Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours XIV.
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Livello 1
Discours XIV.
Citazione/Motto
Une grande maniere qui ne tient pas à
la nature, ne vaut guere mieux qu’une plus petite qui s’en
écarte également.
M. Cochin, dans son voyage d’Italie.
Citazione/Motto
Livello 2
Cela est vrai en
Peinture, & serait faux en traitant de l’usage du monde.
Il faudroit dire alors, une trop grande manière est beaucoup
plus ridicule qu’une trop petite. On aimera toujours mieux,
par exemple, un jeune homme un peu trop libre, qu’un autre
trop cérémonieux, trop respectueux, & je suis en état de
le prouver.
Racconto generale
J’étois l’autre jour chez
l’aimable Marquise de ***, la femme de Paris qui saisit le
mieux un ridicule, en riroit plus volontiers, & le
pardonne plus aisément. Nous nous entretenions librement de
mes feuilles, & elle me fournissoit d’excellens sujets à
traiter ; lorsqu’on lui annonça M. Gauchefort.
Nous allions éclater ; il fallut nous contraindre.
Gauchefort entroit, & à sa premiere révérence, nous
comprîmes que nous étions obligés en conscience de le
ménager. Il tenoit une lettre qu’il présenta à la Marquise
avec toute la mauvaise grace d’un homme qui n’auroit que la
moitié des ressorts qui font aller le bras & l’épaule.
La Marquise la prit, & trop heureuse d’avoir à lire
& de pouvoir par-là cacher son visage, elle lui déroba
la grimace qu’elle faisoit pour se contraindre ; mais moi,
qui étois absolument à découvert, je fus
obligé de me mordre les levres jusqu’au sang, & de
souffrir pendant un quart-d’heure le plus cruel martyre. Mon
Hottentot se tenoit de bout comme une ligne, perché sur les
plus longues jambes, & aussi inanimé qu’une statue. Je
l’examinois attentivement, & je faisois tout bas de
très-comiques réflexions sur la peine que la nature semble
avoir prise pour rassembler dans quelques hommes tout ce qui
peut les caractériser au premier coup d’œil. Lorsque la
Marquise eut lu, il me parut quelle vouloit lui montrer de
la bonté. Il lui étoit adressé par un ami. Elle lui parla
très-obligeamment ; il répondit, & nous vîmes qu’il
étoit encore plus sot qu’il n’en avoit la mine. Il arrivoit
de Province pour se façonner. La Marquise lui demanda des
nouvelles de son ami, & lui fit des questions. Toutes
ses réponses avoient un si grand air de parenté avec les
prémieres, qu’elle se vit obligée, malgré
sa généreuse disposition, de couper le fil de la
conversation. Il se tenoit debout & très-éloigné d’elle,
elle lui dit de s’approcher du feu, & le lui répéta.
Mais mon noble Gentilhomme ne connoissoit que deux
situations, celle de se tenir ferme sur ses pieds ou de
reculer. La Marquise, qui commençoit à souffrir, insista
fort, & comme elle vit qu’il n’étoit pas disposé à se
rendre, elle fit un pas vers lui pour l’obliger à céder ;
mais lui, dont toute la résistance étoit notée, fit un si
terrible écart, que d’un coup de talon il renversa une
chisonniere, quatre tasses de la plus belle porcelaine, une
chocolaterie, & tout le chocolat qu’elle renfermoit. On
a vu quelquefois des singes causer de semblables ravages par
leurs espiégleries, mais on les a vu fort sots après
l’action & courir se cacher. Gauchefort qui n’étoit pas
de race de singe, n’avoit pas la vertu du repentir. Pour la premiere fois pourtant il cessa de
reculer. Nous le vîmes au contraire se préciter &
s’étendre sur le parquet, & d’une main, que la sécurité
rendoit adroite & prompte, ramasser en deux minutes la
moitié de la liqueur répandue, par le secours des débris
qu’elle faisoit nager. La Marquise qui a l’ame grande, &
qui d’ailleurs avoit plus souffert de sa contrainte, qu’elle
ne souffroit de la perte de ses tasses, fit un éclat de
rire, en lui criant de lasser cela là : mais ce fut
inutilement qu’elle voulut le faire relever. Des domestiques
entrerent <sic> enfin, & en un instant les
vestiges de la catastrophe eurent disparu. Mais il est
question de le déterminer à s’approcher du feu, & le
malheur ne l’a pas rendu plus docile. La Marquise prie,
presse, supplie, l’entêté semble frémir au danger de se
rendre ; au moindre mouvement qu’elle fait, le flot qui
l’apporta, recule épouvanté. Enfin elle avance un siege vers
la cheminée ; il faut céder, il faut finir.
Il va s’asseoir dans un fauteuil qui est contre la porte,
& ne prenant pas garde qu’il y a déjà une guitarre, d’un
coup de derriere il brise & met en pieces l’instrument
cheri d’Apollon & des Graces. Le bruit l’épouvante ; les
cris affreux de la victime lui impriment la terreur ; il se
croit poursuivi par des mânes terribles ; il se sauve, &
en sortant heurte la porte, la renverse, & va tomber
lui-même sur le parquet.
Livello 3
Dialogo
M. Gauchefort !
s’écria-t’elle ; le plaisant nom : je ne connois
point cela. C’est un Monsieur qui a une
longue épée, un long col, de longues jambes, &
l’air fort sot, lui dit plaisamment la femme de
chambre qui annonçoit. . . Faites entrer, dit la
Marquise ; je ne conçois pas comment on ose se faire
annoncer avec de certains noms ; & se présenter
avec de certains visages, lui-dis-je, car je vois
déjà la tournure de celui-ci.