
desirer, depuis que je vous connois, ce plus dont
je suis digne. Je ne l’interrompois point, de peur
de lui donner le temps de réfléchir, par prudence
ou par timidité ; & elle poursuivit en ces
termes. Me connoissez-vous bien, me
demanda-t-elle ? Oui & non, lui dis-je, en
prenant cet air ingénu qui vient de l’intérêt ; je
sçais que vous avez un amant, mais vous n’ignorez
point, qu’en général, sçavoir cela, n’est pas
encore connoître une femme. Eh bien, me dit-elle,
vous allez me connoître ; il est vrai que j’ai un
amant, c’est M. de * *, je l’aime, j’en fus
aimée ; mais son amour ni le mien, n’empêcheront
jamais que je n’aye pour vous la plus tendre
amitié. Voilà toute ma confidence. Elle renferme
tout ce qui peut me toucher, lui dis-je ; il est
juste qu’à mon tour je vous en fasse
une, Vous me voyez bien malheureux, bien
languissant, bien convaincu, par mes maux, que je
n’ai pas long-temps à vivre ? Eh ! bien, vous
faites disparoître toute cette horreur qui
m’environne ; il y a deux temps dans la journée où
je ne souffre presque plus ; celui où je vous
attends, & celui où je vous vois : j’avois
fermé ma maison au plaisir, & à présent je
trouve qu’il n’y en a pas encore assez ; vous y
venez, tout à changé par vous ; c’étoit tout ce
que je pouvois attendre de la nature, & vous
la renfermez pour moi. . . .
Nous continuâmes sur le même ton, & quand
ma femme revint, elle me trouva beaucoup mieux,
presque bien. Cependant ce mieux n’étoit pas
physique. Le mal étoit trop invétéré ; c’étoit un
estomac entiérement délabré, & qui ne faisoit
plus de fonctions. Quelques jours après, Madame de Terminville se trouva avec son amant
dans un cas très-critique ; elle vint me consulter,
je lui donnai le conseil d’un ami, & ce conseil
devoit contribuer à serrer plus fortement leurs
nœuds. Lorsqu’elle fut sortie, je ne réfléchis à son
aventure que par rapport à elle, & je n’éprouvai
pas même cette sorte d’étonnement où l’on se trouve
d’avoir conseillé en ami, une femme qui consulte sur
son amant, lorsqu’elle intéresse. Cela dura pendant
plusieurs mois de la même manière. Elle ne bougeoit
plus de chez moi, je n’y distinguois qu’elle, je n’y
voyois qu’elle, j’étois persuadé que j’étois tout ce
qui l’y attiroit, & je ne pensois ni à me
demander si je l’aimois, ni à me dire qu’elle
m’aimoit. Un état languissant, qui entraînoit toute
incapacité de former des desirs, & la certitude
qu’elle aimoit M. de * * *, auroient
suffi pour m’empêcher d’avoir des idées ; mais autre
chose y contribuoit. Ma femme nous laissoit
quelquefois seuls ; je la faisois alors causer sur
sa façon de sentir, sur ses parties avec son amant,
sur les particularités de son commerce & de son
bonheur ; elle me disoit tout, non seulement, parce
qu’elle aimoit à dire, mais encore parce qu’elle
sentoit en disant ; & dans tous ces détails, je
voyois une femme pour qui le plaisir n’étoit rien
moins qu’une chimere, & qui certainement l’avoit
trop gouté, le peignoit trop bien, pour être capable
de s’enricher d’un mourant. Tout cela m’enpêchoit
<sic> de m’examiner, & de soupçonner même
qu’il fût possible que nous nous aimassions. Elle
entra un jour dans mon cabinet d’un air
très-déterminé. Ebene 4
Dialog
Vous êtes sauvé, me
dit-elle, si vous voulez m’écouter ; votre mal
n’est rien. Les Médecins ont fait tout ce qu’ils pouvoient pour vous tuer ; ce
sont des bêtes ; ne vous fiez plus à eux, &
fiez-vous à moi. . . .
Elle étoit jolie au possible dans ce moment ;
un petit air fou lui donnoit un attrait réellement
vainqueur. Je la pris par la main, & la tirant
vers moi ; Ebene 4
Dialog
vous avez raison,
lui dis-je, en badinant, mais avec une sorte
d’ardeur ; ce sont des coquins, ils m’ont
assassiné, vos yeux m’auroient bien mieux guéri.
Il n’y a rien de perdu, reprit-elle, du même ton
que moi ; je vous assure que mes yeux y sont
disposés, & qu’ils en sont capables : mais ils
n’employent pas le même remede pour tous les
maux ; il faut sçavoir, avant qu’ils agissent, le
mal que vous avez. Je connois un homme qui vous le
dira ; car encore une fois les Médecins se sont
trompés. Je lui demandai ce que c’étoit que cet
homme ; elle me le nomma. Ah ! si, lui dis-je ; un
Empyrique ? Empyrique tant que vous
voudrez, reprit-elle, d’un ton absolu, je veux que
vous le voyez. Je lui ni parlé hier au soir. Je
vous ai représenté comme je vous vois depuis six
mois, & il m’a assuré que dans quinze jours
vous digéreriez. . . .
Je ne voulois point voir cet homme, mais elle
avoit mis dans sa tête que je le verrois ; je ne fis
pas une plus longue résistance. Ebene 4
Dialog
J’ai vécu
irréprochable du côté de la terreur, lui dis-je,
je mourois avec l’honneur d’être un homme sensé ;
vous voulez me faire perdre cette gloire en
m’exposant aux préjugés du public ? j’y consens,
ce sera avoir fait quelque chose pour vous :
faites venir votre homme ; vous verrez si je sçais
prendre des partis.
Il vint en effet dès le soir même, &
(comme il l’avoit promis,) au bout de quinze jours,
je me trouvai très bien. Je n’expliquerai point ce
miracle ; ce n’est pas là l’objet de mon
récit. . . . Comment verrai-je
désormais Madame de Terminville ? Avec quels yeux,
quels sentimens la recevrai-je chez moi ? Je n’eus
pas besoin de me le demander, & vous me
dispensez de vous le dire : mais en ne la voyant
plus qu’avec beaucoup d’amour, en n’éprouvant plus
d’elle que des choses qui m’en montroient dans son
cœur ; je sentis une tristesse profonde se mêler à
tout ce bonheur. Madame de Terminville avoit un
amant. Mes réflexions, ma tristesses m’apprirent ses
devoirs ; c’étoit peut-être sans y être infidele,
qu’elle m’aimoit ; elle suivoit la sympatie sans en
expliquer les motifs, sans en prevoir les suites ;
elle se croyoit innocente, parce que je ne m’étois
pas encore déclaré, & elle l’étoit en effet.
Devois-je lui faire perdre cette aimable qualité à
mes yeux ? En restant dans les termes où nous en
étions, n’y avoit-il aucunes douceurs à
tirer de cet état, tout singulier qu’il étoit ?
J’avois eu beaucoup de femmes ; une de plus
pouvoit-elle me faire un bonheur bien doux ?
Peut-être que préférer l’amour & des sentimens
particuliers, au plaisir facile & commun,
pouvoit devenir un bonheur plus grand ? Je me dis
tout cela, je me plus à me le dire, & je m’en
fiai à mes idées. Mais un édifice, plus beau que
solide, ne pouvoit pas être inébranlable. Je sentis
bientôt que je ne souciois plus tant qu’il le fût.
Je me fis des reproches ; non pas ces reproches
vagues & nécessairement perdus, qui viennent
d’un conscience qui voudroit se conserver
incorruptible au milieu d’un passion ; mais de ceux
qui viennent de notre intérêt propre, & du
sentiment d’un mieux qui est dans nos vues, &
que nous allons perdre par une foiblesse qui ne nous
paroîtra un jour qu’un caprice. Tu as
beaucoup vécu, me dis-je ; beaucoup joui ; tous tes
goûts ont fini par l’ennui ; ce dernier finira comme
les autres, & tu perdras beaucoup, pour peu de
chose qui ne durera peut-être qu’un jour : Madame de
Terminville est aimable, vive, caressante, a des
talens, de l’esprit, mille choses qui remplissent le
cœur & les momens ; elle peut te suffire sans
les faveurs, & les faveurs te la rendroient
indifférente : elle a d’ailleurs un engagement que
tu connois : sera-t-elle perfide ? Tu ne
l’estimerois plus, & qu’est-ce que le plaisir
sans l’estime ? Tu ne t’es su souvent dégoûté que
par cette raison : se multipliera-t-elle ?
aura-t-elle deux amans à la fois ? Quelle lâcheté,
quel opprobre, quand c’est de sang froid qu’on s’y
livre, & qu’on peut encore reculer. . . . Une
autre réflexion que je ne dois pas vous dissimuler
s’offroit à mon esprit. Madame de Terminville aime le plaisir, continuois-je ;
peut-être hélas, lui est-il nécessaire ? As-tu une
santé à lui sacrifier ? Celle qu’on ta rendue t’a
coûté si cher, & sera peut-être toujours si mal
rétablie ? Ne la dois-tu d’ailleurs qu’à ta
maîtresse ?. . . . Je me dis tout cela, & tout
cela ne suffit point. Je sentis du moins qu’en m’y
rendant, je ne ferois rien, si ma résolution n’étoit
qu’un simple projet. Je me déterminai à m’ouvrir à
Madame de Terminville, à lui dire tout ce que je
sentois, tout ce que je pensois de son cœur, tout ce
que j’avois résolu ; & à la prier de veiller
elle-même à mes sentimens & à ma conduite avec
elle, si nous pensions l’un comme l’autre. Ma
confidence & ma proposition réussirent au-delà
de ce que j’en avois espéré. Je n’ai jamais vu une
femme entendre une déclaration avec plus de plaisir,
& faire un sacrifice avec plus de générosité. Nous vécûmes donc sur ce
pied-là ; & tout bien examiné, après un certain
train d’inconstance, & beaucoup de réflexions
sur le peu de réalité de ce qu’on appelle faveurs,
je ne crois pas qu’il y ait de volupté pareille. Le
ton, que nous avions ensemble, étoit délicieux ; nos
yeux se rencontroient hardiment avec beaucoup de
desirs, qui ne nous rendoient point honteux, parce
que, convenus de ne les point satisfaire, nous
l’étions aussi de nous les point cacher. Nous nous
faisions mille petites rigueurs qui avoient un sel
unique. Nous nous parlions avec une ivresse, que le
plaisir même n’a pas ; & tout cela aboutissoit à
nous serrer la main bien tendrement, quand nous nous
séparions. Cet état eût duré peut-être, mais voici
un furieux obstacle à surmonter. L’amant de Madame
de Terminville reçoit des ordres pour
partir promptement, & est tué en arrivant à
l’armée. Par ses regrets, qui n’étoient point
feints, je vis qu’elle l’aimoit ; mais par la
facilité que je trouvai à la consoler, je vis
qu’elle m’aimoit plus que lui. Que va devenir notre
beau systême ? Il ne pourra point subsister, malgré
moi ; il faut parler à Madame de Terminville : comme
tout ce que j’ai fait étoit raisonnable, il faut que
ce que je ferai encore le soit aussi ; nous devons
voir nous deux ce que nous allons devenir, & ne
pas partir, après s’être si bien connus, du point
d’où l’on part, en commençant à s’aimer. Nous avions
fait un plan, il faut en faire un autre, & nous
rendre sans combat & sans rigueur. J’étois
persuadé que Madame de Terminville avoit déjà pensé
ce que j’aliois lui dire ; cependant je me trompois.
Malheureusement je m’en apperçus en commencant à lui parler, je vis quelle seroit sa
réponse ; & si je ne l’avois pas soupçonné, je
me ferois sauvé bien des chagrins ; je n’aurois pas
renfermé mes propositions ; j’aurois vu quels
étoient ses desseins ; & je me serois conduit
tout autrement que je ne fis. Ma pénétration me
rendit circonspect, je ne lui dis rien de ce que je
pensois, sentant qu’il me faudroit du temps pour la
vaincre (quoique je n’expliquasse nullement ses
motifs), & n’étant pas assez sûr qu’on ne
viendroit pas m’interrompre pour avoir le temps de
lui dire tout ce que j’avois dans l’esprit.
J’affectai même de toruner en plaisanterie le peu
que j’avois déjà dit, mais elle n’en fut pas la
dupe ; elle avoit très-bien compris ce que je ne
l’avois pas mise à portée d’entendre, &
malheureusement encore elle me dissimula qu’elle
l’avoit compris. A quelques jours delà, je lui
proposai une partie de campagne avec
deux personnes qu’elle sçavoit qui s’aimoient, &
dont elle étoit intime amie. Elle l’accepta, mais
lorsque le jour fut arrivé, elle prétexta une
incommodité pour la rompre. Cela arriva trois fois
de suite : je commençai à comprendre qu’elle y avoit
plus de part que mon étoile ; je le lui dis, &
elle en convint. Sa raison, quand je le lui
demandai, fut qu’une partie avec deux personnes qui
avoient un commerce ensemble, lui étoit suspecte,
qu’elle sçavoit mes résolutions, & que quand
même elle ne m’en supposeroit pas, elle iroit
toujours au devant de mes imprudences par amour pour
moi ; que mes jours étoient à peine rétablis, qu’ils
lui seroient toujours plus chers que des fantaisies,
& que je ne sçavois pas à quoi je m’exposois en
lui arrachant une fois des faveurs. J’insistai ;
elle eut des caprices, elle fut deux jours sans paroître chez moi, & elle les
passa dans une maison où il alloit des jeunes gens
fort aimables. Je fus piqué & jaloux. Je
soupçonnai son cœur, je le lui écrivis, & ma
lettre portoit pour clause, que si elle refusoit
absolument de renouer pour le surlendemain la partie
tant de fois rompue, j’étois déterminé à rompre
moi-même. Mes expressions étoient claires, & mes
desseins positifs ; il y avoit trop de désespoir
dans ma lettre pour qu’elle doutât qu’au moins il
lui en coûteroit beaucoup pour me faire revenir.
Elle vint dans l’après-dînée, & me promit tout
ce que je demandois. Je sortois quand elle arriva :
nous n’eûmes que le temps de nous dire deux mots,
mais ils suffisoient. En rentrant, je ne la trouvai
plus, & j’en aurois eu du chagrin, si une
profonde tristesse que je vis dans ma femme, ne
m’avoit préoccupé davantage. Ma femme
m’étoit infiniment chere : on n’eut jamais tant de
tendresse sans passion. L’état où je la voyois,
& qui ne faisoit qu’empirer en me voyant, me
surprit & m’affligea ; elle avoit une gaieté de
tous les momens ; elle rioit de tout, quoiqu’elle
pensât beaucoup ; & jamais elle n’étoit
sérieuse, si ce n’est quelquefois en m’exprimant ses
sentimens, qui étoient très-tendres. Je fus donc
pénétré en la voyant en cet état. Je lui en demandai
la raison ; elle me dit que c’étoient des vapeurs,
& le moment d’après elle passa dans sa chambre,
d’où elle ne sortit qu’avec les yeux humides ; je
lui dis que je m’en appercevois, & j’avois l’air
très-touché ; elle me dit que c’étoit l’effet des
vapeurs, qui à force de faire brailler, font
pleurer. Il nous vint du monde, & le monde la
charmoit, mais ce jour-là ce fut tout le contraire ;
nous fûmes à peine au dessert, qu’elle
quitta la table ; son absence m’inquiéta, je la
suivis, & je la trouvai fondant en larmes. Ebene 4
Dialog
Absolument, lui
dis-je, je veux sçavoir ce que vous avez ; vous me
le direz, ou nous nous brouillerons :
elle ne me dit rien, & le lendemain au
soir je n’en étois pas plus instruit. L’état de ma
femme me touchoit par rapport à elle-même, mais il
m’étoit d’ailleurs affreux de penser que le
lendemain j’apporterois de la tristesse dans les
bras da Madame de Terminville ; car j’étois bien
résolu de la forcer de m’y recevoir. Je voulus me
défaire de cette importune préoccupation ; je me
jettai aux genoux de ma femme, & ne me doutant
certainement pas de ce qu’elle alloit m’apprendre,
je voulus absolument qu’elle m’instruisît. Elle céda
enfin. Ebene 4
Dialog
Ingrat, me dit-elle,
pouvez-vous avoir tant d’éloquence avec si peu de
sincérité, ou tant de tendresse avec
si peu d’amour ! Vous ne m’aimez point ? Eh !
pourquoi me forcer à m’en plaindre ? Pourquoi
exiger que je trouble vos plaisirs. Je sçais tout,
poursuivit-elle, voyant que j’allois interrompre ;
ne vous préparez pas à me séduire, je ne veux pas
avoir rompu vainement le silence : je sçais que
vous aimez Madame de Terminville, que vous devez
aller demain à la campagne avec elle, que vous
devez. . . . Vous trahir, lui dis-je en prenant
mon parti, me rendre indigne de vous, mais vous
mériter ensuite par mes remords. Je vous fais un
aveu horrible ; la probité me l’arrache ;
dussai-je vous perdre en ce moment, je n’ai pas la
force de vous tromper. Ah ! s’écria-t’elle,
ôtez-vous de devant moi. Pensez-vous à ce que vous
dites ? pensez-vous ?. . . Je pense à tout, lui
dis-je, mais tout me sera pardonné quand vous
m’aurez entendu. Je lui contai alors
la naissance de ma passion, ses progrès, les
résolutions que j’avois d’abord prises. Elle
m’écouta, & les larmes furent suspendues. Je
vois que ceci est plus fort que votre raison, me
dit-elle. . . . Plus fort que tout ce que je puis
vous dire, répondis-je, mais exceptez-en ma
probité ; vous voyez ce qu’elle peut sur moi, elle
m’arrache un aveu dont je frémis. . . . Mais par
où avez-vous sçu ce que vous venez de
m’apprendre ? Quel génie cruel vous a si bien
instruite ?. . . . N’en accusez que vous-même, me
répondit-elle, vous aviez écrit à Madame de
Terminville ce matin ? Elle est venue tantôt ; en
tirant son mouchoir la lettre est tombée sans
qu’elle s’en apperçut, j’ai distingué votre
écriture ; je ne l’ai point avertie, par un
pressentiment plus puissant que mes principes ;
elle s’est levée pour donner des ordres, j’ai
ramassé la lettre, je l’ai lue, elle la surprise dans mes mains, je n’ai pu me taire,
& tout a été découvert. Et vous a-t’elle avoué
qu’elle eût promis, lui demandai-je : oui,
répondit-elle, & elle m’a laissé la maîtresse
de votre sort & du sien. . . . Ces mots me
firent frémir. Ainsi, dis-je, dans un premier
mouvement, cette partie est encore, & pour
jamais rompue ? Elle l’est, si je veux,
répondit-elle ; mais connoissez-moi. Je sçais
aimer, je sçais prouver que j’aime. Madame de
Terminville n’a point encore ma réponse ; son
consentement dépend du mien, mais le mien dépend
de vous. Consultez-vous, & prononcez. . . .
je restai quelque temps immobile ; des
sentimens si beaux devoient m’anéantir devant ma
femme. Quel combat j’éprouvai ! tout le trouble,
tous les desirs, tous les remords de la plus injuste
& de la plus violente passion, éclaterent dans
mon cœur. Je ne pouvois me déterminer,
& j’aurois été dix ans sans répondre ; ma femme,
plus généreuse encore que je n’étois coupable, me
prit par la main, & me regardant avec des yeux
où je ne voyois aucune contrainte, Ebene 4
Dialog
vous y irez, me
dit-elle, je suis capable de cet effort. . . .Ah !
lui dis-je, comment oserai-je vous revoir après !
Je sçaurai vous faire un courage par ma conduite,
me répondit-elle ; votre incomparable sincérité
demande un prix ; si celui que je lui accorde ne
me coûtoit rien, il m’acquitteroit mal. . . . Je
supprime tout ce que nous nous dîmes encore.
Le lendemain, en m’éveillant, je passai dans
l’appartement de ma femme : je ne l’y trouvai pas,
& j’appris qu’elle étoit sortie. Cette nouvelle
me surprit & me fut un coup de foudre. Je
craignis quelque coup de désespoir, & je passai
près d’une heure dans une agitation extrême. A son
retour, je volai vers elle. Ebene 4
Dialog
Eh ! où êtes-vous
donc allée, lui demandai-je, d’un ton qui
exprimoit toutes mes craintes ! Vous m’avez jetté
dans une inquiétude. . . . .Votre cœur auroit pu
vous instruire, me dit-elle ; Madame de
Terminville attendoit ma réponse, j’ai été la lui
porter, pour prévenir & détruire les
difficultés qu’elle pourroit se faire encore. Je
restai pétrifié. Vous êtes trop admirable, lui
dis-je, vous me confondez, il n’y a point de
sentimens comme les vôtres. . . . .
Elle me paroissoit très-tranquille, &
satisfaire même de me voir faire une partie qui
étoit le chef-d’œuvre de sa bonté. Je partis aussi
peu agité que je pouvois l’être. Je me rendis chez
Madame de Terminville, que je devois mener au
rendez-vous ; je ne m’attendois pas à la trouver
parfaitement gaie ; & en effet elle étoit
triste. J’étois fort embarrassé à lui parler de ce
qui étois arrivé ; sa tristesse
m’alarmoit ; mais elle me prévint. Ebene 4
Dialog
Marquis, me
dit-elle, vous me trouvez prête, je ne recule
plus ; j’ai pourtant du chagrin, je suis
desespérée de faire cette partie, votre femme y
soupçonné des desseins qui lui sont justement
odieux ; vous m’avez promis de me respecter, je
m’embarque avec vos sermens, promettez-moi encore
d’y être fidele. . . .
Je la rassurai autant qu’il me fut possible,
& j’étois sincere ; c’étoit apparemment un effet
des remords dont je ne pouvois me défendre. Ebene 4
Dialog
Si vous faites cela,
me dit-elle en me serrant la main, je vous
regarderai comme le plus honnête homme qu’il y ait
au monde.
Nous partîmes. J’avois été sincere ; mais des
sermens de situation sont de mauvais garants de la
vertu. Nous fûmes à peine montés en carosse, que je
me demandai, intérieurement, s’il étoit bien vrai
que je dusse la respecter. Ce premier
doute nous perdoit tous deux, car on n’en a guere de
pareil, qu’on ne soit déjà déterminé à les croire
très-fondés ; de plus, le mien paroissoit l’être. En
premier lieu, elle s’embarquoit avec moi :
s’embarque-t-on quand on veut être respectée ? En
second lieu, elle étoit mise de façon à faire penser
qu’elle n’avoit pas voulu imposer à mon imagination
les mêmes loix qu’elle imposoit à mes sens ; &
il est certain que toute femme qui n’oublie pas de
se mettre en état de tenter le jour d’un
rendez-vous, n’est, pour le moins, pas trop d’accord
avec elle-même, si elle exige un respect austere. Je
prévis donc un triomphe certain ; mais je conclus
aussi qu’il seroit imprudent de ne lui pas faire
penser que je le croyois impossible. Je brûlois
d’arriver chez nos amis communs, afin qu’il ne fût
plus question entr’elle & moi, des desseins & des suites de cette partie.
J’étois jusqu’alors sur les épines, craignant
toujours de me trahir apr quelque trait de passion
ou de sincérité. Nous les trouvâmes qui nous
attendoient, & nous arrivâmes enfin à la maison
que nous avions tous choisie. Dès que nous eûmes mis
pied à terre, je dis à mon ami que nous étions tous
venus pour être libres, & qu’il falloit que nous
le suffions. Il m’entendit, & de toute la
journée nous ne nous vîmes qu’à l’heure du dîner,
& à celle du départ. Il est certain que Madame
de Terminville étoit venue dans l’intention de se
défendre. Elle en ignoroit le moyen, ce moyen
n’existoit pas ; mais enfin c’étoit son intention.
Ce que j’éprouvai d’elle ce jour-là, ne me permettra
jamais d’en douter. Nous fûmes long-temps seuls,
sans qu’elle prévît sa défaite. Sa sécurité ne fut
pas toujours un aiguillon ; il y eut
des momens où j’éprouvai réellement de
l’inquiétude : cela est singulier, mais cela est
croyable, & quand le moment arriva, je ne
l’avois réellement pas prévu ; il faisoit le plus
beau jour que nous eussions vu de toute la saison.
Nous étions assis dans le parc, sur un gason écarté
& couvert. Il y avoit plus de deux heures que
nous avions dîné, & plus de six que nous
jouissions de la plus entiere liberté, si vous en
exceptés le temps du repas. Je m’étois tenu
constamment dans les bornes qu’elle m’avoit
marquées. Je hazardai quelques bagatelles ; je ne la
vis pas disposée à s’y prêter. Ebene 4
Dialog
Vous avez à vous
louer de moi, lui dis-je, & je me plains de
vous ; vous évitez mes regards ? Vous craignez que
les vôtres n’expriment un amour que j’ai si bien
mérité ? Pourquoi cette contrainte ? pourquoi ces
scrupules & ces terreurs ? N’ai-je pas fait tout ce que vous exigiez, ne
m’avez-vous pas imposé des loix assez séveres ?
pouvez-vous imaginer plus de rigueur & plus de
docilité ?. . . .Il est vrai, répondit-elle, que
votre procédé mérite les plus grands éloges, &
s’il faut vous dire ce que je pense, si je ne
risque rien à vous montrer toute mon admiration,
je ne vous en aurois pas cru capable. . . . S’il
vous étonne, repris-je, c’est qu’il vous paroît
sincere, & s’il a ce mérite à vos yeux,
pourquoi n’avoir pas cet air de confiance, cette
sécurité flatteuse que vous me devez, & à qui
seule il appartient de couronner la vertu ?
. . . . Eh bien, me dit-elle avec transport,
jouissez de toute mon estime, oui, elle vous est
dûe ; je m’abandonne à vous, jouissez de mes
regards, de tout mon cœur : Ah ! Marquis, qu’il
est doux de pouvoir montrer tant d’amour avec si
peu de danger. . . . Si ce moment a
tant de charmes pour vous, repris-je, en ne lui
disant pas tout-à-fait ce que je pensois, combien
n’en doit-il pas avoir pour moi ! Ici ce sont les
sacrifices qui font la douceur des sensations.
Vous avez peut-être aimé plus d’une fois, mais
toujours vertueuse, toujours sage dans vos
passions, sans qu’il vous en coutât un effort,
vous avez voulu que l’innocence triomphât avec
l’humour ; si vous avez cédé dans la suite, c’est
sans perdre le mérite de votre résistance, parce
que vous n’avez pas oublié, dans le plaisir,
qu’elle n’étoit point arbitraire ; ainsi,
accoutumée à vouloir être respectée, & à
l’être, vous ne jouissez aujourd’hui que d’un
plaisir qui vous est déjà connu ; mais moi, dont
l’ame gâtée & corrompue, n’a jamais commu les
respect, n’a jamais voulu le connoître, n’a jamais
compris qu’il pût être des occasions où il fût
placé, si ce n’est comme artifice ou
méchanceté, je goûte un bonheur tout particulier,
& je me demande s’il n’est point un songe, ne
le concevant pas, même en l’éprouvant si
bien. . . .
Sur cela, qui paroissoit dit de la meilleure
foi du monde, Madame de Terminville me demanda si
j’avois eu beaucoup d’aventures singulieres. Ebene 4
Dialog
Beaucoup, lui
répondis-je, & il n’étoit pas possible que
cela fût autrement. Vous connoissez les femmes ?
Dès qu’un homme se montre avec un caractère, elles
courent après lui : pour réussir, elles sentent
qu’il faut imiter, & comme le libertinage a
des principes & des moyens singuliers, il est
nécessaire, dès qu’il fait des copies, qu’il
produise beaucoup d’aventures singulieres. . . .
Elle voulut que je lui contasse quelques-unes
de celles que j’avois eues : je m’en défendis pour
lui en donner plus d’envie ; elle m’insista (elle ne
sçavoit pas combien cette obstination
étoit imprudente), je cédai enfin ; je lui mis
devant les yeux des objets charmans, des situations
séduisantes, sans oublier cet art funeste de
raconter. La magie étoit parfaite : elle en sentit
le charme plutôt que le danger. Ses yeux
s’animerent : sa voix s’émut ; je lui fis des
questions sur ce qu’elle venoit d’entendre ; la plus
forte préoccupation l’empêcha d’y répondre : je
compris qu’elle n’auroit pas l’esprit plus présent
pour se défendre, & j’éprouvai que j’avois
très-bien compris. . . Je passe sur tout ce qu’elle
me dit, & sur tout ce que nous nous dîmes, après
qu’elle eut ouvert les yeux sur sa défaite, &
après qu’elle me l’eût pardonnée. Au dégré de
sincérité près, toutes les femmes ont les mêmes
discours, & les mêmes procédés dans une
semblable situation. Nous revinmes à la ville, moi,
très-amoureux, quoique mes desirs fussent
satisfaits, Madame de Terminville
très-amoureuse, parce que les siens l’avoient été.
Mais je trouverai, en rentrant chez moi, de grandes
raisons de l’être moins. Je ne vis point ma femme ;
je la demandai, on me dit qu’elle avoit dîné en
ville, & qu’elle devoit y souper. Je ne le crus
pas, & cela n’étoit pas vraisemblable. La porte
de son cabinet étoit fermée, la clef en étoit
tirée ; cela n’étoit jamais arrivé : j’appellai une
femme de chambre. Ebene 4
Dialog
Vous m’avez trompé,
lui dis-je, ma femme est cachée ? Dites la vérité,
ou je vous chasse.
Elle m’avoua que depuis le matin elle y étoit
renfermée, & qu’elle n’avoit pris aucune
nourriture. Je frappai trois ou quatre fois en
l’appellant ; elle ne répondit point. Ebene 4
Dialog
Je sçais, lui
dis-je, que vous êtes là, il est inutile de vous
cacher, Marton m’a tout avoué. Au nom de Dieu,
ouvrez la porte ; je vous en prie, je vous en
conjure : elle ne répondit point
encore. Je serai forcé de faire ouvrir,
repris-je ; vous me connoissez, je vais envoyer
chercher un serrurier.
Elle ouvrit. Dans quel état la trouvai-je !
Vous le concevez, de reste, Monsieur. Je me jettai à
ses genoux, & je lui parlai avec désespoir. Ebene 4
Dialog
Est-ce là ce que
vous m’aviez promis, lui dis-je ? Qu’est devenu ce
courage, dont vous m’aviez flatté ?. . . . Elle
pleuroit, & n’étoit pas en état de parler. Je
crus devoir la tromper. Ecoutez, lui dis-je, vous
connoissez ma sincérité, vous l’éprouvâtes hier
toute entiere ; je vous jure aujourd’hui, avec non
moins de bonne foi, qu’il ne s’est rien passé
entre Madame de Terminville & moi. . . Il ne
s’est rien passé ! me dit-elle. Non, répondisje
<sic> ; nous n’avons eu ni l’un ni l’autre,
le courage de vous outrager, nous nous sommes
expliqués naiivement sur l’état de notre cœur,
nous nous sommes trouvé plus de
trouble que d’ardeur, &. . . . il ne s’est
rien passé, reprit-elle ? Non, encore une fois ;
la raison que je vous en donne, doit vous paroître
si naturelle. . . Ah ! poursuivit-elle, après ce
qu’elle m’a dit, je serois bien sotte de le
croire. . . Après ce qu’elle vous a dit ?
repris-je, frappé de cet aveu : que vous a-t-elle
dit ?. . .
Tout ce qu’elle devoit me taire, tout ce que
je ne devois jamais sçavoir. Elle me conta alors que
Madame de Terminville, plus étourdie, sans doute,
que vertueuse, lui avoit appris d’elle-même, &
par son propre mouvement tout ce dont je ne la
croyois instruite, que par une trahison de sort. Il
est bien vrai, poursuivit-elle, que j’ai lu la
lettre que vous lui aviez écrite, mais je ne l’ai
lue que parce qu’elle l’a voulu. Elle vint me
trouver, & après m’avoir beaucoup questionné sur
mes sentimens pour vous, voyant, par
mes réponses, qu’ils étoient aussi tendres qu’ils
ont jamais pu l’être ; Ebene 4
Dialog
Eh bien, me
dit-elle, vous êtes en danger de perdre son cœur ;
sauvez-le de moi, sauvez-moi de lui ; il m’aime,
je l’adore, & ce moment, où je vous l’avoue,
est le dernier. . . Demain, nous devons aller à la
campagne ; j’ai resisté autant que je l’ai pu ;
lisez la lettre que je dévorai, continua ma
femme ; mon désespoir fut visible ; il passa
jusqu’à son cœur. . . . . J’ai déjà répondu,
poursuivit Madame de Terminville ; j’ai promis,
mais je fuis capable de la trahir, & de me
trahir moi-même pour vous ; ne vous piquez pas de
générosité ; j’y allois avec plaisir, je me suis
fait long-temps violence, vous entendez ce que je
veux vous dire ! C’est vous à présent, qui
répondez de moi. Nous arrangeâmes ensemble ce
qu’il falloit que je vous dise. Je
lui rendrai justice, elle étoit sincere, & ce
matin, quand je suis allé la trouver, en me
promettant qu’elle n’abuseroit point de ma
générosité, elle l’étoit encore ; mais je me
souviens du fatal aveu qu’elle m’a fait, des
sentimens qu’elle m’a montré pour vous, de
l’ardeur de ces sentimens, des vues intéressées
qui lui avoient fait conclure cette partie ; &
tout cela est plus fort sur mon esprit, que tout
ce que vous pourriez me dire.°.°. Quoique
terrassé, quoique écrasé par un coup de foudre, je
me fis tant de violence pour la dissuader,
j’employai tant d’apparence d’ingénuité, qu’enfin
je la vis un peu plus tranquille ; mais comment le
devenir moi-même, comment m’étourdir sur
l’imprudence de Madame de Terminville.
Je voulus la justifier, je ne le pus point.
Le pouvois-je ? Sa vivacité s’offrit à moi, son
caractere se développa tout entier. Je
vis un avenir affreux, & il n’y avoit point de
vision. Depuis ce jour fatal, je n'ai pas joui d’un
moment de repos. Ma femme étoit éclairée pour
jamais ; je lui avois offert d’engager Madame de
Terminville à la voir beaucoup moins souvent, &
à ne jamais me trouver chez moi lorsqu’elle y
viendroit. Elle ne l’avoit point voulu, elle avoit
du foible pour sa rivale, & son amour pour moi
la rendoit scrupuleuse sur ses propres intérêts ;
malgré son invincible jalousie, elle se seroit
reproché de me priver d’un plaisir ; mais elle étoit
sans cette attachée à nous observer. Madame de
Terminville le voyoit, n’en pouvoit pas douter,
& dès-lors auroit dû s’imposer la plus grande
circonspection, dût-elle se faire la plus grande
violence ; mais une tête étourdie oublie jusqu’aux
égards, & ne connoît que le moment. Ce qu’elle
m’a fait souffrir est incroyable,
& ce n’est pas seulement vis-à-vis de ma femme
qu’elle m’a tant tyrannisé. Elle est devenue
jalouse, & elle m’a fait vingt tracasseries :
elle m’a perdu, sur-tout à la cour, auprès d’une
personne que je respecte souverainement, & de
qui toutes mes espérances dépendent. Je ne vous
dirai pas tout, car rien n’est croyable, & vous
penseriez que je vous fais un roman. Elle sçait bien
que je vous dis la vérité, & sans doute, quand
elle lira ce beau monument de mon malheur & de
son extravagance, elle viendra vous confirmer tout
mon récit par ses cris déplacés, & vous prouver,
en voulant vous apprendre tout ce qu’elle a fait
pour moi, toutes les raisons que j’ai de me plaindre
d’elle. En attendant ce moment, faites-moi la grace
de me dire ce que vous pensez de mon procédé : j’ai
rompu avec elle, mais décemment, en lui expliquant
tous mes motifs, en lui mettant devant
les yeux le passé, le présent & l’avenir. Je
l’avois plusieurs fois menacée, & elle ne peut
pas disconvenir qu’elle n’eût senti que j’avois
raison ; je lui ai prouvé par les discours les plus
simples qu’il ne m’étoit plus possible d’avoir
aucune confiance en ses promesses, puisqu’elles
n’ont jamais servi qu’à me prouver que, malgré elle,
elle y seroit toujours infidelle. Cependant elle
éclate & se désespere, elle se sert contre moi
de la sévérité des loix naturelles, elle me reproche
ma raison, elle me dit qu’une raison qui fait des
malheureux est contre les principes de l’humanité,
& enfin elle trouble mon repos, me rend
infortuné, & me réduit à éprouver cette
confusion d’idées & de sentimens qui rend tous
les raisonnemens incertains, & toutes les
résolutions cruelles. Ayez la bonté,
Monsieur, de me dire ce que je dois faire,
& de consulter le public pour moi, si une certaine
circonspection d’honnête homme ne vous permet pas de
prononcer, de vous-même, sur une question qui intéresse
autant l’humanité. J’ai l’honneur d’être, &c.
Ebene 3
Brief/Leserbrief
Réponse. Sans attendre le
jugement du public, j’ose conseiller à l’honnête homme
qui m’écrit de s’en tenir au parti qu’il a pris. Si
Madame de Terminville, dans la même situation où est son
amant, me consultoit comme il fait, je donnerois le même
conseil contre lui. Je crois que les femmes, en fait
d’amour, ont bien autant de droit que les hommes, à
l’indulgence des juges ; qu’on doit leur passer bien des
choses en faveur de ce premier moment où, en cessant
d’être souveraines pour couronner un amant, elles acquirent un droit inviolable à sa
reconnoissance ; mais je crois aussi que ce droit, tout
sacré qu’il est, ne leur donne pas celui d’exiger qu’un
amant oublie qu’il a l’honneur d’être homme, & que
rien ne l’assujettit nécessairement à être esclave.
Ebene 2
Metatextualität
On pourroit expliquer ces vers
d’Ovide; dans lesquels il nous représente la langue
d’une belle femme, qui après avoir été coupée &
jettée par terre, murmuroit encore quelques mots, on
pourroit dis-je expliquer par cette plaisanterie de
Thomas : je crois en vérité que les langues des femmes
sont faites de feuilles de tremble. . . . On verra
bientôt à quoi ces vers s’appliquent dans l’histoire qui
suit.
Metatextualität
Voici la lettre que l’on
m’écrit. Il est nécessaire de lire l’histoire qui la suit
pour pouvoir décider la question.
Ebene 3
Brief/Leserbrief
Monsieur, Je viens de faire
une chose que mon repos & ma raison demandoient : je
me croyois justifié ; mais je sens, depuis deux jours,
des regrets ; je crois même que ce sont des remords.
J’ai quitté une femme dont j’étois aimé, mais qui me
rendoit malheureux. J’ai rompu avec elle décemment ;
j’ai épargné à son amour propre, autant
qu’à son cœur, le chagrin d’une rupture devenue
inévitable, on raisonnant beaucoup avec elle sur les
motifs qui m’y portoient, dans une lettre pleine encore
du plus tendre amour. Cependant elle m’accuse
d’ingratitude, de noirceur ; & les caracteres d’une
main qui me fut si chere, ont encore tant d’empire sur
mon cœur, qu’il est des momens où je me crois coupable.
Le cas est d’importance pour moi, Monsieur ; d’un côté
je me sens incapable de vivre avec le remords d’être un
malhonnête homme ; de l’autre, je ne dois jamais espérer
d’être heureux, tant que je vivrai avec cette femme. Je
vous prie, après avoir consulté la situation où je me
trouve, de me dire ce que je dois faire, & si vous
ne voulez pas décider seul la question, de rendre mon
histoire publique ; afin que plusieurs avis réunis puissent tranquilliser le plus agité de tous
les esprits, & le plus malheureux de tous les
hommes.
Ayez la bonté,
Monsieur, de me dire ce que je dois faire,
& de consulter le public pour moi, si une certaine
circonspection d’honnête homme ne vous permet pas de
prononcer, de vous-même, sur une question qui intéresse
autant l’humanité. J’ai l’honneur d’être, &c.
Metatextualität
Voici mon
histoire, écrite avec autant de simplicité que j’en
ai dans le cœur. J’ai eu soin d’y changer les noms,
& je n’ai pas tout dit, ne voulant pas user du
droit qu’ont les malheureux, d’être un peu
indiscrets.
Allgemeine Erzählung
Je suis marié ; & la
femme que j’ai épousée, vertueuse, aimable, belle
encore, & pleine d’amour pour moi, seroit la
seule, peut-être, que je pusse aimer : si elle
n’étoit pas ma femme. Elle se lia d’amitié, il y a
deux ans, avec Madame de Terminville, & me
l’amena chez moi, où je vivois renfermé depuis six
mois, malade, mélancolique & presqu’abandonné
des médecins. Madame de
Terminville, attachée à ma femme, s’attacha à ma
maison ; cela ma parut tout simple en y
réfléchissant ; cependant je lui en eus obligation,
comme si elle y étoit venue pour moi. Mon esprit fut
toujours sérieux, & la maladie d’ailleurs me
rendoit triste ; je fis cette réflexion en faveur de
Madame de Terminville : je craignis
qu’elle ne s’ennuyât, & j’imaginai des plaisirs
pour elle. Madame de Terminvillequi distingue
très-bien qu’elle étoit l’objet de ces plaisirs,
& qui aimoit le plaisir avec excès, n’y fut
pourtant pas aussi sensible que je l’aurois pensé.
Je restois toujours dans un fauteuil auprès de la
cheminée, & très-souvent pendant que l’on
dansoit après soupé, elle venoit s’asseoir auprès de
moi. Pour y rester elle prétextoit des migraines
& des douleurs de jambe. Cela arriva
très-souvent ; je n’y vis que de la complaisance,
une attention qui partoit de bonté ; il est vrai que
je n’y cherchois que cela. J’étois condamné par les
médecins ; elle le sçavoit, & je sçavois aussi
qu’elle avoit un amant ; avec toutes ces choses on
ne songe point à aimer, & on songe encore moins
qu’on puisse toucher une femme. Un jour
que je l’avois invitée de souper, & qu’elle
étoit instruite que ma femme devoit aller à l’opéra,
je la vis arriver avant sept heures. J’en fus
surpris, d’autant mieux que je lui avois vu former
une partie, la veille ; j’étois seul dans mon
cabinet. Elle me parut un peu embarrassée en
entrant. Je me sentis tout d’un coup obligé de la
rassurer, sans concevoir cependant pourquoi j’y
étois obligé.
Quoique nous badinassions, je devinai, par je
ne sçais quel pressentiment, qu’elle vouloit me
parler de son amant, ou du moins de son amour. Je
trouvai un intérêt pour moi dans cette idée, &
reprenant le ton sérieux, je la pressai tant, je la
rassurai si bien par mes discours, qu’elle parla,
& je vis que j’avois deviné.
Nous continuâmes sur le même ton, & quand
ma femme revint, elle me trouva beaucoup mieux,
presque bien. Cependant ce mieux n’étoit pas
physique. Le mal étoit trop invétéré ; c’étoit un
estomac entiérement délabré, & qui ne faisoit
plus de fonctions. Quelques jours après, Madame de Terminville se trouva avec son amant
dans un cas très-critique ; elle vint me consulter,
je lui donnai le conseil d’un ami, & ce conseil
devoit contribuer à serrer plus fortement leurs
nœuds. Lorsqu’elle fut sortie, je ne réfléchis à son
aventure que par rapport à elle, & je n’éprouvai
pas même cette sorte d’étonnement où l’on se trouve
d’avoir conseillé en ami, une femme qui consulte sur
son amant, lorsqu’elle intéresse. Cela dura pendant
plusieurs mois de la même manière. Elle ne bougeoit
plus de chez moi, je n’y distinguois qu’elle, je n’y
voyois qu’elle, j’étois persuadé que j’étois tout ce
qui l’y attiroit, & je ne pensois ni à me
demander si je l’aimois, ni à me dire qu’elle
m’aimoit. Un état languissant, qui entraînoit toute
incapacité de former des desirs, & la certitude
qu’elle aimoit M. de * * *, auroient
suffi pour m’empêcher d’avoir des idées ; mais autre
chose y contribuoit. Ma femme nous laissoit
quelquefois seuls ; je la faisois alors causer sur
sa façon de sentir, sur ses parties avec son amant,
sur les particularités de son commerce & de son
bonheur ; elle me disoit tout, non seulement, parce
qu’elle aimoit à dire, mais encore parce qu’elle
sentoit en disant ; & dans tous ces détails, je
voyois une femme pour qui le plaisir n’étoit rien
moins qu’une chimere, & qui certainement l’avoit
trop gouté, le peignoit trop bien, pour être capable
de s’enricher d’un mourant. Tout cela m’enpêchoit
<sic> de m’examiner, & de soupçonner même
qu’il fût possible que nous nous aimassions. Elle
entra un jour dans mon cabinet d’un air
très-déterminé.
Elle étoit jolie au possible dans ce moment ;
un petit air fou lui donnoit un attrait réellement
vainqueur. Je la pris par la main, & la tirant
vers moi ;
Je ne voulois point voir cet homme, mais elle
avoit mis dans sa tête que je le verrois ; je ne fis
pas une plus longue résistance.
Il vint en effet dès le soir même, &
(comme il l’avoit promis,) au bout de quinze jours,
je me trouvai très bien. Je n’expliquerai point ce
miracle ; ce n’est pas là l’objet de mon
récit. . . . Comment verrai-je
désormais Madame de Terminville ? Avec quels yeux,
quels sentimens la recevrai-je chez moi ? Je n’eus
pas besoin de me le demander, & vous me
dispensez de vous le dire : mais en ne la voyant
plus qu’avec beaucoup d’amour, en n’éprouvant plus
d’elle que des choses qui m’en montroient dans son
cœur ; je sentis une tristesse profonde se mêler à
tout ce bonheur. Madame de Terminville avoit un
amant. Mes réflexions, ma tristesses m’apprirent ses
devoirs ; c’étoit peut-être sans y être infidele,
qu’elle m’aimoit ; elle suivoit la sympatie sans en
expliquer les motifs, sans en prevoir les suites ;
elle se croyoit innocente, parce que je ne m’étois
pas encore déclaré, & elle l’étoit en effet.
Devois-je lui faire perdre cette aimable qualité à
mes yeux ? En restant dans les termes où nous en
étions, n’y avoit-il aucunes douceurs à
tirer de cet état, tout singulier qu’il étoit ?
J’avois eu beaucoup de femmes ; une de plus
pouvoit-elle me faire un bonheur bien doux ?
Peut-être que préférer l’amour & des sentimens
particuliers, au plaisir facile & commun,
pouvoit devenir un bonheur plus grand ? Je me dis
tout cela, je me plus à me le dire, & je m’en
fiai à mes idées. Mais un édifice, plus beau que
solide, ne pouvoit pas être inébranlable. Je sentis
bientôt que je ne souciois plus tant qu’il le fût.
Je me fis des reproches ; non pas ces reproches
vagues & nécessairement perdus, qui viennent
d’un conscience qui voudroit se conserver
incorruptible au milieu d’un passion ; mais de ceux
qui viennent de notre intérêt propre, & du
sentiment d’un mieux qui est dans nos vues, &
que nous allons perdre par une foiblesse qui ne nous
paroîtra un jour qu’un caprice. Tu as
beaucoup vécu, me dis-je ; beaucoup joui ; tous tes
goûts ont fini par l’ennui ; ce dernier finira comme
les autres, & tu perdras beaucoup, pour peu de
chose qui ne durera peut-être qu’un jour : Madame de
Terminville est aimable, vive, caressante, a des
talens, de l’esprit, mille choses qui remplissent le
cœur & les momens ; elle peut te suffire sans
les faveurs, & les faveurs te la rendroient
indifférente : elle a d’ailleurs un engagement que
tu connois : sera-t-elle perfide ? Tu ne
l’estimerois plus, & qu’est-ce que le plaisir
sans l’estime ? Tu ne t’es su souvent dégoûté que
par cette raison : se multipliera-t-elle ?
aura-t-elle deux amans à la fois ? Quelle lâcheté,
quel opprobre, quand c’est de sang froid qu’on s’y
livre, & qu’on peut encore reculer. . . . Une
autre réflexion que je ne dois pas vous dissimuler
s’offroit à mon esprit. Madame de Terminville aime le plaisir, continuois-je ;
peut-être hélas, lui est-il nécessaire ? As-tu une
santé à lui sacrifier ? Celle qu’on ta rendue t’a
coûté si cher, & sera peut-être toujours si mal
rétablie ? Ne la dois-tu d’ailleurs qu’à ta
maîtresse ?. . . . Je me dis tout cela, & tout
cela ne suffit point. Je sentis du moins qu’en m’y
rendant, je ne ferois rien, si ma résolution n’étoit
qu’un simple projet. Je me déterminai à m’ouvrir à
Madame de Terminville, à lui dire tout ce que je
sentois, tout ce que je pensois de son cœur, tout ce
que j’avois résolu ; & à la prier de veiller
elle-même à mes sentimens & à ma conduite avec
elle, si nous pensions l’un comme l’autre. Ma
confidence & ma proposition réussirent au-delà
de ce que j’en avois espéré. Je n’ai jamais vu une
femme entendre une déclaration avec plus de plaisir,
& faire un sacrifice avec plus de générosité. Nous vécûmes donc sur ce
pied-là ; & tout bien examiné, après un certain
train d’inconstance, & beaucoup de réflexions
sur le peu de réalité de ce qu’on appelle faveurs,
je ne crois pas qu’il y ait de volupté pareille. Le
ton, que nous avions ensemble, étoit délicieux ; nos
yeux se rencontroient hardiment avec beaucoup de
desirs, qui ne nous rendoient point honteux, parce
que, convenus de ne les point satisfaire, nous
l’étions aussi de nous les point cacher. Nous nous
faisions mille petites rigueurs qui avoient un sel
unique. Nous nous parlions avec une ivresse, que le
plaisir même n’a pas ; & tout cela aboutissoit à
nous serrer la main bien tendrement, quand nous nous
séparions. Cet état eût duré peut-être, mais voici
un furieux obstacle à surmonter. L’amant de Madame
de Terminville reçoit des ordres pour
partir promptement, & est tué en arrivant à
l’armée. Par ses regrets, qui n’étoient point
feints, je vis qu’elle l’aimoit ; mais par la
facilité que je trouvai à la consoler, je vis
qu’elle m’aimoit plus que lui. Que va devenir notre
beau systême ? Il ne pourra point subsister, malgré
moi ; il faut parler à Madame de Terminville : comme
tout ce que j’ai fait étoit raisonnable, il faut que
ce que je ferai encore le soit aussi ; nous devons
voir nous deux ce que nous allons devenir, & ne
pas partir, après s’être si bien connus, du point
d’où l’on part, en commençant à s’aimer. Nous avions
fait un plan, il faut en faire un autre, & nous
rendre sans combat & sans rigueur. J’étois
persuadé que Madame de Terminville avoit déjà pensé
ce que j’aliois lui dire ; cependant je me trompois.
Malheureusement je m’en apperçus en commencant à lui parler, je vis quelle seroit sa
réponse ; & si je ne l’avois pas soupçonné, je
me ferois sauvé bien des chagrins ; je n’aurois pas
renfermé mes propositions ; j’aurois vu quels
étoient ses desseins ; & je me serois conduit
tout autrement que je ne fis. Ma pénétration me
rendit circonspect, je ne lui dis rien de ce que je
pensois, sentant qu’il me faudroit du temps pour la
vaincre (quoique je n’expliquasse nullement ses
motifs), & n’étant pas assez sûr qu’on ne
viendroit pas m’interrompre pour avoir le temps de
lui dire tout ce que j’avois dans l’esprit.
J’affectai même de toruner en plaisanterie le peu
que j’avois déjà dit, mais elle n’en fut pas la
dupe ; elle avoit très-bien compris ce que je ne
l’avois pas mise à portée d’entendre, &
malheureusement encore elle me dissimula qu’elle
l’avoit compris. A quelques jours delà, je lui
proposai une partie de campagne avec
deux personnes qu’elle sçavoit qui s’aimoient, &
dont elle étoit intime amie. Elle l’accepta, mais
lorsque le jour fut arrivé, elle prétexta une
incommodité pour la rompre. Cela arriva trois fois
de suite : je commençai à comprendre qu’elle y avoit
plus de part que mon étoile ; je le lui dis, &
elle en convint. Sa raison, quand je le lui
demandai, fut qu’une partie avec deux personnes qui
avoient un commerce ensemble, lui étoit suspecte,
qu’elle sçavoit mes résolutions, & que quand
même elle ne m’en supposeroit pas, elle iroit
toujours au devant de mes imprudences par amour pour
moi ; que mes jours étoient à peine rétablis, qu’ils
lui seroient toujours plus chers que des fantaisies,
& que je ne sçavois pas à quoi je m’exposois en
lui arrachant une fois des faveurs. J’insistai ;
elle eut des caprices, elle fut deux jours sans paroître chez moi, & elle les
passa dans une maison où il alloit des jeunes gens
fort aimables. Je fus piqué & jaloux. Je
soupçonnai son cœur, je le lui écrivis, & ma
lettre portoit pour clause, que si elle refusoit
absolument de renouer pour le surlendemain la partie
tant de fois rompue, j’étois déterminé à rompre
moi-même. Mes expressions étoient claires, & mes
desseins positifs ; il y avoit trop de désespoir
dans ma lettre pour qu’elle doutât qu’au moins il
lui en coûteroit beaucoup pour me faire revenir.
Elle vint dans l’après-dînée, & me promit tout
ce que je demandois. Je sortois quand elle arriva :
nous n’eûmes que le temps de nous dire deux mots,
mais ils suffisoient. En rentrant, je ne la trouvai
plus, & j’en aurois eu du chagrin, si une
profonde tristesse que je vis dans ma femme, ne
m’avoit préoccupé davantage. Ma femme
m’étoit infiniment chere : on n’eut jamais tant de
tendresse sans passion. L’état où je la voyois,
& qui ne faisoit qu’empirer en me voyant, me
surprit & m’affligea ; elle avoit une gaieté de
tous les momens ; elle rioit de tout, quoiqu’elle
pensât beaucoup ; & jamais elle n’étoit
sérieuse, si ce n’est quelquefois en m’exprimant ses
sentimens, qui étoient très-tendres. Je fus donc
pénétré en la voyant en cet état. Je lui en demandai
la raison ; elle me dit que c’étoient des vapeurs,
& le moment d’après elle passa dans sa chambre,
d’où elle ne sortit qu’avec les yeux humides ; je
lui dis que je m’en appercevois, & j’avois l’air
très-touché ; elle me dit que c’étoit l’effet des
vapeurs, qui à force de faire brailler, font
pleurer. Il nous vint du monde, & le monde la
charmoit, mais ce jour-là ce fut tout le contraire ;
nous fûmes à peine au dessert, qu’elle
quitta la table ; son absence m’inquiéta, je la
suivis, & je la trouvai fondant en larmes.
elle ne me dit rien, & le lendemain au
soir je n’en étois pas plus instruit. L’état de ma
femme me touchoit par rapport à elle-même, mais il
m’étoit d’ailleurs affreux de penser que le
lendemain j’apporterois de la tristesse dans les
bras da Madame de Terminville ; car j’étois bien
résolu de la forcer de m’y recevoir. Je voulus me
défaire de cette importune préoccupation ; je me
jettai aux genoux de ma femme, & ne me doutant
certainement pas de ce qu’elle alloit m’apprendre,
je voulus absolument qu’elle m’instruisît. Elle céda
enfin.
je restai quelque temps immobile ; des
sentimens si beaux devoient m’anéantir devant ma
femme. Quel combat j’éprouvai ! tout le trouble,
tous les desirs, tous les remords de la plus injuste
& de la plus violente passion, éclaterent dans
mon cœur. Je ne pouvois me déterminer,
& j’aurois été dix ans sans répondre ; ma femme,
plus généreuse encore que je n’étois coupable, me
prit par la main, & me regardant avec des yeux
où je ne voyois aucune contrainte,
Le lendemain, en m’éveillant, je passai dans
l’appartement de ma femme : je ne l’y trouvai pas,
& j’appris qu’elle étoit sortie. Cette nouvelle
me surprit & me fut un coup de foudre. Je
craignis quelque coup de désespoir, & je passai
près d’une heure dans une agitation extrême. A son
retour, je volai vers elle.
Elle me paroissoit très-tranquille, &
satisfaire même de me voir faire une partie qui
étoit le chef-d’œuvre de sa bonté. Je partis aussi
peu agité que je pouvois l’être. Je me rendis chez
Madame de Terminville, que je devois mener au
rendez-vous ; je ne m’attendois pas à la trouver
parfaitement gaie ; & en effet elle étoit
triste. J’étois fort embarrassé à lui parler de ce
qui étois arrivé ; sa tristesse
m’alarmoit ; mais elle me prévint.
Je la rassurai autant qu’il me fut possible,
& j’étois sincere ; c’étoit apparemment un effet
des remords dont je ne pouvois me défendre.
Nous partîmes. J’avois été sincere ; mais des
sermens de situation sont de mauvais garants de la
vertu. Nous fûmes à peine montés en carosse, que je
me demandai, intérieurement, s’il étoit bien vrai
que je dusse la respecter. Ce premier
doute nous perdoit tous deux, car on n’en a guere de
pareil, qu’on ne soit déjà déterminé à les croire
très-fondés ; de plus, le mien paroissoit l’être. En
premier lieu, elle s’embarquoit avec moi :
s’embarque-t-on quand on veut être respectée ? En
second lieu, elle étoit mise de façon à faire penser
qu’elle n’avoit pas voulu imposer à mon imagination
les mêmes loix qu’elle imposoit à mes sens ; &
il est certain que toute femme qui n’oublie pas de
se mettre en état de tenter le jour d’un
rendez-vous, n’est, pour le moins, pas trop d’accord
avec elle-même, si elle exige un respect austere. Je
prévis donc un triomphe certain ; mais je conclus
aussi qu’il seroit imprudent de ne lui pas faire
penser que je le croyois impossible. Je brûlois
d’arriver chez nos amis communs, afin qu’il ne fût
plus question entr’elle & moi, des desseins & des suites de cette partie.
J’étois jusqu’alors sur les épines, craignant
toujours de me trahir apr quelque trait de passion
ou de sincérité. Nous les trouvâmes qui nous
attendoient, & nous arrivâmes enfin à la maison
que nous avions tous choisie. Dès que nous eûmes mis
pied à terre, je dis à mon ami que nous étions tous
venus pour être libres, & qu’il falloit que nous
le suffions. Il m’entendit, & de toute la
journée nous ne nous vîmes qu’à l’heure du dîner,
& à celle du départ. Il est certain que Madame
de Terminville étoit venue dans l’intention de se
défendre. Elle en ignoroit le moyen, ce moyen
n’existoit pas ; mais enfin c’étoit son intention.
Ce que j’éprouvai d’elle ce jour-là, ne me permettra
jamais d’en douter. Nous fûmes long-temps seuls,
sans qu’elle prévît sa défaite. Sa sécurité ne fut
pas toujours un aiguillon ; il y eut
des momens où j’éprouvai réellement de
l’inquiétude : cela est singulier, mais cela est
croyable, & quand le moment arriva, je ne
l’avois réellement pas prévu ; il faisoit le plus
beau jour que nous eussions vu de toute la saison.
Nous étions assis dans le parc, sur un gason écarté
& couvert. Il y avoit plus de deux heures que
nous avions dîné, & plus de six que nous
jouissions de la plus entiere liberté, si vous en
exceptés le temps du repas. Je m’étois tenu
constamment dans les bornes qu’elle m’avoit
marquées. Je hazardai quelques bagatelles ; je ne la
vis pas disposée à s’y prêter.
Sur cela, qui paroissoit dit de la meilleure
foi du monde, Madame de Terminville me demanda si
j’avois eu beaucoup d’aventures singulieres.
Elle voulut que je lui contasse quelques-unes
de celles que j’avois eues : je m’en défendis pour
lui en donner plus d’envie ; elle m’insista (elle ne
sçavoit pas combien cette obstination
étoit imprudente), je cédai enfin ; je lui mis
devant les yeux des objets charmans, des situations
séduisantes, sans oublier cet art funeste de
raconter. La magie étoit parfaite : elle en sentit
le charme plutôt que le danger. Ses yeux
s’animerent : sa voix s’émut ; je lui fis des
questions sur ce qu’elle venoit d’entendre ; la plus
forte préoccupation l’empêcha d’y répondre : je
compris qu’elle n’auroit pas l’esprit plus présent
pour se défendre, & j’éprouvai que j’avois
très-bien compris. . . Je passe sur tout ce qu’elle
me dit, & sur tout ce que nous nous dîmes, après
qu’elle eut ouvert les yeux sur sa défaite, &
après qu’elle me l’eût pardonnée. Au dégré de
sincérité près, toutes les femmes ont les mêmes
discours, & les mêmes procédés dans une
semblable situation. Nous revinmes à la ville, moi,
très-amoureux, quoique mes desirs fussent
satisfaits, Madame de Terminville
très-amoureuse, parce que les siens l’avoient été.
Mais je trouverai, en rentrant chez moi, de grandes
raisons de l’être moins. Je ne vis point ma femme ;
je la demandai, on me dit qu’elle avoit dîné en
ville, & qu’elle devoit y souper. Je ne le crus
pas, & cela n’étoit pas vraisemblable. La porte
de son cabinet étoit fermée, la clef en étoit
tirée ; cela n’étoit jamais arrivé : j’appellai une
femme de chambre.
Elle m’avoua que depuis le matin elle y étoit
renfermée, & qu’elle n’avoit pris aucune
nourriture. Je frappai trois ou quatre fois en
l’appellant ; elle ne répondit point.
Elle ouvrit. Dans quel état la trouvai-je !
Vous le concevez, de reste, Monsieur. Je me jettai à
ses genoux, & je lui parlai avec désespoir.
Tout ce qu’elle devoit me taire, tout ce que
je ne devois jamais sçavoir. Elle me conta alors que
Madame de Terminville, plus étourdie, sans doute,
que vertueuse, lui avoit appris d’elle-même, &
par son propre mouvement tout ce dont je ne la
croyois instruite, que par une trahison de sort. Il
est bien vrai, poursuivit-elle, que j’ai lu la
lettre que vous lui aviez écrite, mais je ne l’ai
lue que parce qu’elle l’a voulu. Elle vint me
trouver, & après m’avoir beaucoup questionné sur
mes sentimens pour vous, voyant, par
mes réponses, qu’ils étoient aussi tendres qu’ils
ont jamais pu l’être ;
Je voulus la justifier, je ne le pus point.
Le pouvois-je ? Sa vivacité s’offrit à moi, son
caractere se développa tout entier. Je
vis un avenir affreux, & il n’y avoit point de
vision. Depuis ce jour fatal, je n'ai pas joui d’un
moment de repos. Ma femme étoit éclairée pour
jamais ; je lui avois offert d’engager Madame de
Terminville à la voir beaucoup moins souvent, &
à ne jamais me trouver chez moi lorsqu’elle y
viendroit. Elle ne l’avoit point voulu, elle avoit
du foible pour sa rivale, & son amour pour moi
la rendoit scrupuleuse sur ses propres intérêts ;
malgré son invincible jalousie, elle se seroit
reproché de me priver d’un plaisir ; mais elle étoit
sans cette attachée à nous observer. Madame de
Terminville le voyoit, n’en pouvoit pas douter,
& dès-lors auroit dû s’imposer la plus grande
circonspection, dût-elle se faire la plus grande
violence ; mais une tête étourdie oublie jusqu’aux
égards, & ne connoît que le moment. Ce qu’elle
m’a fait souffrir est incroyable,
& ce n’est pas seulement vis-à-vis de ma femme
qu’elle m’a tant tyrannisé. Elle est devenue
jalouse, & elle m’a fait vingt tracasseries :
elle m’a perdu, sur-tout à la cour, auprès d’une
personne que je respecte souverainement, & de
qui toutes mes espérances dépendent. Je ne vous
dirai pas tout, car rien n’est croyable, & vous
penseriez que je vous fais un roman. Elle sçait bien
que je vous dis la vérité, & sans doute, quand
elle lira ce beau monument de mon malheur & de
son extravagance, elle viendra vous confirmer tout
mon récit par ses cris déplacés, & vous prouver,
en voulant vous apprendre tout ce qu’elle a fait
pour moi, toutes les raisons que j’ai de me plaindre
d’elle. En attendant ce moment, faites-moi la grace
de me dire ce que vous pensez de mon procédé : j’ai
rompu avec elle, mais décemment, en lui expliquant
tous mes motifs, en lui mettant devant
les yeux le passé, le présent & l’avenir. Je
l’avois plusieurs fois menacée, & elle ne peut
pas disconvenir qu’elle n’eût senti que j’avois
raison ; je lui ai prouvé par les discours les plus
simples qu’il ne m’étoit plus possible d’avoir
aucune confiance en ses promesses, puisqu’elles
n’ont jamais servi qu’à me prouver que, malgré elle,
elle y seroit toujours infidelle. Cependant elle
éclate & se désespere, elle se sert contre moi
de la sévérité des loix naturelles, elle me reproche
ma raison, elle me dit qu’une raison qui fait des
malheureux est contre les principes de l’humanité,
& enfin elle trouble mon repos, me rend
infortuné, & me réduit à éprouver cette
confusion d’idées & de sentimens qui rend tous
les raisonnemens incertains, & toutes les
résolutions cruelles.
Fremdportrait
Madame
de Terminville est jeune, très-jolie ; elle a un
état, un nom : la bonne compagnie la voit, &
ne lui paroît point trop sérieuse, quoiqu’elle ait un penchant décidé à la folie,
& peut-être au libertinage. Sa taille est
réguliere sans être élégante, ses yeux ont de la
vivacité sans avoir précisément un langage, &
sa bouche seroit naturellement ouverte, si elle ne
la fermoit pas avec art. Malgré cela elle est
très-jolie, ou du moins très-piquante. Elle a le
plus beau teint & la plus belle gorge qu’on
puisse voir ; & l’air très-timide, quoique
animé. Quant à l’esprit & au caractere, je
connois peu de femmes qui la vaillent ; elle est
très-ingenue, très-caressante, très-égale. On
pourroit lui reprocher de faire quelquefois des
noirceurs, mais c’est, pour ainsi dire, sans
méchanceté qu’elle les fait. Le moment
d’auparavant elle avoit mérité toute l’amitié de
la même personne, qui s’en plaint maintenant :
c’est par vivacité de sentiment qu’elle vient
d’agir comme elle a fait : elle aimoit telle ou telle femme ; sa confiance
égaloit son estime ; on est venu lui apprendre
unepetite <sic> trahison de la part de cette
femme ; & elle a fait une horreur. Ces
caracteres ne sont pas rares, & ne sont pas
décidés mauvais. A l’egard de l’esprit, elle en a
plus que d’envie d’en montrer ; (ce qui fait
qu’elle est du ton de tout le monde ;) cependant
lorsqu’il faut qu’elle défende une opinion, fût-ce
avec une métaphysicienne, elle prend la peine de
penser avec finesse, & alors elle est sûre
d’être louée avec justice.
Ebene 4
Dialog
Je viens vous faire
compagnie, me dit-elle en rougissant, &
tournant la tête comme pour chercher le fauteuil
qu’on lui avoit avancé : j’ai pensé que vous
seriez seul, & ma partie a manqué par Madame
de * * qui s’est trouvée incommodée (ce qui étoit
faux). Voilà une bonne pensée, & une heureuse
incommodité, lui dis-je ; vous seriez charmante
sans tout cela, & en vérité je ne sçais
comment vous remercier de me l’en paroitre autant.
Mais que ferez-vous ici, seule avec
un infirme ? Vous vous ennuyerez : car je me fais
justice. Ne croyez pas cela, me dit-elle, j’aurai
beaucoup de plaisir à causer avec vous ; j’ai
souhaité souvent d’en trouvent l’occasion. Nous
nous connoissons peu, nous nous connoîtrons mieux,
& il faut un peu d’intimité quand on vit
ensemble. Cela est très-vrai pour moi, lui
répondis-je, mais je n’en suis pas là avec vous ;
je vous connois très-bien, je sçais que vous êtes
aimable, douce, égale, généreuse. . . Oui c’est
bien moi en partie, me dit-elle ; mais tout n’est
pas là ; il y a une connoissance plus
particuliere, des nuances, des détails. . . . Des
secrets aussi, lui dis-je en l’interrompant, je
n’en ai point à vous dire ; quand on vous connoît,
vous sçavez déjà tous ceux qu’on auroit à vous
apprendre. Politesse pure, me dit-elle ; vraie
galanterie : mais franchement, sçavez-vous bien, que lorsque vous serez rétabli, je
trouverois mauvais que vous n’eussiez rien à me
dire ? En attendant, j’ai envie de vous parler,
moi ; je suis naturellement un peu téméraire,
& il me semble que j’aurois du plaisir à
l’être avec vous. . . .
Ebene 4
Dialog
Par tout ce que vous
me dites, répondit-elle, je juge que vous songez
sérieusement à me connôitre ; je vous pardonne
votre obstination ; je n’y sens point de violence,
quoiqu’en effet elle en renferme beaucoup.
Cependant vous exigez un terrible aveu, mais je
pense que quand je l’aurai fait, il y aura un degré d’amitié de plus, entre nous, &
votre probité, vos sentimens, votre esprit me font
desirer, depuis que je vous connois, ce plus dont
je suis digne. Je ne l’interrompois point, de peur
de lui donner le temps de réfléchir, par prudence
ou par timidité ; & elle poursuivit en ces
termes. Me connoissez-vous bien, me
demanda-t-elle ? Oui & non, lui dis-je, en
prenant cet air ingénu qui vient de l’intérêt ; je
sçais que vous avez un amant, mais vous n’ignorez
point, qu’en général, sçavoir cela, n’est pas
encore connoître une femme. Eh bien, me dit-elle,
vous allez me connoître ; il est vrai que j’ai un
amant, c’est M. de * *, je l’aime, j’en fus
aimée ; mais son amour ni le mien, n’empêcheront
jamais que je n’aye pour vous la plus tendre
amitié. Voilà toute ma confidence. Elle renferme
tout ce qui peut me toucher, lui dis-je ; il est
juste qu’à mon tour je vous en fasse
une, Vous me voyez bien malheureux, bien
languissant, bien convaincu, par mes maux, que je
n’ai pas long-temps à vivre ? Eh ! bien, vous
faites disparoître toute cette horreur qui
m’environne ; il y a deux temps dans la journée où
je ne souffre presque plus ; celui où je vous
attends, & celui où je vous vois : j’avois
fermé ma maison au plaisir, & à présent je
trouve qu’il n’y en a pas encore assez ; vous y
venez, tout à changé par vous ; c’étoit tout ce
que je pouvois attendre de la nature, & vous
la renfermez pour moi. . . .
Ebene 4
Dialog
Vous êtes sauvé, me
dit-elle, si vous voulez m’écouter ; votre mal
n’est rien. Les Médecins ont fait tout ce qu’ils pouvoient pour vous tuer ; ce
sont des bêtes ; ne vous fiez plus à eux, &
fiez-vous à moi. . . .
Ebene 4
Dialog
vous avez raison,
lui dis-je, en badinant, mais avec une sorte
d’ardeur ; ce sont des coquins, ils m’ont
assassiné, vos yeux m’auroient bien mieux guéri.
Il n’y a rien de perdu, reprit-elle, du même ton
que moi ; je vous assure que mes yeux y sont
disposés, & qu’ils en sont capables : mais ils
n’employent pas le même remede pour tous les
maux ; il faut sçavoir, avant qu’ils agissent, le
mal que vous avez. Je connois un homme qui vous le
dira ; car encore une fois les Médecins se sont
trompés. Je lui demandai ce que c’étoit que cet
homme ; elle me le nomma. Ah ! si, lui dis-je ; un
Empyrique ? Empyrique tant que vous
voudrez, reprit-elle, d’un ton absolu, je veux que
vous le voyez. Je lui ni parlé hier au soir. Je
vous ai représenté comme je vous vois depuis six
mois, & il m’a assuré que dans quinze jours
vous digéreriez. . . .
Ebene 4
Dialog
J’ai vécu
irréprochable du côté de la terreur, lui dis-je,
je mourois avec l’honneur d’être un homme sensé ;
vous voulez me faire perdre cette gloire en
m’exposant aux préjugés du public ? j’y consens,
ce sera avoir fait quelque chose pour vous :
faites venir votre homme ; vous verrez si je sçais
prendre des partis.
Ebene 4
Dialog
Absolument, lui
dis-je, je veux sçavoir ce que vous avez ; vous me
le direz, ou nous nous brouillerons :
Ebene 4
Dialog
Ingrat, me dit-elle,
pouvez-vous avoir tant d’éloquence avec si peu de
sincérité, ou tant de tendresse avec
si peu d’amour ! Vous ne m’aimez point ? Eh !
pourquoi me forcer à m’en plaindre ? Pourquoi
exiger que je trouble vos plaisirs. Je sçais tout,
poursuivit-elle, voyant que j’allois interrompre ;
ne vous préparez pas à me séduire, je ne veux pas
avoir rompu vainement le silence : je sçais que
vous aimez Madame de Terminville, que vous devez
aller demain à la campagne avec elle, que vous
devez. . . . Vous trahir, lui dis-je en prenant
mon parti, me rendre indigne de vous, mais vous
mériter ensuite par mes remords. Je vous fais un
aveu horrible ; la probité me l’arrache ;
dussai-je vous perdre en ce moment, je n’ai pas la
force de vous tromper. Ah ! s’écria-t’elle,
ôtez-vous de devant moi. Pensez-vous à ce que vous
dites ? pensez-vous ?. . . Je pense à tout, lui
dis-je, mais tout me sera pardonné quand vous
m’aurez entendu. Je lui contai alors
la naissance de ma passion, ses progrès, les
résolutions que j’avois d’abord prises. Elle
m’écouta, & les larmes furent suspendues. Je
vois que ceci est plus fort que votre raison, me
dit-elle. . . . Plus fort que tout ce que je puis
vous dire, répondis-je, mais exceptez-en ma
probité ; vous voyez ce qu’elle peut sur moi, elle
m’arrache un aveu dont je frémis. . . . Mais par
où avez-vous sçu ce que vous venez de
m’apprendre ? Quel génie cruel vous a si bien
instruite ?. . . . N’en accusez que vous-même, me
répondit-elle, vous aviez écrit à Madame de
Terminville ce matin ? Elle est venue tantôt ; en
tirant son mouchoir la lettre est tombée sans
qu’elle s’en apperçut, j’ai distingué votre
écriture ; je ne l’ai point avertie, par un
pressentiment plus puissant que mes principes ;
elle s’est levée pour donner des ordres, j’ai
ramassé la lettre, je l’ai lue, elle la surprise dans mes mains, je n’ai pu me taire,
& tout a été découvert. Et vous a-t’elle avoué
qu’elle eût promis, lui demandai-je : oui,
répondit-elle, & elle m’a laissé la maîtresse
de votre sort & du sien. . . . Ces mots me
firent frémir. Ainsi, dis-je, dans un premier
mouvement, cette partie est encore, & pour
jamais rompue ? Elle l’est, si je veux,
répondit-elle ; mais connoissez-moi. Je sçais
aimer, je sçais prouver que j’aime. Madame de
Terminville n’a point encore ma réponse ; son
consentement dépend du mien, mais le mien dépend
de vous. Consultez-vous, & prononcez. . . .
Ebene 4
Dialog
vous y irez, me
dit-elle, je suis capable de cet effort. . . .Ah !
lui dis-je, comment oserai-je vous revoir après !
Je sçaurai vous faire un courage par ma conduite,
me répondit-elle ; votre incomparable sincérité
demande un prix ; si celui que je lui accorde ne
me coûtoit rien, il m’acquitteroit mal. . . . Je
supprime tout ce que nous nous dîmes encore.
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Dialog
Eh ! où êtes-vous
donc allée, lui demandai-je, d’un ton qui
exprimoit toutes mes craintes ! Vous m’avez jetté
dans une inquiétude. . . . .Votre cœur auroit pu
vous instruire, me dit-elle ; Madame de
Terminville attendoit ma réponse, j’ai été la lui
porter, pour prévenir & détruire les
difficultés qu’elle pourroit se faire encore. Je
restai pétrifié. Vous êtes trop admirable, lui
dis-je, vous me confondez, il n’y a point de
sentimens comme les vôtres. . . . .
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Dialog
Marquis, me
dit-elle, vous me trouvez prête, je ne recule
plus ; j’ai pourtant du chagrin, je suis
desespérée de faire cette partie, votre femme y
soupçonné des desseins qui lui sont justement
odieux ; vous m’avez promis de me respecter, je
m’embarque avec vos sermens, promettez-moi encore
d’y être fidele. . . .
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Dialog
Si vous faites cela,
me dit-elle en me serrant la main, je vous
regarderai comme le plus honnête homme qu’il y ait
au monde.
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Dialog
Vous avez à vous
louer de moi, lui dis-je, & je me plains de
vous ; vous évitez mes regards ? Vous craignez que
les vôtres n’expriment un amour que j’ai si bien
mérité ? Pourquoi cette contrainte ? pourquoi ces
scrupules & ces terreurs ? N’ai-je pas fait tout ce que vous exigiez, ne
m’avez-vous pas imposé des loix assez séveres ?
pouvez-vous imaginer plus de rigueur & plus de
docilité ?. . . .Il est vrai, répondit-elle, que
votre procédé mérite les plus grands éloges, &
s’il faut vous dire ce que je pense, si je ne
risque rien à vous montrer toute mon admiration,
je ne vous en aurois pas cru capable. . . . S’il
vous étonne, repris-je, c’est qu’il vous paroît
sincere, & s’il a ce mérite à vos yeux,
pourquoi n’avoir pas cet air de confiance, cette
sécurité flatteuse que vous me devez, & à qui
seule il appartient de couronner la vertu ?
. . . . Eh bien, me dit-elle avec transport,
jouissez de toute mon estime, oui, elle vous est
dûe ; je m’abandonne à vous, jouissez de mes
regards, de tout mon cœur : Ah ! Marquis, qu’il
est doux de pouvoir montrer tant d’amour avec si
peu de danger. . . . Si ce moment a
tant de charmes pour vous, repris-je, en ne lui
disant pas tout-à-fait ce que je pensois, combien
n’en doit-il pas avoir pour moi ! Ici ce sont les
sacrifices qui font la douceur des sensations.
Vous avez peut-être aimé plus d’une fois, mais
toujours vertueuse, toujours sage dans vos
passions, sans qu’il vous en coutât un effort,
vous avez voulu que l’innocence triomphât avec
l’humour ; si vous avez cédé dans la suite, c’est
sans perdre le mérite de votre résistance, parce
que vous n’avez pas oublié, dans le plaisir,
qu’elle n’étoit point arbitraire ; ainsi,
accoutumée à vouloir être respectée, & à
l’être, vous ne jouissez aujourd’hui que d’un
plaisir qui vous est déjà connu ; mais moi, dont
l’ame gâtée & corrompue, n’a jamais commu les
respect, n’a jamais voulu le connoître, n’a jamais
compris qu’il pût être des occasions où il fût
placé, si ce n’est comme artifice ou
méchanceté, je goûte un bonheur tout particulier,
& je me demande s’il n’est point un songe, ne
le concevant pas, même en l’éprouvant si
bien. . . .
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Dialog
Beaucoup, lui
répondis-je, & il n’étoit pas possible que
cela fût autrement. Vous connoissez les femmes ?
Dès qu’un homme se montre avec un caractère, elles
courent après lui : pour réussir, elles sentent
qu’il faut imiter, & comme le libertinage a
des principes & des moyens singuliers, il est
nécessaire, dès qu’il fait des copies, qu’il
produise beaucoup d’aventures singulieres. . . .
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Dialog
Vous m’avez trompé,
lui dis-je, ma femme est cachée ? Dites la vérité,
ou je vous chasse.
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Dialog
Je sçais, lui
dis-je, que vous êtes là, il est inutile de vous
cacher, Marton m’a tout avoué. Au nom de Dieu,
ouvrez la porte ; je vous en prie, je vous en
conjure : elle ne répondit point
encore. Je serai forcé de faire ouvrir,
repris-je ; vous me connoissez, je vais envoyer
chercher un serrurier.
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Dialog
Est-ce là ce que
vous m’aviez promis, lui dis-je ? Qu’est devenu ce
courage, dont vous m’aviez flatté ?. . . . Elle
pleuroit, & n’étoit pas en état de parler. Je
crus devoir la tromper. Ecoutez, lui dis-je, vous
connoissez ma sincérité, vous l’éprouvâtes hier
toute entiere ; je vous jure aujourd’hui, avec non
moins de bonne foi, qu’il ne s’est rien passé
entre Madame de Terminville & moi. . . Il ne
s’est rien passé ! me dit-elle. Non, répondisje
<sic> ; nous n’avons eu ni l’un ni l’autre,
le courage de vous outrager, nous nous sommes
expliqués naiivement sur l’état de notre cœur,
nous nous sommes trouvé plus de
trouble que d’ardeur, &. . . . il ne s’est
rien passé, reprit-elle ? Non, encore une fois ;
la raison que je vous en donne, doit vous paroître
si naturelle. . . Ah ! poursuivit-elle, après ce
qu’elle m’a dit, je serois bien sotte de le
croire. . . Après ce qu’elle vous a dit ?
repris-je, frappé de cet aveu : que vous a-t-elle
dit ?. . .
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Dialog
Eh bien, me
dit-elle, vous êtes en danger de perdre son cœur ;
sauvez-le de moi, sauvez-moi de lui ; il m’aime,
je l’adore, & ce moment, où je vous l’avoue,
est le dernier. . . Demain, nous devons aller à la
campagne ; j’ai resisté autant que je l’ai pu ;
lisez la lettre que je dévorai, continua ma
femme ; mon désespoir fut visible ; il passa
jusqu’à son cœur. . . . . J’ai déjà répondu,
poursuivit Madame de Terminville ; j’ai promis,
mais je fuis capable de la trahir, & de me
trahir moi-même pour vous ; ne vous piquez pas de
générosité ; j’y allois avec plaisir, je me suis
fait long-temps violence, vous entendez ce que je
veux vous dire ! C’est vous à présent, qui
répondez de moi. Nous arrangeâmes ensemble ce
qu’il falloit que je vous dise. Je
lui rendrai justice, elle étoit sincere, & ce
matin, quand je suis allé la trouver, en me
promettant qu’elle n’abuseroit point de ma
générosité, elle l’étoit encore ; mais je me
souviens du fatal aveu qu’elle m’a fait, des
sentimens qu’elle m’a montré pour vous, de
l’ardeur de ces sentimens, des vues intéressées
qui lui avoient fait conclure cette partie ; &
tout cela est plus fort sur mon esprit, que tout
ce que vous pourriez me dire.°.°. Quoique
terrassé, quoique écrasé par un coup de foudre, je
me fis tant de violence pour la dissuader,
j’employai tant d’apparence d’ingénuité, qu’enfin
je la vis un peu plus tranquille ; mais comment le
devenir moi-même, comment m’étourdir sur
l’imprudence de Madame de Terminville.
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Brief/Leserbrief
Réponse. Sans attendre le
jugement du public, j’ose conseiller à l’honnête homme
qui m’écrit de s’en tenir au parti qu’il a pris. Si
Madame de Terminville, dans la même situation où est son
amant, me consultoit comme il fait, je donnerois le même
conseil contre lui. Je crois que les femmes, en fait
d’amour, ont bien autant de droit que les hommes, à
l’indulgence des juges ; qu’on doit leur passer bien des
choses en faveur de ce premier moment où, en cessant
d’être souveraines pour couronner un amant, elles acquirent un droit inviolable à sa
reconnoissance ; mais je crois aussi que ce droit, tout
sacré qu’il est, ne leur donne pas celui d’exiger qu’un
amant oublie qu’il a l’honneur d’être homme, & que
rien ne l’assujettit nécessairement à être esclave.