Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours XVI.
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Discours XVI.
Zitat/Motto
. . . . Tigris agit
rabidâ cum tigride pacem Perpetuam : sævis inter se convenit
ursis.
Zitat/Motto
Juvenal, Satyre 15, v. 163.
Les Tigres, tout tigres qu’ils sont, gardent entr’eux une paix inviolable, & les Ours aussi.
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Brief/Leserbrief
Monsieur, l’estime est le
tribut que tout homme sensé ne doit & ne peut même
refuser au mérite & aux talens : mais l’homme sensé,
dont la conduite est continuellement dirigée par la
réflexion, craint de prodiguer son estime à des talens
auxquels sa raison n’a fait subir qu’un examen
superficiel. C’est donc au tribunal de cette raison
qu’il cite l’homme à talens, ou qui se donne pour tel,
& se servant alors de ce télescope admirable dont on vous doit l’ingénieuse
invention, du moins quant au nouvel usage que vous en
faites, il tâche de découvrir jusqu’aux nuances les plus
imperceptibles de ses perfections & de ses défauts.
Rien n’échappe à ses lumieres, d’autant plus sûres,
qu’elles sont dépouillées de tout préjugé. L’examen
fait, il prononce, & sa raison, qui seule dicte le
jugement, lui imprime un caractere d’authenticité que la
passion & l’intérêt peuvent combattre, mais qu’ils
ne peuvent anéantir. Ce préambule vous surprend sans
doute, & vous seriez déjà charmé d’en apercevoir le
dessein. Il est long, je l’avoue, & doit même vous
paroître ennuyeux, mais je me flatte de mériter
quelqu’indulgence de votre part par la conformité qu’il
a avec vos feuilles, sur lesquelles j’ai quelques
réflexions à vous communiquer. C’est ce qui me procure
aujourd’hui l’honneur de vous écrire,
persuadé que vous ne dédaignerez pas des réflexions
occasionnées par la lecture d’un livre, dont l’unique
but est de les rendre plus à la mode qu’elles n’ont
jamais été. Je vous dirai donc, Monsieur, que je lis vos
feuilles, depuis que l’intérêt que vous prenez à la
réformation des mœurs de la société, vous a engagé à les
rendre publiques ; mais j’ai cru être en droit, en les
lisant, de m’ériger en spectateur du Spectateur même,
& de dire, avec la franchise qui m’est ordinaire, ce
que j’en pensois. C’est à vous-même, Monsieur, que je
m’adresse pour cela. Je commencerai donc par vous faire
un aveu dont je sens que vous pourrez faire retomber
l’humiliation sur mon peu de conception. Quoi qu’il en
soit, je ne puis résister à la force da la vérité, &
parce qu’il est vrai que je n’ai jamais pu découvrir dans la lecture réfléchie de vos feuilles,
le plan que vous vous y étiez proposé, je me crois
obligé de vous en faire part, voulant vous porter à en
donner dans la suite une idée assez claire & assez
distincte, pour satisfaire cette classe d’esprits qui ne
redoutent rien tant que l’obscurité & les ténebres
dans un ouvrage dont la clarté & la précision
devroient faire tout le mérite. Vous sçavez sans doute
qu’un Auteur doit écrire pour tout le monde, par la
raison générale qu’il écrit pour instruire tout le
monde. Mais cette maxime, quoique certaine à l’égard de
toutes sortes d’ouvrages, l’est encore plus à l’égard de
ceux dont le but est de donner une instruction utile,
sous le titre attrayant d’un amusement périodique. Vous
écrivez en homme d’esprit, j’en conviens : mais l’esprit
n’est pas le talent ; il ne le suppose pas même, comme
le talent suppose l’esprit, de façon
qu’on peut être ce qui s’appelle ordinairement un homme
d’esprit, sans avoir ce qu’on nomme talent, qui n’est
autre chose que l’art de diriger & de conduire avec
méthode les fonctions pénibles & importantes de
l’esprit. Le style de vos feuilles prouve une
imagination impérieuse, & dont le despotisme s’étend
jusques sur les pensées les plus simples, qu’elle
présente sous un jour qui ne leur est pas naturel.
L’attention seule qu’il faut donner à les comprendre,
empêche des réflexions plus utiles, que produit une
pensée plus clairement énoncée. L’homme est partis du
naturel ; les tons emphatiques d’un Ecrivain stérile
l’étourdissent, il cherche des pensées & des
réflexions, il ne trouve que des mots dont le concours
affecté forme quelques-unes de ces phrases qui séduisent
les sens, mais qui ne remuent pas l’esprit.
Le lecteur justement fatigué s’ennuie, & l’Auteur
achete souvent l’avantage d’avoir occupé les momens
précieux d’un homme de goût, par le mépris de ses
ouvrages. Tel est le fort de ceux qui, après avoir
promis beaucoup, & flatté le public par l’espérance
d’un ouvrage utile, intéressant & amusant tout à la
fois, lui préferent les productions inutiles &
ennuyeuses d’une imagination extravagante. Le public
trompé se récrie, l’Auteur est sifflé : deux
inconvéniens qui ne seroient pas si communs, si la
démangeaison d’écrire n’étoit pas si ordinaire. Je ne
prétends pas, Monsieur, faire l’application de tout ce
que je viens de dire, à votre ouvrage périodique, malgré
les défauts essentiels qui y regnent. Je vous en ai déjà
spécifié quelques-uns qui me paroissent devoir mériter
votre attention. Il en est un autre que
j’appelle le vice dominant, c’est un assemblage confus
de faits, d’histoires, & de réflexions, qui forme le
corps de votre ouvrage. En vérité, Monsieur, il faut que
vous ayez une bien mauvaise opinion du goût de notre
siecle, pour prétendre l’amuser par tous vos petits
Romans tronqués, que vous présentez sous le masque trop
visible des vérités les plus incontestables. Mais je
veux bien supposer pour un moment que tous les faits que
vous avancez, soient revêtus du caractere de vérité que
ma raison, par malheur peu crédule, a tant de peine à
leur accorder ; qu’y trouvera d’ailleurs un homme de bon
sens qui soit capable de le fixer ? A peine a-t’il
<sic> eu le temps de penser qu’il lisoit une
aventure, que ses yeux tombent tout à coup sur une
aventure qui, n’ayant aucun rapport avec la précédente,
lui en bien-tôt fait perdre l’idée. En un
mot, Monsieur, je cherche l’amusement &
l’instruction dans vos feuilles, & je n’y trouve ni
l’un ni l’autre. Ma sincérité seule peut excuser mon
audace ; car quel autre nom donner à une entreprise
semblable à la mienne ; je m’adresse à un homme qui peut
me donner en spectacle dans ses feuilles, &
démontrer laconiquement dans dix pages de réflexions,
que mes idées sont entiérement dépourvus de sens commun,
& que ce qui me paroît le plus défectueux dans ses
ouvrages, est précisément ce qui en fait le mérite. Tout
cela est vrai, j’en conviens ; mais la vérité que je
fais profession de chercher & de suivre en tous ses
mouvemens, après l’avoir une fois découverte, ne me
permet pas de déguiser mes sentimens : nulle
considération ne peut me faire trahir ma pensée, &
le danger dans cette occasion, loin de
m’intimider, me donne de nouvelles forces. D’ailleurs,
Monsieur, vous êtes Auteur, & en cette qualité vous
devez connoître l’art de digérer habilement certaines
vérités que vous avez le privilége exclusif de vous
attirer assez fréquemment : qu’à l’Auteur, & je
laisse l’homme à part. Vous allez, sans doute, Monsieur,
confronter ma lettre avec celle de ces Curé de campagne,
que vous avez insérée dans vos feuilles, comme un
monument respectable du plaisir qu’on prend à les lire
dans les hameaux & les bourgades ; c’est toujours un
commencement de succès, & vous pouvez inférer delà
que si le goût de Paris venoit quelque jour à se
réformer sur celui des villages, vous seriez le premier
à en tirer avantage. J’admire avec quelle modestie &
quelle ingénuité vous vous parez du
suffrage de ce Prêtre campagnard, & je ne doute pas
que vous ne vous en serviez comme d’un argument
invincible pour confondre le jugement que je porte de
vos feuilles. Cependant, Monsieur, je me tiendrois à
votre place infiniment plus honoré de la plus mince
critique, que d’une pareille approbation ; car enfin
quel est le fondement des éloges que prodigue ce bon
Prêtre à votre Spectateur ? n’ayant peut-être lu depuis
long-temps d’autres livres que son Breviaire, votre
ouvrage lui tombe par hazard entre les mains, une
curiosité naturelle, qui ne prend sa source que dans un
défaut habituel d’occupations, le porte à le parcourir,
il y trouve les délires de son imagination grossiere
subtilisés dans les productions amoureuses de votre
génie inventif, le charme lui plaît, & anime sa
reconnoissance, il vous en marque les
vifs transports. Voilà, Monsieur, ce que j’ai remarqué
dans la lettre de votre Curé, d’ailleurs sincere. Le bon
homme y parle comme il pense ; vous avez eu le talent de
lui plaire, il a cru vous flatter en vous en donnant
avis. Vous ne m’avez plu en aucune façon ; je vous le
dis de même, & j’espere que vous ne me sçaurez pas
mauvais gré de ma naïvité. Un de mes amis, homme de
goût, & qui passe pour tel, m’a voulu persuader que
ma lettre n’auroit pas le même sort que celle du Curé,
& que vous ne vous empresseriez pas tant à la mettre
sous les yeux du public : je ne lui ai fait d’autre
réponse, sinon que j’écrivois à un Spectateur
philosophe, qui trouvant dans ma lettre une matiere
abondante de réflexions, ne manqueroit pas d’en
profiter. Je vous conseille, Monsieur, de les tourner
toutes à votre avantage, & de me
forcer à réfléchir un peu plus solidement dans la fuite,
avant de m’ériger en censeur. C’est ce que je pourrai
faire, si mes occupations me le permettent. Daignez pour
aujourd’hui vous contenter d’un essai dont une heure a
vu naître le plan, le commencement & la fin, &
qui n’a pour but que de vous donner une légere idée de
la considération avec laquelle j’ai l’honneur d’être,
Monsieur, votrès-humble <sic> & très-obéissant
serviteur ***.