Melite vivoit familiérement
avec les hommes, & il n’y avoit que les bonnes gens
ou ses amis intimes, qui ne la soupçonnassent pas de
galanterie. Son air, ses propos légers, ses manieres
libres établissoient assez cette prévention. Le Marquis
de Trémicour avoit envie de l’engager, & avoit
compté y réussir aisément. C’est un homme qui doit avoir
plus de sécurité qu’un autre auprès des femmes. Il est
magnifique, généreux, plein d’esprit & de goût,
& peu d’hommes peuvent se vanter, à juste titre, de
l’égaler en agrémens. Malgré tant d’avantages, Melite
lui résistoit ; il ne concevoit pas ce caprice. Elle lui disoit qu’elle étoit vertueuse,
& il répondoit qu’il ne croiroit jamais qu’elle le
fût. C’étoit entr’eux une guerre continuelle à ce sujet.
Enfin le Marquis la défia de venir dans sa
Petite-Maison. Elle répondit qu’elle y viendroit, &
que là, ni ailleurs, il ne lui seroit redoutable. Ils
firent une gageure, & elle y alla. (Elle ne sçavoit
pas ce que c’étoit que cette petite Maison ; elle n’en
connoissoit même aucune que de nom). Nul lieu dans Paris
ni dans l’Europe, n’est ni aussi galant, ni aussi
ingénieux : il faut l’y suivre avec le Marquis, &
voir comment elle se tirera d’affaire avec lui. Cette
Maison unique est sur le bord de la Seine. Une avenue
conduisant à une parte d’oie, amene à la porte d’une
jolie avant-cour, tapissée de verdure, & qui de
droite & de gauche, communique à des basses-cours
distribuées avec symmétrie, dans
lesquelles on trouve une ménagerie peuplée d’animaux
rares & familiers, une jolie laiterie, ornée de
marbres, de coquillages, & où des eaux abondantes
& pures temperent la chaleur du jour ; on y trouve
aussi tout ce que l’entretien & la propreté des
équipages, de même que les approvisionnemens d’une vie
délicate & sensuelle, peuvent demander. Dans l’autre
basse-cour sont placés une écurie double, un joli
manége, & un chenil où sont renfermés des chiens de
toute espece. Tous ces bâtimens sont contenus dans des
murs de face d’une décoration simple, qui tiennent plus
de la nature que de l’art, & représentent le
caractere pastoral & champêtre. Des percées
ingénieusement ménagées, laissent apercevoir des vergers
& des potagers constamment variés ; & tous ces
objets attirent si singuliérement les
regards, qu’on est impatient de les admirer tour à tour.
Melite avoit cette impatience, mais elle voulut d’abord
parcourir les beautés qui la frappoient de plus près.
Trémicour brûloit de la conduire dans les appartemens ;
c’étoit-là qu’il pouvoit lui expliquer sa flamme ; sa
curiosité lui étoit déjà importune ; les louanges même
qu’elle donnoit à son goût, ne le touchoient point ; il
y répondoit avec beaucoup de distraction. C’étoit pour
la premiere fois que sa petite Maison lui étoit moins
chere que les objets qu’il y conduisoit. Melite
remarquoit sa contenance, & en triomphoit ; la
curiosité l’eût seule engagée à tout voir, mais elle y
pouvois mettre de la malice, & ce second motif
valoit bien l’autre pour s’y entêter. C’étoit ici une
question qu’elle faisoit, là un compliment, &
partout des exclamations.
Ebene 4
Dialog
En vérité, disoit-elle, voilà qui est ingénieux au
possible, cela est charmant, je n’ai rien
vu. . . . Oh ! les appartemens sont bien plus
singuliers, répondoit-il : vous allez voir ; ne
voulez-vous pas entrer ? . . . . Dans un moment,
reprenoit-elle, ceci a bien son pris : il faut
tout parcourir ; il y a là quelque chose que nous
n’avons pas vu : allons, Trémicour, point
d’impatience. Je n’en ai point, Madame, dit-il un
peu piqué ; c’est pour votre intérêt que je
parle ; vous vous fatiguerez ici à marcher, &
vous ne pourrez plus. . . . . . Oh, vous me
pardonnerez, dit-elle, avec un ton railleur, je
suis venue ici uniquement pour marcher, & je
sens mes forces.
Il fallut qu’il essayât cet entêtement jusqu’au
bout ; il dura encore près d’un quart-d’heure.
Heureusement il parvint à y soupçonner du caprice ; sans
quoi je crois qu’il l’auroit plantée là. Il
la conduisoit par la main, & toujours il la tiroit
ver la maison : trois ou quatre fois de suite elle eut
la méchanceré de se laisser entraîner jusqu’á un certain
point ; elle faisoit quelques pas, & elle revenoit
pour examiner encore ce qu’elle voit déjà examiné : il
l’entraînoit toujours ; il paroissoit marcher sur des
épines ; elle en rioit intérieurement, & lui donnoit
de ces regards qui par un artifice unique, disent, je me
plais à vous désespérer, en paroissant solliciter la
complaisance. A la fin une vivacité échappa à
Trémicour : elle feignit de ne le trouver pas bon, &
lui dit qu’il étoit insupportable.
Ebene 4
Dialog
C’est vous-même qui
l’êtes, répondit-il, vous m’avez promis que vous
verriez tout, & nous restons ici. J’aime mes
appartemens, & je veux que vous les voyez : Eh
bien, Monsieur, il n’y a qu’à les voir, il ne faut
point de querelle pour cela. Bon
Dieu, que vous êtes prompt ! . . .
Le son de voix & le regard qui l’accompagnoit
étoient si doux, qu’il sentit augmenter le défaut qu’on
lui reprochoit.
Ebene 4
Dialog
Oui, dit-il, je suis
prompt, je compte les momens. Nous venons ici avec
des conventions qui m’en font une excuse ; &
l’oubli que vous paroissez en avoir fait. . . . Il
n’y a point d’oubli à cela, répondit-elle en
marchant ; au contraire, je suis plus dans mon
rôle que vous ; vous m’avez dit que votre maison
me séduiroit, j’ai parié qu’elle ne me séduiroit
pas : croyez-vous que me livrer à tous ses
charmes, soit mériter le reproche d’infidélité ?
. . . .
Trémicour alloit répondre, mais ils étoient alors
au milieu de la cour principale, & une exclamation
qu’arracha à Melite le simple coup d’œil qu’elle y
donna, ne lui en laissa pas le temps. Cette cour,
quoique peu spacieuse, annonce le goût de
l’Architecte. Elle est entourée de murailles revêtues de
palissades odoriférantes assez élevées pour rendre le
corps de logis plus solitaire, mais élaguées de manière
qu’elles ne peuvent nuire à la salubrité de l’air que
l’Amour semble y porter. Il fallut encore que Trémicour
dévorât ces complimens importuns que Melite lui
prodiguoit. Enfin ils arriverent au bas d’un perron qui
conduit à un vestibule assez grand, d’où le Marquis
renvoya les valets au commun, par un signe. Il la fit
passer tout de suite dans un sallon, donnant sur le
jardin, & qui n’a rien d’égal dans l’univers. Il
s’apperçut de la surprise de Melite, & lui permit
alors d’admirer. En effet, ce sallon est si voluptueux,
qu’on y prend des idées de tendresse en croyant
seulement en prêter au Maître à qui il appartient. Il
est de forme circulaire, voûté en calote,
peinte par Hallé
1; les lambris sont imprimés couleur de
lilas, & enferment de très-belles glaces ; les
dessus de porte, peints par le même, représentent des
sujets galans. La sculpture y est distribuée avec goût,
& sa beauté est encore relevée par l’éclat de l’or.
Les étoffes sont assorties à la couleur du lambris. En
un mot, le Carpentier
2n’auroit
rien ordonné de plus agréable & de plus parfait. Le
jour finissoit ; un Negre vint allumer trente bougies,
que portoient un lustre & des girandoles de
porcelaine de Seve, artistement arrangées, & armées
de supports de bronze dorés d’or moulu. Ce nouvel éclat
de lumiere qui réflétoit dans les glaces,
fit paroître le lieu plus grand, & répéta à
Trémicour l’objet de ses vœux ardens. Melite, frappée de
ce coup d’œil, commença à admirer sérieusement, & à
perdre l’envie de faire des malices à Trémicour. Comme
elle voit vécu sans coquetterie & sans amans, elle
avoit mis à s’instruire le temps que les autres femmes
mettent à aimer & à tromper, & elle avoit
réellement du goût & des connoissances. Elle
apprécioit d’un coup d’œil le talent des plus fameux
Artistes, & eux-mêmes devoient à son estime pour les
chef-d’œuvres <sic>, cette immortalité que tant de
femmes leur empêchent souvent de mériter par leur amour
pour les riens. Elle vanta la légéreté du ciseau de
l’ingénieux Pineau
3, qui avoit présidé à la sculpture. Elle admira les talens de
Dandrillon
4, qui avoit employé toute son
industrie à ménager les finesses les plus imperceptibles
de la menuiserie & de la sculpture. Mais surtout
perdant de vue les importunités auxquelles elle
s’exposoit de la part de Trémicour, en lui donnant de la
vanité, elle lui prodigua les louanges qu’il méritoit
par son goût & son choix. Voilà qui me plaît, lui
dit-elle, voilà comme j’aime qu’on emploie les avantages
de la fortune.
Ebene 4
Dialog
Ce n’est plus une
petite maison, c’est le temple du génie & du
goût. . . . . C’est ainsi que doit être l’asyle de
l’amour, lui dit-il, tendrement : sans connoître
ce Dieu, qui eût fait pour vous
d’autres miracles, vous sentez que pour
l’inspirer, il faut du moins paroître inspiré par
lui. . . . . Je le pense comme vous, reprit-elle ;
mais pourquoi donc, à ce que j’ai oui dire, tant
de petites maisons décélent-elles un si mauvais
goût ? C’est que ceux qui les possedent desirent
sans aimer, répondit-il ; c’est que l’amour
n’avoit pas arrêté que vous y viendriez un jour
avec eux.
Melite écoutoit, & auroit écouté encore, si
un baiser appuyé sur sa main ne lui eût appris que
Trémicour étoit venu-là pour se payer de toutes les
choses obligeantes qu’il trouveroit occasion de lui
dire. Elle se leva pour voir la suite des appartemens ;
le Marquis qui l’avoit vue si touchée des seules beautés
du sallon, & qui avoit mieux à lui montrer, espéra
que des objets plus touchans le toucheroient davantage,
& se garda bien de l’empêcher de
courir à sa destinée. Il lui donna la main, & ils
entrerent à droite dans une chambre à coucher. Cette
piece est de forme quarrée & à pans ; un lit
d’étoffe de Péquin jonquille, chamarré des plus belles
couleurs, est enfermé dans une niche placée en face
d’une des croisées qui donnent sur le jardin : on n’a
point oblié de placer des glaces dans les quatre angles.
Cette piece d’ailleurs est terminée en voussure qui
contient dans un cadre circulaire, un tableau où
Pierre
5a peint,
avec tout son art, Hercule dans les bras de Morphée,
réveillé par l’Amour. Tous les lambris sont imprimés
couleur de souffre tendre. Le parquet es de marquetterie
mêlée de bois d’amaranthe & de cedre ; les marbres,
de bleu turquin. De jolis bronzes & des
porcelaines sont placés avec choix & sans confusion,
sur des tables de marbre en console, distribuées au
dessous des quatre glaces. Enfin de jolis meubles de
diverses formes, & des formes les plus relatives aux
idées partout exprimées dans cette maison, forcent les
esprits les plus froids à ressentir un peu de cette
volupté qu’ils annoncent. Mélite n’osoit plus rien
louer ; elle commençoit même à crandre de sentir. Elle
ne dit que quelques mots, & Trémicour auroit pu s’en
plaindre, mais il l’examinoit & il avoit de bons
yeux : il l’eût même remerciée de son silence, s’il
n’avoit pas sçu que des marques de reconnoissance sont
une étouderie, tant qu’une femme peut désavouer les
idées dont on la remercie. Elle entra dans une piece
suivante & elle y trouva un autre écueil. Cette
piece est un boudoir, lieu qu’il est
inutile de nommer à celle qui y entre, car l’esprit
& le cœur y dévinent de concert. Toutes les
murailles en sont revêtues de glaces, & les joints
de celles-ci, marqués par des troncs d’arbres
artificiels, mais sculptés, massés & feuillés avec
un art admirable. Ces arbres sont disposés de manière
qu’ils semblent former un quinconce : ils sont jonchés
de fleurs, & chargés de girandoles dont les bougies
procurent une lumiere graduée dans les glaces par le
soin qu’on a pris, dans le fond de la piece, d’étendre
des gazes plus ou moins serrées sur ces corps
transparens ; magie qui s’accorde si bien avec l’effet
de l’optique, que l’on croit être dans un bosquet
naturel, éclairé par le secours de l’art. La niche où
est placée l’ottomane, espece de lit de repos qui pose
sur un parquet de bois de roses à compartimens, est
enrichie de crépines d’or, mêlées de verd
& garnies de coussins de différens calibres ; tout
le pourtour & le plafond de cette niche, sont aussi
revêtus de glaces. Enfin la menuiserie & la
sculpture en sont peintes d’une couleur assortie aux
différens objets qu’elles représentent, & cette
couleur a encore été appliquée par Dandrillon
6, de manière qu’elle
exhale la violette, le jasmin & la rose. Toute cette
décoration est posée sur une cloison qui a peu
d’épaisseur & autour de laquelle regne un coridor
assez spacieux, dans lequel le Marquis avoit placé des
Musiciens. Mélite étoit ravie en extase. Depuis plus d’un quart d’heure qu’elle parcouroit ce
boudoir, sa langue étoit muette, mais son cœur ne se
taisoit pas. Il murmuroit en secret contre des hommes
qui mettent à contribution tous les talens, pour
exprimer un sentiment dont ils sont si peu capables.
Elle faisoit sur cela les plus sages réflexions ; mais
c’étoient, pour ainsi dire, des secrets que l’esprit
déposoit dans le fond du cœur & qui devoient bientôt
s’y perdre. Trémicour les y alloit chercher par ses
regards perçants, & les détruisoit par les soupirs.
Il n’étoit plus cet homme à qui elle croyoit pouvoir
reprocher ce contraste monstrueux ; elle l’avoit changé
& elle avoit plus fait que l’Amour. Il ne parloit
pas ; mais ses regards étoient des sermens. Mélite
doutoit de sa sincérité, mais elle voyoit du moins qu’il
sçavoit bien feindre, & elle sentoit que cet art
dangereux expose à tout dans un lieu
charmant. Pour se distraire de cette idée, elle
s’éloigna un peu de lui & s’approcha d’une des
glaces, feignant de remettre une épingle à sa coëffure
<sic> ; Trémicour se placa devant la glace qui
étoit vis-à-vis, & par cet artifice pouvant la
regarder encore plus rendrement, sans qu’elle fût
obligée de détourner les yeux, il se trouva que c’étoit
un piege qu’elle s’étoit tendu à elle-même. Elle fit
encore cette réflexion, & voulant en détruire la
cause, s’imaginant le pouvoir, elle crut y réussir en
faisant des plaisanteries à Trémicour.
Ebene 4
Dialog
Eh, bien, lui
dit-elle, cesserez-vous de me regarder ! à la fin
cela m’impatiente. Il vola vers elle. Vous avez
donc bien de la haine pour moi, répondit-il ! ah,
Marquise, un peu moins d’injustice pour un homme
qui n’a pas besoin de vous déplaire pour être
convaincu de son malheur. . . . Voyez
comme il est modeste, s’écria-t-elle ! . . . .
Oui, modeste & malheureux, poursuivit-il ; ce
que je sens m’apprend à craindre, & ce que je
crains m’apprend à craindre encore. Je vous adore
& je n’en suis pas plus rassuré.
Melite plaisanta encore ; mais avec quelle
maladresse elle déguisa le motif qui l’y portoit !
Trémicour lui avoit pris la main & elle ne songeoit
pas à la retirer. Il crut pouvoir la serrer un peu ;
elle s’en plaignit, & lui demanda s’il vouloit
l’estropier.
Ebene 4
Dialog
Ah Madame ! dit-il en
feignant de se désespérer, je vous demande mille
pardons ; je n’ai pas cru qu’on pût estropier si
aisément.
L’air qu’il venoit de prendre la désarma, il vit
que le moment étoit décisif, il fit un signal, & à
l’instant les musiciens placés dans le coridor, firent
entendre un concert charmant. Ce concert la déconcerta ;
elle n’écouta qu’un instant, & voulant
s’éloigner d’un lieu devenu redoutable, elle marcha
& entra d’elle-même, dans une nouvelle piece plus
délicieuse que tout ce qu’elle avoit vu encore.
Trémicour eût pu profiter de son extase & fermer la
porte sans qu’elle s’en apperçût, pour la forcer à
l’écouter, mais il vouloit devoir les progrès de la
victoire aux progrès du plaisir. Cette nouvelle piece
est un appartement de bains. Le marbre, les porcelaines,
les mousselines, rien n’y a été épargné. Les lambris
sont chargés d’arabesques exécutées par Perot
7, sur les desseins de Gilot
8, & contenues dans des
compartimens distribués avec beaucoup de goût : des plantes maritimes montées en bronze par
Casieri
9; des pagodes, des crystaux & des
coquillages entremêlés avec intelligence, décorent cette
salle dans laquelle sont placées deux niches, dont l’une
est occupée par une baignoire, l’autre par un lit de
mousseline des Indes brodée & ornée de glands en
chaînettes. A côté est un cabinet de toilete dont les
lambris ont été peints par Huet
10, qui y a représenté des
fruits, des fleurs & des oiseaux étrangers,
entremêlés de guirlandes & de médaillions dans
lesquels Boucher
11a peint en camayeux, de petits sujets
galants, ainsi que dans les dessus de porte. On n’y a
point oublié une toilette d’argent par
Germain
12: des fleurs naturelles remplissent des
jattes de porcelaine gros bleu, rehaussées d’or ; des
meubles garnis d’étoffes de la même couleur, & dont
les bois sont d’avanturine appliqués par Martin
13, achevent de rendre cet appartement
digne d’enchanter des Fées : cette piece est terminée
dans sa partie supérieure par une corniche d’un profil
élégant, surmontée d’une campagne de sculpture dorée,
qui sert de bordure à une calotte surbaissée, contenant
une mosaïque en or, & entremêlée des fleurs peintes
par Bachelier
14. Melite ne
tint point à tant de prodigne ; elle se
sentit, pour ainsi dire, suffoquée, & fut obligée de
s’asseoir.
Ebene 4
Dialog
Je n’y tiens plus
dit-elle, cela est trop beau ; il n’y a rien de
comparable sur la terre. . . .
Le son de voix exprimoit un trouble secret.
Trémicour sentit qu’elle s’attendrissoit, mai en homme
adroit, il avoit pris la résolution de ne plus paroître
parler sérieusement. Il se contenta de badiner avec un
cœur qui pouvoit encore se dédire.
Ebene 4
Dialog
Vous ne le croyez pas,
lui dit-il, & c’est ainsi qu’on éprouve qu’il
ne faut jurer de rien ; je sçavois bien que tout
cela vous charmeroit, mais les femmes veulent
toujours douter. Oh, je ne doute plus,
reprit-elle, je confesse que tout cela est divin
& m’enchante. (Il s’approcha d’elle sans
affectation). Avouez, reprit-il, que voila une
petite maison bien nommée ; si vous mavez
<sic> reproché de ne pas sentir l’Amour,
vous conviendrez du moins que tant de
choses capables de l’inspirer, doivent faire
beaucoup d’honneur à mon imagination. Je suis
persuadé même que vous ne concevez plus comment on
peut avoir tout à la fois des idées si tendres
& un cœur si insensible. N’est-il pas vrai que
vous pensez cela ? Il pourroit en être quelque
chose, répondit-elle, en souriant ; eh bien,
reprit-il, je vous proteste que vous jugez mal de
moi. Je vous le dis à présent sans intérêt, car je
vois bien qu’avec un cœur cent fois plus tendre
que vous ne m’en croyez un indifférent, je ne vous
toucherois pas ; mais il est certain que je suis
plus capable que personne d’amour & de
constance. Notre jargon, nos amis, nos maisons,
notre train nous donnent un air de légérete
<sic> & de perfidie, & une femme
raisonnable nous juge sur ces dehors ; nous
contribuons nous-mêmes volontairement à cette
réputation parce que le préjugé
général ayant attaché à notre état cet air
d’inconstance & de coquetterie, il faut que
nous le prenions ; mais croyez-moi, la frivolité
ni le plaisir mêmene <sic> nous emportent
pas toujours : il est des objets faits pour nous
arrêter & pour nous ramener au vrai ; &
quand nous venons à les rencontrer, nous sommes,
& plus amoureux, & plus constans que
d’autres. . . Mais vous êtes distraite ? à quoi
rêvez-vous ? A cette musique, reprit-elle : j’ai
cru la fuir, & de loin elle en est plus
touchante. (Quel aveu !) C’est l’amour qui nous
poursuit, répondit il a affaire, bien-tôt cette
musique ne sera que du bruit. Cela est bien
certain, reprit-elle, mais enfin à présent elle me
dérange. . . . . Sortons, je veux voir les
jardins. . . .
Trémicour obéit encore. Sa docilité n’étoit pas
un sacrifice. Quel aveu, quelle faveur même
vaut pour un amant l’embarras dont il jouissoit ! Il se
contenta de lui faire voir en passant une autre piece
commune à l’appartement des bains & à celui
d’habitation. C’est un cabinet d’aisance garni d’une
cuvette de marbre à soupape, rêvertue de marqueterie de
bois odoriférant, enfermée dans une niche de charmille
feinte, ainsi qu’on l’a imité sur toutes les murailles
de cette piece, & qui se réunit en berceau dans la
courbure du plafond, dont l’espace du milieu laisse voir
un ciel peuplé d’oiseaux. Des urnes, des porcelaines
remplies d’odeurs, sont placées artistement sur des
pieds d’ouche : les armoires masquées par l’art de la
peinture, contiennent des crystaux, des vases, &
tous les ustenciles <sic> nécessaires à l’usage de
cette piece. Ils traversent ensuite une garderobe où
l’on a pratiqué un escalier dérobé qui conduit à des entre-soles destinées au mystere. Cette
garderobe dégage dans le vestibule. Melite & le
Marquis repasserent par le sallon, il ouvrit la porte du
jardin ; mais quelle fut la surprise de Melite
d’apercevoir un jardin amphithéâtralement disposé,
éclairé par deux mille lampions. La verdure étoit encore
belle, & la lumiere lui prêtoit un nouvel éclat.
Plusieurs jets d’eau & différentes nappes
distribuées avec art, réflechissoient les
illuminations : Tremblin
15, chargé de cette entreprise,
avoit gradué ces lumieres, en plaçant des terrines sur
les devants, & seulement des lampions de différentes
grosseurs dans les parties éloignées. A l’extrêmité des
principales allées, il avoit dispassé des transparens
dont les différens aspects invitoient à s’en approcher.
Melite fut enchantée, & ne
s’exprima pendant un quart d’heure que par des cris
d’admiration. Quelques instrumens champêtres firent
entendre des fanfares, sans se montrer ; plus loin, une
voix chantoit quelqu’ariette d’Issé : là, une grotte
charmante faisoit bondir des eaux avec impétuosité ; ici
une cascade ruisseloit & produisoit un murmure
attendrissant : Dans des bosquets divers, mille jeux
variés s’offroient pour les plaisirs & pour
l’amour : d’assez belles salles de verdure annonçoient
un amphithéâtre, une salle de bal, & un concert ;
des parterres émaillés de fleurs, des boulingrins, des
gardins de gazon, des vases de fonte, & des figures
de marbre, marquoient les limites & les angles de
chaque carrefour du jardin, qu’une très grande lumiere,
puis ménagée, puis plus sombre, varioit à l’infini.
Trémicour ne marquant aucun dessein, &
affectant même, comme je l’ai dit, de montrer moins
d’ardeur qu’il n’en avoit, conduisit Melite dans une
allée sinueuse qui lui fit craindre intérieurement
quelque surprise : en effet, cette allée tracée par une
courbure subite, ne présentoit plus que des ténebres.
Elle n’eut pas craint d’y entrer, si elle se fût senti
indifférente ; mais le trouble secret qu’elle éprouvoit,
lui rendoit tout à craindre : Elle parut effrayée, &
sa frayeur redoubla par le bruit d’une artillerie
précipitée : Trémicour, qui sçavoit apprécier l’avantage
que donne à un homme, en toute occasion, la frayeur
d’une femme, la reçut & la serra vivement dans ses
bras au mouvement qu’elle fit. Elle alloit s’en dégager
avec une vivacité égale, lorsque l’éclat subit d’un feu
d’artifice lui montra dans les yeux du téméraire l’amour
le plus tendre & le plus sou mis. Elle
fut un moment immobile, c’est-à-dire, attendrie ; ce
moment ne fut pas aussi court que l’eût été celui qui
eût suffi pour s’arracher de ses bras, si elle l’avoit
haï ; & Trémicour put croire qu’elle avoit non
hésité, mais oublié de s’en arracher. Ce joli feu avoit
été préparé par Carle Rugieri: il étoit mêlé de
transparens, de couleurs variées, qui, se mêlant avec
les eaux jaillissantes du bosquet, où se donnoit cette
fête, formoit un coup d’œil ravissant. Tout ce
spectacle, tous ces prodiges prêtoient un si grand
charme à un homme qui, lui-même en avoit beaucoup, des
regards amoureux, des soupirs enflammés s’accordoient si
bien avec le miracle de la nature & de l’art, que
Melite déjà émue, fut obligée d’entendre
l’oracle qu’ils faisoient parler au fond de son cœur.
Elle écouta cette voix puissante, & elle entendit
l’arrêt de sa défaite. Le trouble la saisit. Le trouble
est d’abord plus puissant que l’amour. Elle voulut
fuir. . . . .
Ebene 4
Dialog
Allons, dit-elle,
voilà qui est charmant, mais il faut partir. Je
suis attendue. . . .
Trémicour vit qu’il ne falloit pas la combattre,
mais il ne douta pas de pouvoir la tromper. Il avoit
réussi vingt fois en cédant. Il la pressa légérement de
rester. Elle ne voulut point, elle marchoit même fort
vîte ; mais sa voix étoit émue, ses discours n’étoient
pas suivis, & une abondance extrême de monosyllabes
prouvoit qu’en fuyant elle s’occupoit des objets de sa
fuite.
Ebene 4
Dialog
J’espere du moins, lui
dit-il, que vous daignerez donner un coup d’œil à
l’appartement qui est à gauche du sallon. . . . Il
n’est certainement pas plus beau que tout ce que
j’ai vu, dit-elle, & je suis
pressée de partir. C’est tout un autre goût,
reprit-il, & comme vous ne reviendrez plus
ici, je serois charmé. . . . Non, dit-elle,
dispensez-m’en, vous me direz comment il est,
& ce sera la même chose. J’y consentirois,
reprit-il, mais nous voilà arrivés, c’est un
instant. Vous ne pouvez pas être si pressée.
D’ailleurs vous m’avez promis de tout voir, &
si je ne me trope, vous vous reprocheriez de
n’avoir pas gagné légitimement la gageure. Il le
faut donc, dit-elle : allons, Monsieur, vous
pourriez bien en effet vous vanter de n’avoir
perdu qu’à demi. . . .
Ils étoient déjà dans le sallon ; Trémicour en
ouvrit une des portes, & elle entra d’elle-même dans
un cabinet de jeu. Ce cabinet donne sur le jardin, les
fenêtres en étoient ouvertes, Melite s’en approcha,
après avoir donné quelques coups d’œils à l’appartement, & revit, peut-être avec
plaisir, un lieu d’où elle venoit de s’arracher.
Ebene 4
Dialog
Avouez, lui dit-il,
méchamment, que ce coup d’œil est très-agréable :
voilà l’endroit où nous étions tout à l’heure.
Ce mot la fit rêver. Je ne conçois pas reprit-il,
comment vous ne vous y êtes pas arrêtée plus long-temps.
Toutes les femmes qui s’y sont trouvées, ne pouvoient
plus en sortir.
Ebene 4
Dialog
C’est qu’elles avoient
d’autres raisons que moi pour y rester, répondit
Melite. Vous me l’avez prouvé, lui dit-il. . . .
Faites, du moins, plus d’honneur à cette piece,
que vous n’en avez fait au bosquet. Daignez la
considérer.
Elle abandonna alors la fenêtre, elle tourna la
tête, & bien-tôt la surprise fit l’attention. Ce
cabinet est revêtu de laque du plus beau la Chine ; les
meubles en sont de même matiere, revêtus d’étoffe des
Indes brodée ; les girandoles sont de crystal de roche, & jouent avec les plus belles
porcelaines de Saxe & du Japon, placées avec art sur
des culs de lampe dorés d’or couleur. Melite considéra
quelques figures de porcelaine ; le Marquis la conjura
de les accepter ; elle refusa, mais avec cet air de
ménagement qui laisse à un homme tout le plaisir d’avoir
offert ; il ne crut pas devoir insister, & il lui
fit connoître qu’il sçavoit qu’on ne doit point aspirer
à faire accepter, le jour qu’on s’est vanté de plaire.
Cette piece a deux ou trois portes. L’une entre dans un
joli petit cabinet faisant pendant au boudoir ; l’autre
dans une salle à manger, précédée d’un buffet ; qui
dégage dans le vestibule. Le cabinet destiné à prendre
le café, n’a pas été plus négligé que le reste de la
maison : les lambris en sont peints en verd d’eau,
parsemés de sujets pittoresques, rehaussés d’or. On y trouve quantité de corbeilles remplies
de fleurs d’Italie ; & les meubles en sont de moire
brodée en chaînettes. Melite s’oubliant de plus en plus,
s’étoit assise, & faisoit des questions. Elle
repassoit tout ce qu’elle avoit vu, & demandoit le
prix des choses, le nom des Artistes & des ouvriers.
Trémicour répondit à toutes ses questions, & ne
paroissoit pas avoir à lui en faire. Elle le louoit,
vantoit son goût, sa magnificence, & il la
remercioit comme un homme à qui on ne risque rien de
rendre justice. L’artifice étoit si bien caché que
Melite s’affectant de plus en plus, & ne considérant
bientôt tout ce qui la frappoit, que du côté du génie
& du goût, oublia réellement qu’elle étoit dans une
petite Maison, & qu’elle y étoit avec un homme qui
avoit parié de la séduire par ces mêmes choses qu’elle
contemploit avec si peu de précaution,
& qu’elle louoit avec tant de franchise. Trémicour
profita d’un moment d’extase pour la faire sortir de ce
cabinet.
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Dialog
Tout cela est
réellement très-beau, lui dit-il, & j’en
conviens mais il reste quelque chose à vous
montrer qui vous surprendra peut-être davantage.
J’ai de la peine à le croire, répondit-elle, mais
après les gradations que j’ai vues, rien n’est
impossible, & il faut tout voir.
(Cette sécurité est naturelle, & ne
surprendra que ceux qui doutent de tout pas ignorance ou
par insensibilité.) Mélite se leva & suivit
Trémicour. C’étoit dans la salle à manger qu’il la
conduisoit. Elle fut frappée d’y trouver un souper
servi, & s’arrêta à la porte.
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Dialog
Qu’est-ce donc,
s’écriat’elle, je vous ai dit qu’il falloit que je
partisse. Vous ne m’avez pas ordonné de m’en
souvenir, répondit-il ; &
d’ailleurs il est très-tard, vous devez être
fatiguée, & puisqu’il faut que vous soupiez,
vous me ferez bien l’honneur de m’accorder la
préférence, à présent que vous voyez que vous le
pouvez avec si peu de risque. Mais où sont donc
les domestiques, reprit-elle, pourquoi cet air de
mystere ! Il n’en entre jamais ici, répondit-il,
& j’ai pensé qu’aujourd’hui il étoit encore
plus prudent de les bannir ; ce sont des bavards ;
ils vous feroient une réputation, & je vous
respecte trop. . . . Le respect est singulier,
poursuivit-elle ; je ne sçavois pas que j’eusse
plus à craindre de leurs regards que leurs idées.
Trémicour sentit qu’elle n’étoit pas la dupe du
paradoxe.
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Dialog
Vous raisonnez mieux
que moi, lui dit-il, & vous m’apprenez que le
mieux est l’ennemi du bien : malheureusement ils
sont renvoyés, & il n’y a plus de remede.
L’imposture succédoit au paradoxe,
& cela étoit visible ; mais quand on l’esprit
troublé, ce sont souvent les choses frappantes qui
ne frappent pas.
Mélite n’insista donc point. Elle s’assit avec
beaucoup de distraction, en considérant un tour placé
dans un des arrondissemens de cette salle, par lequel on
servoit, aux signes que Trémicour saisoit. Elle mangea
peu & ne voulut boire que de l’eau. Elle étoit
distraite, rêveuse, triste. Ce n’étoit plus cet
enchantement, ces exclamations par lesquels son
attendrissement avoit commencé à se signaler. Elle étoit
maintenant plus occupée de son état que des choses qui
le causoient. Trémicour animé par son silence, lui
disoit les choses les plus spirituelles, (nous avons de
l’esprit auprès des femmes, à proportion que nous le
leur faisons perdre ;) elle sourioit & ne répondoit
pas. Il l’attendoit au dessert. Lorsque le moment en fut arrivé la table se précipita dans les
cuisines qui étoient pratiquées dans les souterreins,
& de l’étage supérieur elle en vit descendre une
autre qui remplit subitement l’ouverture instantanée
faite au premier plancher, & qui étoit néanmoins
garantie par une balustrade de fer doré. Ce prodige,
incroyable pour elle, l’invita insensiblement à
considérer la beauté & les ornemens du lieu où il
étoit offert à son admiration. Elle vit des murs revêtus
de stuc de couleurs variées à l’infini, lesquelles ont
été appliquées par le célebre Clerici
16. Les compartimens contiennent des
bas reliefs de même matiere, sculptés par le fameux
Falconet
17, qui
y a représenté les fêtes de Comus & de
Bacchus. Vassé a fait les trophées qui ornent les
pilastres de la décoration. Ces trophées désignent la
chasse, la pêche, les plaisirs de la table & ceux de
l’amour, &c. De chacun d’eux, au nombre de douze
sortent autant de torchieres portant des girandoles à
six branches, qui rendent ce lieu éblouissant, lorsqu’il
est éclairé. ) <sic> Melite, quoique frappée, ne
donnoit que des coups d’œils <sic>, & ramenoit
bientôt ses yeux sur son assiette. Elle n’avoit pas
regardé [Trémicour:#F:Trémicour] deux fois, &
n’avoit pas prononcé vingt paroles : Mais Trémicour ne
cessoit de la regarder, & lisoit encore mieux dans
son cœur que dans ses yeux. Ses pensées délicieuses lui
causoient une émotion dont le son agité de
sa voix étoit l’interprete. Melite l’écoutoit, &
l’écoutoit d’autant plus qu’elle le regardoit moins.
L’impression que faisoit sur ses sens cette voix agitée,
l’invitoit à porter les yeux sur celui en qui elle
exprimoit tant d’amour. C’étoit pour la premiere fois
que l’amour s’offroit à elle avec son caractere : non
qu’elle n’eût jamais été attaquée ; elle l’avoit été
cent fois, mais des soins, des empressemens ne sont pas
l’amour, quand l’objet ne plaît pas ; d’ailleurs ces
soins & ces empressemens marquent des desseins,
& une femme raisonnable s’est accoutumée de bonne
heure à s’en défier ; ce qui la séduisoit ici, c’étoit
l’inaction de Trémicour, en exprimant tant de
tendresse ; rien ne l’avertissoit de se défendre ; on ne
l’attaquoit point ; on l’adoroit & on se taisoit.
Elle rêva à tout cela, & Trémicour fut regardé. Ce
regard étoit si ingénu qu’il devenoit un
signal. Il en profita pour lui demander une chanson.
Elle avoit la voix charmante, mais elle refusa. Il vit
que la séduction n’étoit encore que momentanée, & il
ne se plaignit que par un soupir. Il chanta lui-même, il
voulut lui prouver que ses rigueurs étoient des loix
auxquelles le grand amour lui donnoit la force d’obéir
sans contrainte. Il parodia ces paroles si connues de
Quinaut, dans Armide.
Zitat/Motto
Que
j’étois insensé de croire Qu’un vain laurier donné
par la victoire, De tous les biens fût le plus
précieux : Tout l’éclat dont brille la gloire
Vaut-il un regard de vos yeux !
Je n’ai pas
eu les paroles qu’il suppléa à celles-là, mais elles
renfermoient en termes ingénieux l’abjuration de
l’inconstance & le sermen d’aimer toujours. Melite
parut touchée, & cependant fit une petite grimace. Vous en doutez, lui dit-il, & en
effet je n’ai pas mérité de vous persuader. Je ne vous
ai attirée ici que par mes étouderies, vous n’y êtes
venue que sur la foi du mépris le plus juste ; ma
réputation s’armeroit contre des preuves, & c’est
par des sermens que je débute avec vous ? cependant il
est certain que je vous adore : c’est un malheur pour
moi, mais il ne sinira point. Melite ne vouloit pas
répondre, mais sentant qu’il étoit sincere, qu’elle lui
devoit quelque chose, & qu’il alloit être malheureux
si elle ne s’acquittoit, elle le regarda encore
tendrement. Je vois que vous ne voulez pas me croire,
reprit-il, mais je vois en même temps que vous ne pouvez
pas tout-à-fait douter ; vos yeux sont plus justes que
vous, ils expriment du moins de la pitié. . . . quand je
voudrois vous croire, lui dit-elle, le
pourrois-je ? Oubliez-vous où nous sommes ? pensez-vous
que cette maison est dès long-temps le théâtre de vos
passions trompeuses ? & que ces mêmes sermens que
vous me faites, on servi cent fois au triomphe de
l’imposture ? Oui, répondit-il, je pense à tout cela, je
me souviens que ce que je vous dis je l’ai dit à
d’autres, & que je l’ai toujours dit avec fruit.
Mais en employant alors les mêmes expressions, je ne
parlois pas cependant le même langage ; le langage de
l’amour est dans le ton ; le mien toujours déposa contre
mes sermens ; il m’en tiendroit lieu aujourd’hui, si
vous vouliez me rendre justice. Melite se leva. (C’est
la preuve infaillible de la persuasion, quand on n’est
point fausse.) Trémicour courut vers elle.
Ebene 4
Dialog
Où voulez-vous aller,
lui dit-il, en frémissant ? Melite, j’ai mérité que vous m’écoutassiez ; songez
combien je vous ai respectée, asseyez-vous, ne
craignez rien ; mon amour vous répond de
moi. . . . . Je ne veux pas vous entendre, lui
dit-elle, en faisant quelques pas ; à quoi ma
complaisance aboutiroit-elle ! Vous sçavez que je
ne veux point aimer, j’ai résisté à tout, je vous
rendrois trop mal-malheureux. . . .
Il ne l’arrêta point, il vit que se trompant de
porte & n’étant plus à elle-même, elle alloit entrer
dans un second boudoir ; il la laissa aller, se
contentant de mettre le pied sur sa robe, lorsqu’elle
fut sur le seuil de la porte, afin que tournant la tête
pour se dégager, elle ne vit pas le lieu où elle
entroit. Cette nouvelle piece, à côté de laquelle on a
ménagé une jolie garderobe, est tendue de gourgouran
gros verd, sur lequel sont placées avec symétrie les
plus belles estampes de l’illustre
Cochin
18, de
Lebas
19, & de Cars
20. Elle n’étoit éclairée qu’autant
qu’il le falloit pour faire apercevoir les chef-d’œuvres
<sic> de ces habiles Maîtres. Les Ottomanes, les
Duchesses, les Sultanes y sont prodiguées. Tout cela est
charmant, mais ce n’est plus de cela que Melite peut
s’occuper. Elle s’apperçut de son erreur, & voulut
sortir : Trémicour étoit à la porte, & l’empêcha de
passer.
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Dialog
Eh bien, Monsieur, lui
dit-elle avec effroi, quel est votre dessein ? Que
prétendez-vous faire ? Vous adorer, & mourir
de douleur. Je vous parle sans imposture ; mon
état est nouveau pour moi, je sens
qu’il me saisit. Melite, daignez m’écouter. . .
Non, Monsieur, je veux sortir, je vous écouterai
plus loin. . . Je veux que vous m’estimiez,
reprit-il, que vous sçachiez que mon respect égale
mon amour, & vous ne sortirez pas.
Melite tremblante de frayeur, étoit prête à se
trouver mal ; elle tomba presque dans une bergere.
Trémicour se jetta à ses genoux. Là il lui parla avec
cette simplicité éloquente de la passion, il soupira,
versa des pleurs. Elle l’écoutoit & soupiroirt avec
lui.
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Dialog
Melite, je ne vous
tromperai point ; je sçaurai respecter un bonheur
qui m’aura appris à penser, vous me retrouverez
toujours avec la même tendresse, avec la même
vivacité : ayez pitié de moi ; vous voyez. . . .
Je vois tout, dit-elle, & cet aveu renferme
tout : je ne suis pas sotte, je ne suis pas
fausse : mais que voulez-vous de moi ? Trémicour, je suis sage, & vous êtes
inconstant. . . . Oui, je le fus ; c’est la faute
des femmes que j’ai aimées, elles étoient sans
amour elles-mêmes : Ah ! si Melite m’aimoit, si
son cœur pouvoit s’enflammer pour moi, jamais elle
ne se rappelleroit mon inconstance que par l’excès
de mon ardeur. Melite vous me voyez, vous
m’entendez, & voilà tout mon cœur.
Elle se tut, & il crut qu’il devoit abuser de
son silence. Il osa. . . . mais il fut arrêté, avec plus
d’amour qu’on n’en a souvent quand on cede. Non, dit
Melite, je suis troublée, mais je sçais encore ce que je
fais : vous ne triompherez point ; qu’il vous suffise
que je vous en crois digne ; méritez-moi, je vous
abhorrerois si vous insistiez. Ces mots furent prononcés
d’un ton ferme. Trémicour vit qu’il falloit obéir, &
il obéit. Oui, je vous mériterai, lui
dit-il en se relevant, vous verrez ma douleur, & ce
sera vous désormais, qui mettrez des bornes à mon
obéissance. Ce qu’ils dirent encore, se devine, &
seroit superflu. Trémicour ramena Melite chez elle.
Pendant la route il ne lui échappa aucun mouvement qui
pût gêner la sincérité de Melite. Elle lui avoua ses
sentimens ; l’aveu fut répété, & cent fois garanti
par les soupirs, par des questions, par de doux
frémissemens : Trémicour, en la quittant, étoit si
enchanté, qu’il ne songeoit plus qu’elle eût autre chose
à lui accorder. Il se retira chez lui, se coucha
promptement, & passa la plus heureuse nuit du
monde : A son réveil, on lui présenta une lettre. Il la
lut ; voici ce qu’elle contenoit.
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Brief/Leserbrief
« Me
pardonnerez-vous, Monsieur, de vous ravir le bien
que je vous ai donné ? Je sens que je
n’ai pas le droit de le reprendre. Vous le
méritiez quand vous le reçûtes, & mes
réflexions ne sont pas des autorités contre vous.
Cependant ces réflexions décident, quoiqu’elles
m’accablent. Je ne pense pas que ma résolution
puisse vous rendre malheureux, je voudrois
cependant n’avoir pas à la craindre, & le
parti que je prends, me laisse ce regret dont vous
êtes digne. »
Trémicour resta, pendant quelques momens, accablé
de cette lettre : il revint pourtant, & se fit
conduire chez elle. Mais il ne la trouva plus ; elle
étoit partie pour la campagne. Cette nouvelle redoubla
son ardeur ; il vola sur ses traves, & il ne put
parvenir à la voir, ni à lui parler. Il prit son parti
en homme qui n’est pas fait pour escalader des murs, ou
veiller à des portes ; il vit d’ailleurs que c’étoit un changement sans caprice, & il voulut
jouir du plaisir d’avoir respecté la vertu. Il écrivit
la lettre qui suit, & partit après l’avoir remise à
un domestique.
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Brief/Leserbrief
J’obéis, Madame, à
des ordres qui doivent m’être sacrés. Ma docilité
va assurer votre bonheur ! Je n’examine pas si
elle me coûte le mien. Soyez tranquille sur mon
amour : il eût été ardent dans le plaisir ; il
sera modéré dans la peine : il se taira du moins,
& vous ne sçaurez pas que vous ayez fait une
victime.