Zitiervorschlag: Jean-François de Bastide (Hrsg.): "Discours V.", in: Le Nouveau Spectateur (Bastide), Vol.2\005 (1758), S. 145-195, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2014 [aufgerufen am: ].


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Discours V.

Zitat/Motto► . . . . Comprensam forcipe linguam Abstulit ense fero. Radix micat ultima linguae. Ipsa jacet, terraque tremens immurmurat atrae. Utque salire solet mutilatae cauda colubra Palpitat. . . . . ◀Zitat/Motto

Ebene 2► Metatextualität► On pourroit expliquer ces vers d’Ovide; dans lesquels il nous représente la langue d’une belle femme, qui après avoir été coupée & jettée par terre, murmuroit encore quelques mots, on pourroit dis-je expliquer par cette plaisanterie de Thomas : je crois en vérité que les langues des femmes sont faites de feuilles de tremble. . . . On verra bientôt à quoi ces vers s’appliquent dans l’histoire qui suit. ◀Metatextualität

La constance ne se commande point. Les femmes tendres la méritent sans l’obtenir, & la demandent sans l’espérer. Mais comme il leur faut une récompense de leurs faveurs, une consolation de leur foiblesse ; nous [146] sommes obliges <sic> de feindre de les aimer toujours. Nous en sommes capables, pour peu que nous voulions nous en donner la peine ; & enfin, si nous sentons qu’il y faille des efforts, nous devons penser qu’il en a fallu à l’objet estimable que nous avons séduit, pour écarter le remords terrible ; & qu’il ne nous en coûtera pas autant, pour peu que nous pensions bien, pour lui sacrifier quelques plaisirs, qu’il lui en a coûté pour nous sacrifier son innocence. Mais si ce procédé est indispensable avec toute femme qui étoit vertueuse quand nous la séduisîmes, il est au contraire très-permis de s’en dispenser avec celles qui avoient renoncé à notre estime, avant de nous connôitre, & qui depuis, en nous aimant, ne nous ont pas appris à les estimer davantage. C’est pour elles que le mot quitter est fait ; c’est pour elles qu’il na rien d’offensant, quoiqu’elles s’en offensent. Il y [147] a un troisieme cas ; c’est celui, où, sans avoir absolument à se plaindre de la coquetterie d’une femme, sûr même d’en être aimé, & de lui coûter des larmes en la quittant, on est troublé nuit & jour, agité, tourmenté par elle. L’on demande si, en pareil cas, on peut rompre avec une femme sans manquer à la probité ? Je crois qu’oui, & j’ose le dire. Metatextualität► Voici la lettre que l’on m’écrit. Il est nécessaire de lire l’histoire qui la suit pour pouvoir décider la question. ◀Metatextualität

Ebene 3► Brief/Leserbrief► Monsieur,

Je viens de faire une chose que mon repos & ma raison demandoient : je me croyois justifié ; mais je sens, depuis deux jours, des regrets ; je crois même que ce sont des remords. J’ai quitté une femme dont j’étois aimé, mais qui me rendoit malheureux. J’ai rompu avec elle décemment ; j’ai [148] épargné à son amour propre, autant qu’à son cœur, le chagrin d’une rupture devenue inévitable, on raisonnant beaucoup avec elle sur les motifs qui m’y portoient, dans une lettre pleine encore du plus tendre amour. Cependant elle m’accuse d’ingratitude, de noirceur ; & les caracteres d’une main qui me fut si chere, ont encore tant d’empire sur mon cœur, qu’il est des momens où je me crois coupable. Le cas est d’importance pour moi, Monsieur ; d’un côté je me sens incapable de vivre avec le remords d’être un malhonnête homme ; de l’autre, je ne dois jamais espérer d’être heureux, tant que je vivrai avec cette femme. Je vous prie, après avoir consulté la situation où je me trouve, de me dire ce que je dois faire, & si vous ne voulez pas décider seul la question, de rendre mon histoire publique ; afin que plusieurs avis [149] réunis puissent tranquilliser le plus agité de tous les esprits, & le plus malheureux de tous les hommes. Metatextualität► Voici mon histoire, écrite avec autant de simplicité que j’en ai dans le cœur. J’ai eu soin d’y changer les noms, & je n’ai pas tout dit, ne voulant pas user du droit qu’ont les malheureux, d’être un peu indiscrets. ◀Metatextualität

Allgemeine Erzählung► Je suis marié ; & la femme que j’ai épousée, vertueuse, aimable, belle encore, & pleine d’amour pour moi, seroit la seule, peut-être, que je pusse aimer : si elle n’étoit pas ma femme. Elle se lia d’amitié, il y a deux ans, avec Madame de Terminville, & me l’amena chez moi, où je vivois renfermé depuis six mois, malade, mélancolique & presqu’abandonné des médecins. Fremdportrait► Madame de Terminville est jeune, très-jolie ; elle a un état, un nom : la bonne compagnie la voit, & ne lui paroît point trop sérieuse, [150] quoiqu’elle ait un penchant décidé à la folie, & peut-être au libertinage. Sa taille est réguliere sans être élégante, ses yeux ont de la vivacité sans avoir précisément un langage, & sa bouche seroit naturellement ouverte, si elle ne la fermoit pas avec art. Malgré cela elle est très-jolie, ou du moins très-piquante. Elle a le plus beau teint & la plus belle gorge qu’on puisse voir ; & l’air très-timide, quoique animé. Quant à l’esprit & au caractere, je connois peu de femmes qui la vaillent ; elle est très-ingenue, très-caressante, très-égale. On pourroit lui reprocher de faire quelquefois des noirceurs, mais c’est, pour ainsi dire, sans méchanceté qu’elle les fait. Le moment d’auparavant elle avoit mérité toute l’amitié de la même personne, qui s’en plaint maintenant : c’est par vivacité de sentiment qu’elle vient d’agir comme elle a fait : elle [151] aimoit telle ou telle femme ; sa confiance égaloit son estime ; on est venu lui apprendre unepetite <sic> trahison de la part de cette femme ; & elle a fait une horreur. Ces caracteres ne sont pas rares, & ne sont pas décidés mauvais. A l’egard de l’esprit, elle en a plus que d’envie d’en montrer ; (ce qui fait qu’elle est du ton de tout le monde ;) cependant lorsqu’il faut qu’elle défende une opinion, fût-ce avec une métaphysicienne, elle prend la peine de penser avec finesse, & alors elle est sûre d’être louée avec justice. ◀Fremdportrait

Madame de Terminville, attachée à ma femme, s’attacha à ma maison ; cela ma parut tout simple en y réfléchissant ; cependant je lui en eus obligation, comme si elle y étoit venue pour moi. Mon esprit fut toujours sérieux, & la maladie d’ailleurs me rendoit triste ; je fis cette réflexion en faveur de Ma-[152]dame de Terminville : je craignis qu’elle ne s’ennuyât, & j’imaginai des plaisirs pour elle. Madame de Terminvillequi distingue très-bien qu’elle étoit l’objet de ces plaisirs, & qui aimoit le plaisir avec excès, n’y fut pourtant pas aussi sensible que je l’aurois pensé. Je restois toujours dans un fauteuil auprès de la cheminée, & très-souvent pendant que l’on dansoit après soupé, elle venoit s’asseoir auprès de moi. Pour y rester elle prétextoit des migraines & des douleurs de jambe. Cela arriva très-souvent ; je n’y vis que de la complaisance, une attention qui partoit de bonté ; il est vrai que je n’y cherchois que cela. J’étois condamné par les médecins ; elle le sçavoit, & je sçavois aussi qu’elle avoit un amant ; avec toutes ces choses on ne songe point à aimer, & on songe encore moins qu’on puisse toucher une femme. [153] Un jour que je l’avois invitée de souper, & qu’elle étoit instruite que ma femme devoit aller à l’opéra, je la vis arriver avant sept heures. J’en fus surpris, d’autant mieux que je lui avois vu former une partie, la veille ; j’étois seul dans mon cabinet. Elle me parut un peu embarrassée en entrant. Je me sentis tout d’un coup obligé de la rassurer, sans concevoir cependant pourquoi j’y étois obligé. Ebene 4► Dialog► Je viens vous faire compagnie, me dit-elle en rougissant, & tournant la tête comme pour chercher le fauteuil qu’on lui avoit avancé : j’ai pensé que vous seriez seul, & ma partie a manqué par Madame de * * qui s’est trouvée incommodée (ce qui étoit faux). Voilà une bonne pensée, & une heureuse incommodité, lui dis-je ; vous seriez charmante sans tout cela, & en vérité je ne sçais comment vous remercier de me l’en paroitre autant. Mais que ferez-vous ici, [154] seule avec un infirme ? Vous vous ennuyerez : car je me fais justice. Ne croyez pas cela, me dit-elle, j’aurai beaucoup de plaisir à causer avec vous ; j’ai souhaité souvent d’en trouvent l’occasion. Nous nous connoissons peu, nous nous connoîtrons mieux, & il faut un peu d’intimité quand on vit ensemble. Cela est très-vrai pour moi, lui répondis-je, mais je n’en suis pas là avec vous ; je vous connois très-bien, je sçais que vous êtes aimable, douce, égale, généreuse. . . Oui c’est bien moi en partie, me dit-elle ; mais tout n’est pas là ; il y a une connoissance plus particuliere, des nuances, des détails. . . . Des secrets aussi, lui dis-je en l’interrompant, je n’en ai point à vous dire ; quand on vous connoît, vous sçavez déjà tous ceux qu’on auroit à vous apprendre. Politesse pure, me dit-elle ; vraie galanterie : mais franchement, sçavez-vous [155] bien, que lorsque vous serez rétabli, je trouverois mauvais que vous n’eussiez rien à me dire ? En attendant, j’ai envie de vous parler, moi ; je suis naturellement un peu téméraire, & il me semble que j’aurois du plaisir à l’être avec vous. . . . ◀Dialog ◀Ebene 4 Quoique nous badinassions, je devinai, par je ne sçais quel pressentiment, qu’elle vouloit me parler de son amant, ou du moins de son amour. Je trouvai un intérêt pour moi dans cette idée, & reprenant le ton sérieux, je la pressai tant, je la rassurai si bien par mes discours, qu’elle parla, & je vis que j’avois deviné. Ebene 4► Dialog► Par tout ce que vous me dites, répondit-elle, je juge que vous songez sérieusement à me connôitre ; je vous pardonne votre obstination ; je n’y sens point de violence, quoiqu’en effet elle en renferme beaucoup. Cependant vous exigez un terrible aveu, mais je pense que quand je l’aurai fait, il y aura un [156] degré d’amitié de plus, entre nous, & votre probité, vos sentimens, votre esprit me font desirer, depuis que je vous connois, ce plus dont je suis digne. Je ne l’interrompois point, de peur de lui donner le temps de réfléchir, par prudence ou par timidité ; & elle poursuivit en ces termes. Me connoissez-vous bien, me demanda-t-elle ? Oui & non, lui dis-je, en prenant cet air ingénu qui vient de l’intérêt ; je sçais que vous avez un amant, mais vous n’ignorez point, qu’en général, sçavoir cela, n’est pas encore connoître une femme. Eh bien, me dit-elle, vous allez me connoître ; il est vrai que j’ai un amant, c’est M. de * *, je l’aime, j’en fus aimée ; mais son amour ni le mien, n’empêcheront jamais que je n’aye pour vous la plus tendre amitié. Voilà toute ma confidence. Elle renferme tout ce qui peut me toucher, lui dis-je ; il est [157] juste qu’à mon tour je vous en fasse une, Vous me voyez bien malheureux, bien languissant, bien convaincu, par mes maux, que je n’ai pas long-temps à vivre ? Eh ! bien, vous faites disparoître toute cette horreur qui m’environne ; il y a deux temps dans la journée où je ne souffre presque plus ; celui où je vous attends, & celui où je vous vois : j’avois fermé ma maison au plaisir, & à présent je trouve qu’il n’y en a pas encore assez ; vous y venez, tout à changé par vous ; c’étoit tout ce que je pouvois attendre de la nature, & vous la renfermez pour moi. . . . ◀Dialog ◀Ebene 4 Nous continuâmes sur le même ton, & quand ma femme revint, elle me trouva beaucoup mieux, presque bien. Cependant ce mieux n’étoit pas physique. Le mal étoit trop invétéré ; c’étoit un estomac entiérement délabré, & qui ne faisoit plus de fonctions. Quelques jours après, [158] Madame de Terminville se trouva avec son amant dans un cas très-critique ; elle vint me consulter, je lui donnai le conseil d’un ami, & ce conseil devoit contribuer à serrer plus fortement leurs nœuds. Lorsqu’elle fut sortie, je ne réfléchis à son aventure que par rapport à elle, & je n’éprouvai pas même cette sorte d’étonnement où l’on se trouve d’avoir conseillé en ami, une femme qui consulte sur son amant, lorsqu’elle intéresse. Cela dura pendant plusieurs mois de la même manière. Elle ne bougeoit plus de chez moi, je n’y distinguois qu’elle, je n’y voyois qu’elle, j’étois persuadé que j’étois tout ce qui l’y attiroit, & je ne pensois ni à me demander si je l’aimois, ni à me dire qu’elle m’aimoit. Un état languissant, qui entraînoit toute incapacité de former des desirs, & la certitude qu’elle aimoit M. de * * *, [159] auroient suffi pour m’empêcher d’avoir des idées ; mais autre chose y contribuoit. Ma femme nous laissoit quelquefois seuls ; je la faisois alors causer sur sa façon de sentir, sur ses parties avec son amant, sur les particularités de son commerce & de son bonheur ; elle me disoit tout, non seulement, parce qu’elle aimoit à dire, mais encore parce qu’elle sentoit en disant ; & dans tous ces détails, je voyois une femme pour qui le plaisir n’étoit rien moins qu’une chimere, & qui certainement l’avoit trop gouté, le peignoit trop bien, pour être capable de s’enricher d’un mourant. Tout cela m’enpêchoit <sic> de m’examiner, & de soupçonner même qu’il fût possible que nous nous aimassions. Elle entra un jour dans mon cabinet d’un air très-déterminé. Ebene 4► Dialog► Vous êtes sauvé, me dit-elle, si vous voulez m’écouter ; votre mal n’est rien. Les Médecins ont fait [160] tout ce qu’ils pouvoient pour vous tuer ; ce sont des bêtes ; ne vous fiez plus à eux, & fiez-vous à moi. . . . ◀Dialog ◀Ebene 4 Elle étoit jolie au possible dans ce moment ; un petit air fou lui donnoit un attrait réellement vainqueur. Je la pris par la main, & la tirant vers moi ; Ebene 4► Dialog► vous avez raison, lui dis-je, en badinant, mais avec une sorte d’ardeur ; ce sont des coquins, ils m’ont assassiné, vos yeux m’auroient bien mieux guéri. Il n’y a rien de perdu, reprit-elle, du même ton que moi ; je vous assure que mes yeux y sont disposés, & qu’ils en sont capables : mais ils n’employent pas le même remede pour tous les maux ; il faut sçavoir, avant qu’ils agissent, le mal que vous avez. Je connois un homme qui vous le dira ; car encore une fois les Médecins se sont trompés. Je lui demandai ce que c’étoit que cet homme ; elle me le nomma. Ah ! si, lui dis-je ; un Empyrique ? Empyrique tant que [161] vous voudrez, reprit-elle, d’un ton absolu, je veux que vous le voyez. Je lui ni parlé hier au soir. Je vous ai représenté comme je vous vois depuis six mois, & il m’a assuré que dans quinze jours vous digéreriez. . . . ◀Dialog ◀Ebene 4 Je ne voulois point voir cet homme, mais elle avoit mis dans sa tête que je le verrois ; je ne fis pas une plus longue résistance. Ebene 4► Dialog► J’ai vécu irréprochable du côté de la terreur, lui dis-je, je mourois avec l’honneur d’être un homme sensé ; vous voulez me faire perdre cette gloire en m’exposant aux préjugés du public ? j’y consens, ce sera avoir fait quelque chose pour vous : faites venir votre homme ; vous verrez si je sçais prendre des partis. ◀Dialog ◀Ebene 4 Il vint en effet dès le soir même, & (comme il l’avoit promis,) au bout de quinze jours, je me trouvai très bien. Je n’expliquerai point ce miracle ; ce n’est pas là l’objet de mon récit. . . . [162] Comment verrai-je désormais Madame de Terminville ? Avec quels yeux, quels sentimens la recevrai-je chez moi ? Je n’eus pas besoin de me le demander, & vous me dispensez de vous le dire : mais en ne la voyant plus qu’avec beaucoup d’amour, en n’éprouvant plus d’elle que des choses qui m’en montroient dans son cœur ; je sentis une tristesse profonde se mêler à tout ce bonheur. Madame de Terminville avoit un amant. Mes réflexions, ma tristesses m’apprirent ses devoirs ; c’étoit peut-être sans y être infidele, qu’elle m’aimoit ; elle suivoit la sympatie sans en expliquer les motifs, sans en prevoir les suites ; elle se croyoit innocente, parce que je ne m’étois pas encore déclaré, & elle l’étoit en effet. Devois-je lui faire perdre cette aimable qualité à mes yeux ? En restant dans les termes où nous en étions, n’y avoit-il aucunes [163] douceurs à tirer de cet état, tout singulier qu’il étoit ? J’avois eu beaucoup de femmes ; une de plus pouvoit-elle me faire un bonheur bien doux ? Peut-être que préférer l’amour & des sentimens particuliers, au plaisir facile & commun, pouvoit devenir un bonheur plus grand ? Je me dis tout cela, je me plus à me le dire, & je m’en fiai à mes idées. Mais un édifice, plus beau que solide, ne pouvoit pas être inébranlable. Je sentis bientôt que je ne souciois plus tant qu’il le fût. Je me fis des reproches ; non pas ces reproches vagues & nécessairement perdus, qui viennent d’un conscience qui voudroit se conserver incorruptible au milieu d’un passion ; mais de ceux qui viennent de notre intérêt propre, & du sentiment d’un mieux qui est dans nos vues, & que nous allons perdre par une foiblesse qui ne nous paroîtra un jour qu’un caprice. [164] Tu as beaucoup vécu, me dis-je ; beaucoup joui ; tous tes goûts ont fini par l’ennui ; ce dernier finira comme les autres, & tu perdras beaucoup, pour peu de chose qui ne durera peut-être qu’un jour : Madame de Terminville est aimable, vive, caressante, a des talens, de l’esprit, mille choses qui remplissent le cœur & les momens ; elle peut te suffire sans les faveurs, & les faveurs te la rendroient indifférente : elle a d’ailleurs un engagement que tu connois : sera-t-elle perfide ? Tu ne l’estimerois plus, & qu’est-ce que le plaisir sans l’estime ? Tu ne t’es su souvent dégoûté que par cette raison : se multipliera-t-elle ? aura-t-elle deux amans à la fois ? Quelle lâcheté, quel opprobre, quand c’est de sang froid qu’on s’y livre, & qu’on peut encore reculer. . . . Une autre réflexion que je ne dois pas vous dissimuler s’offroit à mon esprit. Madame de Ter-[165]minville aime le plaisir, continuois-je ; peut-être hélas, lui est-il nécessaire ? As-tu une santé à lui sacrifier ? Celle qu’on ta rendue t’a coûté si cher, & sera peut-être toujours si mal rétablie ? Ne la dois-tu d’ailleurs qu’à ta maîtresse ?. . . . Je me dis tout cela, & tout cela ne suffit point. Je sentis du moins qu’en m’y rendant, je ne ferois rien, si ma résolution n’étoit qu’un simple projet. Je me déterminai à m’ouvrir à Madame de Terminville, à lui dire tout ce que je sentois, tout ce que je pensois de son cœur, tout ce que j’avois résolu ; & à la prier de veiller elle-même à mes sentimens & à ma conduite avec elle, si nous pensions l’un comme l’autre. Ma confidence & ma proposition réussirent au-delà de ce que j’en avois espéré. Je n’ai jamais vu une femme entendre une déclaration avec plus de plaisir, & faire un sacrifice avec plus de géné-[166]rosité. Nous vécûmes donc sur ce pied-là ; & tout bien examiné, après un certain train d’inconstance, & beaucoup de réflexions sur le peu de réalité de ce qu’on appelle faveurs, je ne crois pas qu’il y ait de volupté pareille. Le ton, que nous avions ensemble, étoit délicieux ; nos yeux se rencontroient hardiment avec beaucoup de desirs, qui ne nous rendoient point honteux, parce que, convenus de ne les point satisfaire, nous l’étions aussi de nous les point cacher. Nous nous faisions mille petites rigueurs qui avoient un sel unique. Nous nous parlions avec une ivresse, que le plaisir même n’a pas ; & tout cela aboutissoit à nous serrer la main bien tendrement, quand nous nous séparions.

Cet état eût duré peut-être, mais voici un furieux obstacle à surmonter. L’amant de Madame de Terminville [167] reçoit des ordres pour partir promptement, & est tué en arrivant à l’armée. Par ses regrets, qui n’étoient point feints, je vis qu’elle l’aimoit ; mais par la facilité que je trouvai à la consoler, je vis qu’elle m’aimoit plus que lui. Que va devenir notre beau systême ? Il ne pourra point subsister, malgré moi ; il faut parler à Madame de Terminville : comme tout ce que j’ai fait étoit raisonnable, il faut que ce que je ferai encore le soit aussi ; nous devons voir nous deux ce que nous allons devenir, & ne pas partir, après s’être si bien connus, du point d’où l’on part, en commençant à s’aimer. Nous avions fait un plan, il faut en faire un autre, & nous rendre sans combat & sans rigueur. J’étois persuadé que Madame de Terminville avoit déjà pensé ce que j’aliois lui dire ; cependant je me trompois. Malheureusement je m’en apperçus en com-[168]mencant à lui parler, je vis quelle seroit sa réponse ; & si je ne l’avois pas soupçonné, je me ferois sauvé bien des chagrins ; je n’aurois pas renfermé mes propositions ; j’aurois vu quels étoient ses desseins ; & je me serois conduit tout autrement que je ne fis. Ma pénétration me rendit circonspect, je ne lui dis rien de ce que je pensois, sentant qu’il me faudroit du temps pour la vaincre (quoique je n’expliquasse nullement ses motifs), & n’étant pas assez sûr qu’on ne viendroit pas m’interrompre pour avoir le temps de lui dire tout ce que j’avois dans l’esprit. J’affectai même de toruner en plaisanterie le peu que j’avois déjà dit, mais elle n’en fut pas la dupe ; elle avoit très-bien compris ce que je ne l’avois pas mise à portée d’entendre, & malheureusement encore elle me dissimula qu’elle l’avoit compris. A quelques jours delà, je lui proposai [169] une partie de campagne avec deux personnes qu’elle sçavoit qui s’aimoient, & dont elle étoit intime amie. Elle l’accepta, mais lorsque le jour fut arrivé, elle prétexta une incommodité pour la rompre. Cela arriva trois fois de suite : je commençai à comprendre qu’elle y avoit plus de part que mon étoile ; je le lui dis, & elle en convint. Sa raison, quand je le lui demandai, fut qu’une partie avec deux personnes qui avoient un commerce ensemble, lui étoit suspecte, qu’elle sçavoit mes résolutions, & que quand même elle ne m’en supposeroit pas, elle iroit toujours au devant de mes imprudences par amour pour moi ; que mes jours étoient à peine rétablis, qu’ils lui seroient toujours plus chers que des fantaisies, & que je ne sçavois pas à quoi je m’exposois en lui arrachant une fois des faveurs. J’insistai ; elle eut des caprices, elle fut deux jours [170] sans paroître chez moi, & elle les passa dans une maison où il alloit des jeunes gens fort aimables. Je fus piqué & jaloux. Je soupçonnai son cœur, je le lui écrivis, & ma lettre portoit pour clause, que si elle refusoit absolument de renouer pour le surlendemain la partie tant de fois rompue, j’étois déterminé à rompre moi-même. Mes expressions étoient claires, & mes desseins positifs ; il y avoit trop de désespoir dans ma lettre pour qu’elle doutât qu’au moins il lui en coûteroit beaucoup pour me faire revenir. Elle vint dans l’après-dînée, & me promit tout ce que je demandois. Je sortois quand elle arriva : nous n’eûmes que le temps de nous dire deux mots, mais ils suffisoient. En rentrant, je ne la trouvai plus, & j’en aurois eu du chagrin, si une profonde tristesse que je vis dans ma femme, ne m’avoit préoccupé davantage. [171] Ma femme m’étoit infiniment chere : on n’eut jamais tant de tendresse sans passion. L’état où je la voyois, & qui ne faisoit qu’empirer en me voyant, me surprit & m’affligea ; elle avoit une gaieté de tous les momens ; elle rioit de tout, quoiqu’elle pensât beaucoup ; & jamais elle n’étoit sérieuse, si ce n’est quelquefois en m’exprimant ses sentimens, qui étoient très-tendres. Je fus donc pénétré en la voyant en cet état. Je lui en demandai la raison ; elle me dit que c’étoient des vapeurs, & le moment d’après elle passa dans sa chambre, d’où elle ne sortit qu’avec les yeux humides ; je lui dis que je m’en appercevois, & j’avois l’air très-touché ; elle me dit que c’étoit l’effet des vapeurs, qui à force de faire brailler, font pleurer. Il nous vint du monde, & le monde la charmoit, mais ce jour-là ce fut tout le contraire ; nous fûmes à peine au des-[172]sert, qu’elle quitta la table ; son absence m’inquiéta, je la suivis, & je la trouvai fondant en larmes. Ebene 4► Dialog► Absolument, lui dis-je, je veux sçavoir ce que vous avez ; vous me le direz, ou nous nous brouillerons : ◀Dialog ◀Ebene 4 elle ne me dit rien, & le lendemain au soir je n’en étois pas plus instruit. L’état de ma femme me touchoit par rapport à elle-même, mais il m’étoit d’ailleurs affreux de penser que le lendemain j’apporterois de la tristesse dans les bras da Madame de Terminville ; car j’étois bien résolu de la forcer de m’y recevoir. Je voulus me défaire de cette importune préoccupation ; je me jettai aux genoux de ma femme, & ne me doutant certainement pas de ce qu’elle alloit m’apprendre, je voulus absolument qu’elle m’instruisît. Elle céda enfin. Ebene 4► Dialog► Ingrat, me dit-elle, pouvez-vous avoir tant d’éloquence avec si peu de sincérité, ou tant de tendres-[173]se avec si peu d’amour ! Vous ne m’aimez point ? Eh ! pourquoi me forcer à m’en plaindre ? Pourquoi exiger que je trouble vos plaisirs. Je sçais tout, poursuivit-elle, voyant que j’allois interrompre ; ne vous préparez pas à me séduire, je ne veux pas avoir rompu vainement le silence : je sçais que vous aimez Madame de Terminville, que vous devez aller demain à la campagne avec elle, que vous devez. . . . Vous trahir, lui dis-je en prenant mon parti, me rendre indigne de vous, mais vous mériter ensuite par mes remords. Je vous fais un aveu horrible ; la probité me l’arrache ; dussai-je vous perdre en ce moment, je n’ai pas la force de vous tromper. Ah ! s’écria-t’elle, ôtez-vous de devant moi. Pensez-vous à ce que vous dites ? pensez-vous ?. . . Je pense à tout, lui dis-je, mais tout me sera pardonné quand vous m’aurez entendu. Je lui [174] contai alors la naissance de ma passion, ses progrès, les résolutions que j’avois d’abord prises. Elle m’écouta, & les larmes furent suspendues. Je vois que ceci est plus fort que votre raison, me dit-elle. . . . Plus fort que tout ce que je puis vous dire, répondis-je, mais exceptez-en ma probité ; vous voyez ce qu’elle peut sur moi, elle m’arrache un aveu dont je frémis. . . . Mais par où avez-vous sçu ce que vous venez de m’apprendre ? Quel génie cruel vous a si bien instruite ?. . . . N’en accusez que vous-même, me répondit-elle, vous aviez écrit à Madame de Terminville ce matin ? Elle est venue tantôt ; en tirant son mouchoir la lettre est tombée sans qu’elle s’en apperçut, j’ai distingué votre écriture ; je ne l’ai point avertie, par un pressentiment plus puissant que mes principes ; elle s’est levée pour donner des ordres, j’ai ramassé la lettre, je l’ai lue, elle [175] la surprise dans mes mains, je n’ai pu me taire, & tout a été découvert. Et vous a-t’elle avoué qu’elle eût promis, lui demandai-je : oui, répondit-elle, & elle m’a laissé la maîtresse de votre sort & du sien. . . . Ces mots me firent frémir. Ainsi, dis-je, dans un premier mouvement, cette partie est encore, & pour jamais rompue ? Elle l’est, si je veux, répondit-elle ; mais connoissez-moi. Je sçais aimer, je sçais prouver que j’aime. Madame de Terminville n’a point encore ma réponse ; son consentement dépend du mien, mais le mien dépend de vous. Consultez-vous, & prononcez. . . . ◀Dialog ◀Ebene 4 je restai quelque temps immobile ; des sentimens si beaux devoient m’anéantir devant ma femme. Quel combat j’éprouvai ! tout le trouble, tous les desirs, tous les remords de la plus injuste & de la plus violente passion, éclaterent dans mon cœur. Je ne pou-[176]vois me déterminer, & j’aurois été dix ans sans répondre ; ma femme, plus généreuse encore que je n’étois coupable, me prit par la main, & me regardant avec des yeux où je ne voyois aucune contrainte, Ebene 4► Dialog► vous y irez, me dit-elle, je suis capable de cet effort. . . .Ah ! lui dis-je, comment oserai-je vous revoir après ! Je sçaurai vous faire un courage par ma conduite, me répondit-elle ; votre incomparable sincérité demande un prix ; si celui que je lui accorde ne me coûtoit rien, il m’acquitteroit mal. . . . Je supprime tout ce que nous nous dîmes encore. ◀Dialog ◀Ebene 4

Le lendemain, en m’éveillant, je passai dans l’appartement de ma femme : je ne l’y trouvai pas, & j’appris qu’elle étoit sortie. Cette nouvelle me surprit & me fut un coup de foudre. Je craignis quelque coup de désespoir, & je passai près d’une heure dans une agitation extrême. A son re-[177]tour, je volai vers elle. Ebene 4► Dialog► Eh ! où êtes-vous donc allée, lui demandai-je, d’un ton qui exprimoit toutes mes craintes ! Vous m’avez jetté dans une inquiétude. . . . .Votre cœur auroit pu vous instruire, me dit-elle ; Madame de Terminville attendoit ma réponse, j’ai été la lui porter, pour prévenir & détruire les difficultés qu’elle pourroit se faire encore. Je restai pétrifié. Vous êtes trop admirable, lui dis-je, vous me confondez, il n’y a point de sentimens comme les vôtres. . . . . ◀Dialog ◀Ebene 4 Elle me paroissoit très-tranquille, & satisfaire même de me voir faire une partie qui étoit le chef-d’œuvre de sa bonté. Je partis aussi peu agité que je pouvois l’être. Je me rendis chez Madame de Terminville, que je devois mener au rendez-vous ; je ne m’attendois pas à la trouver parfaitement gaie ; & en effet elle étoit triste. J’étois fort embarrassé à lui parler de ce qui étois ar-[178]rivé ; sa tristesse m’alarmoit ; mais elle me prévint. Ebene 4► Dialog► Marquis, me dit-elle, vous me trouvez prête, je ne recule plus ; j’ai pourtant du chagrin, je suis desespérée de faire cette partie, votre femme y soupçonné des desseins qui lui sont justement odieux ; vous m’avez promis de me respecter, je m’embarque avec vos sermens, promettez-moi encore d’y être fidele. . . . ◀Dialog ◀Ebene 4 Je la rassurai autant qu’il me fut possible, & j’étois sincere ; c’étoit apparemment un effet des remords dont je ne pouvois me défendre. Ebene 4► Dialog► Si vous faites cela, me dit-elle en me serrant la main, je vous regarderai comme le plus honnête homme qu’il y ait au monde. ◀Dialog ◀Ebene 4 Nous partîmes. J’avois été sincere ; mais des sermens de situation sont de mauvais garants de la vertu. Nous fûmes à peine montés en carosse, que je me demandai, intérieurement, s’il étoit bien vrai que je [179] dusse la respecter. Ce premier doute nous perdoit tous deux, car on n’en a guere de pareil, qu’on ne soit déjà déterminé à les croire très-fondés ; de plus, le mien paroissoit l’être. En premier lieu, elle s’embarquoit avec moi : s’embarque-t-on quand on veut être respectée ? En second lieu, elle étoit mise de façon à faire penser qu’elle n’avoit pas voulu imposer à mon imagination les mêmes loix qu’elle imposoit à mes sens ; & il est certain que toute femme qui n’oublie pas de se mettre en état de tenter le jour d’un rendez-vous, n’est, pour le moins, pas trop d’accord avec elle-même, si elle exige un respect austere. Je prévis donc un triomphe certain ; mais je conclus aussi qu’il seroit imprudent de ne lui pas faire penser que je le croyois impossible. Je brûlois d’arriver chez nos amis communs, afin qu’il ne fût plus question entr’elle & moi, des des-[180]seins & des suites de cette partie. J’étois jusqu’alors sur les épines, craignant toujours de me trahir apr quelque trait de passion ou de sincérité. Nous les trouvâmes qui nous attendoient, & nous arrivâmes enfin à la maison que nous avions tous choisie. Dès que nous eûmes mis pied à terre, je dis à mon ami que nous étions tous venus pour être libres, & qu’il falloit que nous le suffions. Il m’entendit, & de toute la journée nous ne nous vîmes qu’à l’heure du dîner, & à celle du départ.

Il est certain que Madame de Terminville étoit venue dans l’intention de se défendre. Elle en ignoroit le moyen, ce moyen n’existoit pas ; mais enfin c’étoit son intention. Ce que j’éprouvai d’elle ce jour-là, ne me permettra jamais d’en douter. Nous fûmes long-temps seuls, sans qu’elle prévît sa défaite. Sa sécurité ne fut [181] pas toujours un aiguillon ; il y eut des momens où j’éprouvai réellement de l’inquiétude : cela est singulier, mais cela est croyable, & quand le moment arriva, je ne l’avois réellement pas prévu ; il faisoit le plus beau jour que nous eussions vu de toute la saison. Nous étions assis dans le parc, sur un gason écarté & couvert. Il y avoit plus de deux heures que nous avions dîné, & plus de six que nous jouissions de la plus entiere liberté, si vous en exceptés le temps du repas. Je m’étois tenu constamment dans les bornes qu’elle m’avoit marquées. Je hazardai quelques bagatelles ; je ne la vis pas disposée à s’y prêter. Ebene 4► Dialog► Vous avez à vous louer de moi, lui dis-je, & je me plains de vous ; vous évitez mes regards ? Vous craignez que les vôtres n’expriment un amour que j’ai si bien mérité ? Pourquoi cette contrainte ? pourquoi ces scrupules & ces terreurs ? [182] N’ai-je pas fait tout ce que vous exigiez, ne m’avez-vous pas imposé des loix assez séveres ? pouvez-vous imaginer plus de rigueur & plus de docilité ?. . . .Il est vrai, répondit-elle, que votre procédé mérite les plus grands éloges, & s’il faut vous dire ce que je pense, si je ne risque rien à vous montrer toute mon admiration, je ne vous en aurois pas cru capable. . . . S’il vous étonne, repris-je, c’est qu’il vous paroît sincere, & s’il a ce mérite à vos yeux, pourquoi n’avoir pas cet air de confiance, cette sécurité flatteuse que vous me devez, & à qui seule il appartient de couronner la vertu ? . . . . Eh bien, me dit-elle avec transport, jouissez de toute mon estime, oui, elle vous est dûe ; je m’abandonne à vous, jouissez de mes regards, de tout mon cœur : Ah ! Marquis, qu’il est doux de pouvoir montrer tant d’amour avec si peu de danger. . . . Si ce moment [183] a tant de charmes pour vous, repris-je, en ne lui disant pas tout-à-fait ce que je pensois, combien n’en doit-il pas avoir pour moi ! Ici ce sont les sacrifices qui font la douceur des sensations. Vous avez peut-être aimé plus d’une fois, mais toujours vertueuse, toujours sage dans vos passions, sans qu’il vous en coutât un effort, vous avez voulu que l’innocence triomphât avec l’humour ; si vous avez cédé dans la suite, c’est sans perdre le mérite de votre résistance, parce que vous n’avez pas oublié, dans le plaisir, qu’elle n’étoit point arbitraire ; ainsi, accoutumée à vouloir être respectée, & à l’être, vous ne jouissez aujourd’hui que d’un plaisir qui vous est déjà connu ; mais moi, dont l’ame gâtée & corrompue, n’a jamais commu les respect, n’a jamais voulu le connoître, n’a jamais compris qu’il pût être des occasions où il fût placé, si ce n’est comme [184] artifice ou méchanceté, je goûte un bonheur tout particulier, & je me demande s’il n’est point un songe, ne le concevant pas, même en l’éprouvant si bien. . . . ◀Dialog ◀Ebene 4 Sur cela, qui paroissoit dit de la meilleure foi du monde, Madame de Terminville me demanda si j’avois eu beaucoup d’aventures singulieres. Ebene 4► Dialog► Beaucoup, lui répondis-je, & il n’étoit pas possible que cela fût autrement. Vous connoissez les femmes ? Dès qu’un homme se montre avec un caractère, elles courent après lui : pour réussir, elles sentent qu’il faut imiter, & comme le libertinage a des principes & des moyens singuliers, il est nécessaire, dès qu’il fait des copies, qu’il produise beaucoup d’aventures singulieres. . . . ◀Dialog ◀Ebene 4 Elle voulut que je lui contasse quelques-unes de celles que j’avois eues : je m’en défendis pour lui en donner plus d’envie ; elle m’insista (elle ne sçavoit pas combien cette [185] obstination étoit imprudente), je cédai enfin ; je lui mis devant les yeux des objets charmans, des situations séduisantes, sans oublier cet art funeste de raconter. La magie étoit parfaite : elle en sentit le charme plutôt que le danger. Ses yeux s’animerent : sa voix s’émut ; je lui fis des questions sur ce qu’elle venoit d’entendre ; la plus forte préoccupation l’empêcha d’y répondre : je compris qu’elle n’auroit pas l’esprit plus présent pour se défendre, & j’éprouvai que j’avois très-bien compris. . . Je passe sur tout ce qu’elle me dit, & sur tout ce que nous nous dîmes, après qu’elle eut ouvert les yeux sur sa défaite, & après qu’elle me l’eût pardonnée. Au dégré de sincérité près, toutes les femmes ont les mêmes discours, & les mêmes procédés dans une semblable situation. Nous revinmes à la ville, moi, très-amoureux, quoique mes desirs fussent satisfaits, [186] Madame de Terminville très-amoureuse, parce que les siens l’avoient été. Mais je trouverai, en rentrant chez moi, de grandes raisons de l’être moins. Je ne vis point ma femme ; je la demandai, on me dit qu’elle avoit dîné en ville, & qu’elle devoit y souper. Je ne le crus pas, & cela n’étoit pas vraisemblable. La porte de son cabinet étoit fermée, la clef en étoit tirée ; cela n’étoit jamais arrivé : j’appellai une femme de chambre. Ebene 4► Dialog► Vous m’avez trompé, lui dis-je, ma femme est cachée ? Dites la vérité, ou je vous chasse. ◀Dialog ◀Ebene 4 Elle m’avoua que depuis le matin elle y étoit renfermée, & qu’elle n’avoit pris aucune nourriture. Je frappai trois ou quatre fois en l’appellant ; elle ne répondit point. Ebene 4► Dialog► Je sçais, lui dis-je, que vous êtes là, il est inutile de vous cacher, Marton m’a tout avoué. Au nom de Dieu, ouvrez la porte ; je vous en prie, je vous en conjure : elle ne [187] répondit point encore. Je serai forcé de faire ouvrir, repris-je ; vous me connoissez, je vais envoyer chercher un serrurier. ◀Dialog ◀Ebene 4 Elle ouvrit. Dans quel état la trouvai-je ! Vous le concevez, de reste, Monsieur. Je me jettai à ses genoux, & je lui parlai avec désespoir. Ebene 4► Dialog► Est-ce là ce que vous m’aviez promis, lui dis-je ? Qu’est devenu ce courage, dont vous m’aviez flatté ?. . . . Elle pleuroit, & n’étoit pas en état de parler. Je crus devoir la tromper. Ecoutez, lui dis-je, vous connoissez ma sincérité, vous l’éprouvâtes hier toute entiere ; je vous jure aujourd’hui, avec non moins de bonne foi, qu’il ne s’est rien passé entre Madame de Terminville & moi. . . Il ne s’est rien passé ! me dit-elle. Non, répondisje <sic> ; nous n’avons eu ni l’un ni l’autre, le courage de vous outrager, nous nous sommes expliqués naiivement sur l’état de notre cœur, nous nous sommes [188] trouvé plus de trouble que d’ardeur, &. . . . il ne s’est rien passé, reprit-elle ? Non, encore une fois ; la raison que je vous en donne, doit vous paroître si naturelle. . . Ah ! poursuivit-elle, après ce qu’elle m’a dit, je serois bien sotte de le croire. . . Après ce qu’elle vous a dit ? repris-je, frappé de cet aveu : que vous a-t-elle dit ?. . . ◀Dialog ◀Ebene 4 Tout ce qu’elle devoit me taire, tout ce que je ne devois jamais sçavoir. Elle me conta alors que Madame de Terminville, plus étourdie, sans doute, que vertueuse, lui avoit appris d’elle-même, & par son propre mouvement tout ce dont je ne la croyois instruite, que par une trahison de sort. Il est bien vrai, poursuivit-elle, que j’ai lu la lettre que vous lui aviez écrite, mais je ne l’ai lue que parce qu’elle l’a voulu. Elle vint me trouver, & après m’avoir beaucoup questionné sur mes sentimens pour vous, voyant, [189] par mes réponses, qu’ils étoient aussi tendres qu’ils ont jamais pu l’être ; Ebene 4► Dialog► Eh bien, me dit-elle, vous êtes en danger de perdre son cœur ; sauvez-le de moi, sauvez-moi de lui ; il m’aime, je l’adore, & ce moment, où je vous l’avoue, est le dernier. . . Demain, nous devons aller à la campagne ; j’ai resisté autant que je l’ai pu ; lisez la lettre que je dévorai, continua ma femme ; mon désespoir fut visible ; il passa jusqu’à son cœur. . . . . J’ai déjà répondu, poursuivit Madame de Terminville ; j’ai promis, mais je fuis capable de la trahir, & de me trahir moi-même pour vous ; ne vous piquez pas de générosité ; j’y allois avec plaisir, je me suis fait long-temps violence, vous entendez ce que je veux vous dire ! C’est vous à présent, qui répondez de moi. Nous arrangeâmes ensemble ce qu’il falloit que je vous dis-[190]e. Je lui rendrai justice, elle étoit sincere, & ce matin, quand je suis allé la trouver, en me promettant qu’elle n’abuseroit point de ma générosité, elle l’étoit encore ; mais je me souviens du fatal aveu qu’elle m’a fait, des sentimens qu’elle m’a montré pour vous, de l’ardeur de ces sentimens, des vues intéressées qui lui avoient fait conclure cette partie ; & tout cela est plus fort sur mon esprit, que tout ce que vous pourriez me dire.°.°. Quoique terrassé, quoique écrasé par un coup de foudre, je me fis tant de violence pour la dissuader, j’employai tant d’apparence d’ingénuité, qu’enfin je la vis un peu plus tranquille ; mais comment le devenir moi-même, comment m’étourdir sur l’imprudence de Madame de Terminville. ◀Dialog ◀Ebene 4 Je voulus la justifier, je ne le pus point. Le pouvois-je ? Sa vivacité s’offrit à moi, son caractere se développa tout entier. [191] Je vis un avenir affreux, & il n’y avoit point de vision. Depuis ce jour fatal, je n'ai pas joui d’un moment de repos. Ma femme étoit éclairée pour jamais ; je lui avois offert d’engager Madame de Terminville à la voir beaucoup moins souvent, & à ne jamais me trouver chez moi lorsqu’elle y viendroit. Elle ne l’avoit point voulu, elle avoit du foible pour sa rivale, & son amour pour moi la rendoit scrupuleuse sur ses propres intérêts ; malgré son invincible jalousie, elle se seroit reproché de me priver d’un plaisir ; mais elle étoit sans cette attachée à nous observer. Madame de Terminville le voyoit, n’en pouvoit pas douter, & dès-lors auroit dû s’imposer la plus grande circonspection, dût-elle se faire la plus grande violence ; mais une tête étourdie oublie jusqu’aux égards, & ne connoît que le moment. Ce qu’elle m’a fait souffrir est incroya-[192]ble, & ce n’est pas seulement vis-à-vis de ma femme qu’elle m’a tant tyrannisé. Elle est devenue jalouse, & elle m’a fait vingt tracasseries : elle m’a perdu, sur-tout à la cour, auprès d’une personne que je respecte souverainement, & de qui toutes mes espérances dépendent. Je ne vous dirai pas tout, car rien n’est croyable, & vous penseriez que je vous fais un roman. Elle sçait bien que je vous dis la vérité, & sans doute, quand elle lira ce beau monument de mon malheur & de son extravagance, elle viendra vous confirmer tout mon récit par ses cris déplacés, & vous prouver, en voulant vous apprendre tout ce qu’elle a fait pour moi, toutes les raisons que j’ai de me plaindre d’elle. En attendant ce moment, faites-moi la grace de me dire ce que vous pensez de mon procédé : j’ai rompu avec elle, mais décemment, en lui expliquant tous [193] mes motifs, en lui mettant devant les yeux le passé, le présent & l’avenir. Je l’avois plusieurs fois menacée, & elle ne peut pas disconvenir qu’elle n’eût senti que j’avois raison ; je lui ai prouvé par les discours les plus simples qu’il ne m’étoit plus possible d’avoir aucune confiance en ses promesses, puisqu’elles n’ont jamais servi qu’à me prouver que, malgré elle, elle y seroit toujours infidelle. Cependant elle éclate & se désespere, elle se sert contre moi de la sévérité des loix naturelles, elle me reproche ma raison, elle me dit qu’une raison qui fait des malheureux est contre les principes de l’humanité, & enfin elle trouble mon repos, me rend infortuné, & me réduit à éprouver cette confusion d’idées & de sentimens qui rend tous les raisonnemens incertains, & toutes les résolutions cruelles. ◀Allgemeine Erzählung Ayez la bonté, Monsieur, de me dire ce [194] que je dois faire, & de consulter le public pour moi, si une certaine circonspection d’honnête homme ne vous permet pas de prononcer, de vous-même, sur une question qui intéresse autant l’humanité.

J’ai l’honneur d’être, &c. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3

Ebene 3► Brief/Leserbrief► Réponse.

Sans attendre le jugement du public, j’ose conseiller à l’honnête homme qui m’écrit de s’en tenir au parti qu’il a pris. Si Madame de Terminville, dans la même situation où est son amant, me consultoit comme il fait, je donnerois le même conseil contre lui. Je crois que les femmes, en fait d’amour, ont bien autant de droit que les hommes, à l’indulgence des juges ; qu’on doit leur passer bien des choses en faveur de ce premier moment où, en cessant d’être souveraines pour couronner un amant, [195] elles acquirent un droit inviolable à sa reconnoissance ; mais je crois aussi que ce droit, tout sacré qu’il est, ne leur donne pas celui d’exiger qu’un amant oublie qu’il a l’honneur d’être homme, & que rien ne l’assujettit nécessairement à être esclave. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3 ◀Ebene 2 ◀Ebene 1