Zitiervorschlag: Jean-François de Bastide (Hrsg.): "Discours XVI.", in: Le Nouveau Spectateur (Bastide), Vol.2\016 (1758), S. 413-425, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2011 [aufgerufen am: ].


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Discours XVI.

Zitat/Motto► . . . . Tigris agit rabidâ cum tigride pacem Perpetuam : sævis inter se convenit ursis.

Juvenal, Satyre 15, v. 163.

Les Tigres, tout tigres qu’ils sont, gardent entr’eux une paix inviolable, & les Ours aussi. ◀Zitat/Motto

Ebene 2► Ebene 3► Brief/Leserbrief► Monsieur, l’estime est le tribut que tout homme sensé ne doit & ne peut même refuser au mérite & aux talens : mais l’homme sensé, dont la conduite est continuellement dirigée par la réflexion, craint de prodiguer son estime à des talens auxquels sa raison n’a fait subir qu’un examen superficiel. C’est donc au tribunal de cette raison qu’il cite l’homme à talens, ou qui se donne pour tel, & se servant alors de ce télescope admira-[414]ble dont on vous doit l’ingénieuse invention, du moins quant au nouvel usage que vous en faites, il tâche de découvrir jusqu’aux nuances les plus imperceptibles de ses perfections & de ses défauts. Rien n’échappe à ses lumieres, d’autant plus sûres, qu’elles sont dépouillées de tout préjugé. L’examen fait, il prononce, & sa raison, qui seule dicte le jugement, lui imprime un caractere d’authenticité que la passion & l’intérêt peuvent combattre, mais qu’ils ne peuvent anéantir. Ce préambule vous surprend sans doute, & vous seriez déjà charmé d’en apercevoir le dessein. Il est long, je l’avoue, & doit même vous paroître ennuyeux, mais je me flatte de mériter quelqu’indulgence de votre part par la conformité qu’il a avec vos feuilles, sur lesquelles j’ai quelques réflexions à vous communiquer. C’est ce qui me procure aujourd’hui [415] l’honneur de vous écrire, persuadé que vous ne dédaignerez pas des réflexions occasionnées par la lecture d’un livre, dont l’unique but est de les rendre plus à la mode qu’elles n’ont jamais été. Je vous dirai donc, Monsieur, que je lis vos feuilles, depuis que l’intérêt que vous prenez à la réformation des mœurs de la société, vous a engagé à les rendre publiques ; mais j’ai cru être en droit, en les lisant, de m’ériger en spectateur du Spectateur même, & de dire, avec la franchise qui m’est ordinaire, ce que j’en pensois. C’est à vous-même, Monsieur, que je m’adresse pour cela. Je commencerai donc par vous faire un aveu dont je sens que vous pourrez faire retomber l’humiliation sur mon peu de conception. Quoi qu’il en soit, je ne puis résister à la force da la vérité, & parce qu’il est vrai que je n’ai jamais pu découvrir [416] dans la lecture réfléchie de vos feuilles, le plan que vous vous y étiez proposé, je me crois obligé de vous en faire part, voulant vous porter à en donner dans la suite une idée assez claire & assez distincte, pour satisfaire cette classe d’esprits qui ne redoutent rien tant que l’obscurité & les ténebres dans un ouvrage dont la clarté & la précision devroient faire tout le mérite. Vous sçavez sans doute qu’un Auteur doit écrire pour tout le monde, par la raison générale qu’il écrit pour instruire tout le monde. Mais cette maxime, quoique certaine à l’égard de toutes sortes d’ouvrages, l’est encore plus à l’égard de ceux dont le but est de donner une instruction utile, sous le titre attrayant d’un amusement périodique. Vous écrivez en homme d’esprit, j’en conviens : mais l’esprit n’est pas le talent ; il ne le suppose pas même, comme [417] le talent suppose l’esprit, de façon qu’on peut être ce qui s’appelle ordinairement un homme d’esprit, sans avoir ce qu’on nomme talent, qui n’est autre chose que l’art de diriger & de conduire avec méthode les fonctions pénibles & importantes de l’esprit. Le style de vos feuilles prouve une imagination impérieuse, & dont le despotisme s’étend jusques sur les pensées les plus simples, qu’elle présente sous un jour qui ne leur est pas naturel. L’attention seule qu’il faut donner à les comprendre, empêche des réflexions plus utiles, que produit une pensée plus clairement énoncée. L’homme est partis du naturel ; les tons emphatiques d’un Ecrivain stérile l’étourdissent, il cherche des pensées & des réflexions, il ne trouve que des mots dont le concours affecté forme quelques-unes de ces phrases qui séduisent les sens, mais [418] qui ne remuent pas l’esprit. Le lecteur justement fatigué s’ennuie, & l’Auteur achete souvent l’avantage d’avoir occupé les momens précieux d’un homme de goût, par le mépris de ses ouvrages. Tel est le fort de ceux qui, après avoir promis beaucoup, & flatté le public par l’espérance d’un ouvrage utile, intéressant & amusant tout à la fois, lui préferent les productions inutiles & ennuyeuses d’une imagination extravagante. Le public trompé se récrie, l’Auteur est sifflé : deux inconvéniens qui ne seroient pas si communs, si la démangeaison d’écrire n’étoit pas si ordinaire. Je ne prétends pas, Monsieur, faire l’application de tout ce que je viens de dire, à votre ouvrage périodique, malgré les défauts essentiels qui y regnent. Je vous en ai déjà spécifié quelques-uns qui me paroissent devoir mériter votre atten-[419]tion. Il en est un autre que j’appelle le vice dominant, c’est un assemblage confus de faits, d’histoires, & de réflexions, qui forme le corps de votre ouvrage. En vérité, Monsieur, il faut que vous ayez une bien mauvaise opinion du goût de notre siecle, pour prétendre l’amuser par tous vos petits Romans tronqués, que vous présentez sous le masque trop visible des vérités les plus incontestables. Mais je veux bien supposer pour un moment que tous les faits que vous avancez, soient revêtus du caractere de vérité que ma raison, par malheur peu crédule, a tant de peine à leur accorder ; qu’y trouvera d’ailleurs un homme de bon sens qui soit capable de le fixer ? A peine a-t’il <sic> eu le temps de penser qu’il lisoit une aventure, que ses yeux tombent tout à coup sur une aventure qui, n’ayant aucun rapport avec la précédente, lui en bien-tôt [420] fait perdre l’idée. En un mot, Monsieur, je cherche l’amusement & l’instruction dans vos feuilles, & je n’y trouve ni l’un ni l’autre. Ma sincérité seule peut excuser mon audace ; car quel autre nom donner à une entreprise semblable à la mienne ; je m’adresse à un homme qui peut me donner en spectacle dans ses feuilles, & démontrer laconiquement dans dix pages de réflexions, que mes idées sont entiérement dépourvus de sens commun, & que ce qui me paroît le plus défectueux dans ses ouvrages, est précisément ce qui en fait le mérite. Tout cela est vrai, j’en conviens ; mais la vérité que je fais profession de chercher & de suivre en tous ses mouvemens, après l’avoir une fois découverte, ne me permet pas de déguiser mes sentimens : nulle considération ne peut me faire trahir ma pensée, & le danger dans cette [421] occasion, loin de m’intimider, me donne de nouvelles forces. D’ailleurs, Monsieur, vous êtes Auteur, & en cette qualité vous devez connoître l’art de digérer habilement certaines vérités que vous avez le privilége exclusif de vous attirer assez fréquemment : qu’à l’Auteur, & je laisse l’homme à part.

Vous allez, sans doute, Monsieur, confronter ma lettre avec celle de ces Curé de campagne, que vous avez insérée dans vos feuilles, comme un monument respectable du plaisir qu’on prend à les lire dans les hameaux & les bourgades ; c’est toujours un commencement de succès, & vous pouvez inférer delà que si le goût de Paris venoit quelque jour à se réformer sur celui des villages, vous seriez le premier à en tirer avantage. J’admire avec quelle modestie & quelle ingé-[422]nuité vous vous parez du suffrage de ce Prêtre campagnard, & je ne doute pas que vous ne vous en serviez comme d’un argument invincible pour confondre le jugement que je porte de vos feuilles. Cependant, Monsieur, je me tiendrois à votre place infiniment plus honoré de la plus mince critique, que d’une pareille approbation ; car enfin quel est le fondement des éloges que prodigue ce bon Prêtre à votre Spectateur ? n’ayant peut-être lu depuis long-temps d’autres livres que son Breviaire, votre ouvrage lui tombe par hazard entre les mains, une curiosité naturelle, qui ne prend sa source que dans un défaut habituel d’occupations, le porte à le parcourir, il y trouve les délires de son imagination grossiere subtilisés dans les productions amoureuses de votre génie inventif, le charme lui plaît, & anime sa reconnois-[423]sance, il vous en marque les vifs transports. Voilà, Monsieur, ce que j’ai remarqué dans la lettre de votre Curé, d’ailleurs sincere. Le bon homme y parle comme il pense ; vous avez eu le talent de lui plaire, il a cru vous flatter en vous en donnant avis. Vous ne m’avez plu en aucune façon ; je vous le dis de même, & j’espere que vous ne me sçaurez pas mauvais gré de ma naïvité. Un de mes amis, homme de goût, & qui passe pour tel, m’a voulu persuader que ma lettre n’auroit pas le même sort que celle du Curé, & que vous ne vous empresseriez pas tant à la mettre sous les yeux du public : je ne lui ai fait d’autre réponse, sinon que j’écrivois à un Spectateur philosophe, qui trouvant dans ma lettre une matiere abondante de réflexions, ne manqueroit pas d’en profiter. Je vous conseille, Monsieur, de les tourner [424] toutes à votre avantage, & de me forcer à réfléchir un peu plus solidement dans la fuite, avant de m’ériger en censeur. C’est ce que je pourrai faire, si mes occupations me le permettent. Daignez pour aujourd’hui vous contenter d’un essai dont une heure a vu naître le plan, le commencement & la fin, & qui n’a pour but que de vous donner une légere idée de la considération avec laquelle j’ai l’honneur d’être, Monsieur, votrès-humble <sic> & très-obéissant serviteur ***. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3

L’homme qui a écrit cette lettre, devoit la signer, s’il vouloit une réponse. Je ne tournerai à mon avantage que la précaution qu’il prend de se cacher. Cette précaution me donne le droit de mépriser sa critique, & je lui déclare que ce droit est plus incontestable que ses maximes. Quand [425] j’ai écrit à M. Rousseau, je me suis nommé ; aussi puis-je dire que s’il ne m’a pas répondu, ce n’est pas par mépris. Un honnête homme ne doit point avoir d’autre procédé. L’Anonyme qui m’écrit, n’attaque que l’Auteur ; moi, je n’attaque que l’homme. Je laisse part le mauvais esprit, la mauvaise foi, le mauvais ton, le mauvais goût : tout cela n’intéresse que moi, & ce n’est pas moi qui parle ici, c’est le Spectateur. ◀Ebene 2 ◀Ebene 1